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“Tout Autre Chose” : work in progress

 

Quelle pagaïe ! Le paysage associatif de la Belgique était déjà compliqué, avec son enchevêtrement de structures dont la singularité ne sautait pas toujours aux yeux. Voilà que déboule « Tout Autre Chose », qui n’entre pas de prime abord dans les cases rassurantes de la typologie traditionnelle et déroute les commentateurs et les politologues.

Reprenons. En Belgique, à côté des partis politiques qui se présentent aux élections, il y a les « partenaires sociaux » institués – patrons, syndicats, classes moyennes –, qui sont les acteurs de la concertation sociale, ce deuxième théâtre de la démocratie dans les sociétés de tradition social-démocrate. Il y a les « piliers », enfants de la social-démocratie et de la démocratie chrétienne, qui rassemblent en réseau des institutions et associations partageant une même inspiration et sont omniprésents dans l’éducation et la santé. Il y a ici ou là des structures fédératives « trans-piliers » et des plateformes thématiques, porte-paroles naturels de « secteurs » face aux autorités politiques[1.Le « thème » du numéro 89 de Politique sera précisément consacré au militantisme en Belgique.]. Tout ce bel échafaudage menace ruine. La déglingue totale de l’« État-CVP » au Nord, relative de l’« État-PS » au Sud, a créé un appel d’air. Dans une démocratie bloquée où les acteurs traditionnels du mouvement social sont incapables de résister au rouleau compresseur du néolibéralisme, il fallait inventer autre chose. C’est au sein du mouvement syndical – FGTB et CSC – que cette prise de conscience émergea. Il n’était plus possible de s’en remettre uniquement à des « partis-frères » présents aux différents étages du pouvoir sur lesquels on exerçait des pressions plus ou moins vigoureuses. Aucun de ces partis n’était encore en mesure – pour autant qu’il en eût la volonté – de résister aux ukases européennes imposant partout une austérité aveugle. Comment à nouveau résister, proposer, faire rêver ? Comment faire émerger, au sein de la population, le désir d’un autre monde, la conviction qu’il était possible et l’envie d’y concourir, quand l’individualisme consumériste marque des points chaque jour ? Dans certains secteurs syndicaux, on poussait la réflexion un cran plus loin : le mouvement syndical n’était-il pas lui-même complètement formaté par le « système » dont il avait fini par devenir un des rouages ? Ou, à tout le moins, n’était-il pas considéré comme tel par de larges couches de la population, notamment chez les plus jeunes ? N’avait-il pas aussi besoin de se régénérer en abandonnant une certaine prétention au monopole de la parole alternative qui n’était finalement dans son chef pas si alternative que ça ?

Des initiatives larges

Cette prise de conscience, somme toute assez neuve, a débouché ces dernières années sur quelques initiatives « larges », où certains secteurs syndicaux se trouvent en alliance avec d’autres mouvements sectoriels. Dans le cadre du mouvement social de cet automne, trois se sont particulièrement manifestées : l’Alliance D19-20, les « Acteurs des Temps Présents » et « Tout Autre Chose ». Toutes les trois se revendiquent d’une large diversité sociale, en utilisant parfois les mêmes termes, et certaines de leurs composantes sont présentes des trois côtés et servent de passerelles entre elles. Mais, au-delà de ces ressemblances, elles ne répondent pas exactement à la même logique. L’Alliance D19-20 a organisé le 19 décembre 2014, soit un an après son lancement, un encerclement symbolique du Sommet européen qui devait se tenir ce jour-là à Bruxelles. Bilingue, c’est celle qui a la cible la plus précise : le traité européen « de la règle d’or » (TSCG) qui constitutionnalise l’austérité et le traité transatlantique (TTIP) qui subordonne toutes les normes sociales et écologiques européennes aux exigences de la libre concurrence. Reliée à une initiative européenne et ouverte aux signatures individuelles, l’Alliance se présente avant tout comme un projet porté par des associations, avec une primauté syndicale affirmée. Même primauté dans la genèse des « Acteurs des Temps Présents »[2.Dont l’appellation est quelquefois féminisée : « Actrices et acteurs ».], dont l’initiative revient à Nico Cué, le secrétaire général des métallos FGTB. Leur objet est d’emblée beaucoup plus général et vise « la société néo-libérale et les drames qu’elle engendre ». Il s’agit de mettre sur pied une alliance de mouvements sociaux pour modifier les rapports de force et ne pas laisser le mouvement ouvrier isolé. À ses côtés, les agriculteurs et les artistes sont mis en avant. Les « Acteurs » mettent en évidence que ces mouvements sociaux sont porteurs d’un faisceau convergent de revendications contre l’austérité, postulant que ces revendications peuvent s’additionner. Ici aussi, si les adhésions individuelles sont sollicitées, ce sont des associations qui sont mises en avant. Caractéristique : les « Acteurs » sont au départ une initiative principalement wallonne, dont le terrain d’intervention s’est étendu à Bruxelles ces dernières semaines. Plus curieux : les organisations liées au Mouvement ouvrier chrétien ont été tenues à l’écart des « Acteurs ». Ce qui ne les a pas empêchés de réussir quelques belles opérations et mobilisations, notamment en milieu populaire.

