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Un modèle inadapté

Inchangé depuis 1831, le régime belge des cultes est celui d’une indépendance réciproque des cultes et de l’Etat, tempérée par l’existence d’un financement public des religions reconnues. Aujourd’hui, ce système, initialement conçu pour l’Eglise catholique, a du mal à s’adapter tant au pluralisme de la société qu’à l’évolution institutionnelle de l’Etat fédéral.

Lorsqu’en 1830 la partie méridionale du royaume des Pays-Bas s’en sépare pour former la Belgique, les raisons religieuses jouent un rôle important. En effet, la politique du roi Guillaume, un souverain protestant partisan de la soumission de l’Église au contrôle de l’État, a suscité l’ire des catholiques belges. L’obligation pour les futurs prêtres de fréquenter le collège philosophique est particulièrement mal acceptée. Les catholiques revendiquent alors la liberté d’organiser leur culte et l’enseignement, tandis que les libéraux (au sens de l’époque : forces progressistes acquises à l’esprit des Lumières) réclament la liberté de conscience et d’expression. De leur union va naître la Belgique, et une Constitution extrêmement libérale qui garantit les libertés de culte, de presse, d’enseignement et d’association. Cette Constitution progressiste s’attirera les foudres du Vatican, mais l’Église belge naviguera habilement entre Rome et Bruxelles. La position des évêques, aujourd’hui connue sous l’appellation d’École de Malines