Casser les codes

Enfin, le petit dernier, « Tout Autre Chose » (TAC), casse tous les codes, même s’il s’inscrit également dans la lutte « contre l’austérité » et en soutien au plan d’action syndical. Lancé officiellement en décembre, il est marqué par la volonté explicite de se relier à l’expérience flamande de « Hart boven Hard » (HBH)[3.Voir Éric Corijn, « .Flandre : la résistance à Bourgeois Ier->http://revuepolitique.be/spip.php?article3068. », Politique, n°87, novembre-décembre 2014.]. Celle-ci fut lancée dès septembre, à l’initiative d’un monde culturel remonté à bloc contre les coupes sombres dans ses budgets annoncées par le nouveau gouvernement flamand sous domination N-VA. Ce lien revendiqué de TAC avec HBH a une base politique : il ne faudrait surtout pas faire à Bart De Wever le cadeau de mobilisations régionales en ordre dispersé qui ne feraient que conforter son discours sur l’existence en Belgique de deux démocraties incompatibles. Ce lien doit être immédiatement visible. Les deux initiatives portent un nom différent[4.Le jeu de mot flamand ne fonctionne pas en français.], mais la proximité de l’inspiration saute aux yeux. Bien entendu, les dynamiques sociales, politiques et associatives sont différentes dans les espaces francophone et flamand. Les organisations syndicales sont présentes dès le début de l’initiative qui allait déboucher sur TAC (notamment la CNE-CSC et la Centrale générale de la FGTB). Mais leur présence permet surtout de veiller à la cohérence des luttes contre l’austérité. Pas question pour elles de jouer ici aux grandes puissances ou aux belles-mères. La valeur ajoutée de TAC, c’est justement de ne pas être un satellite syndical (ni même du mouvement associatif traditionnel), de ne pas utiliser son langage et ses symboles, de mettre en avant de nouveaux visages. Élargir le champ des luttes pour une alternative implique aussi de ne pas recycler perpétuellement les marqueurs d’une gauche qui, malgré ses mérites, semble en déclin faute de renouvellement. C’est pourquoi, ici, même si les signatures collectives sont sollicitées, ce sont les signatures individuelles, « citoyennes », qui sont mises en avant. Et « ça prend » : 8000 signatures en moins de 15 jours. Impressionnant. TAC pourrait bien se profiler comme la structure faîtière englobant toutes les autres initiatives sans aucune prétention à les caporaliser. Le plus dur est à venir. Comment articuler cette attention à « produire du neuf » et le besoin d’expertise pour formuler des contre-discours et des contre-projets ? À TAC, on insiste bien sur l’inexistence de tout programme « clé sur porte » préexistant. L’affirmation que « des alternatives existent » ne suffit pas pour en définir les contours. Ce qui émerge ici est fragile. L’urgence est en tension avec la nécessité de respecter les rythmes d’un engagement qui cherche justement de nouvelles formes d’agir collectif. Il n’y a pas de modèle : il faudra se définir en avançant. En anglais, cela porte un nom : work in progress.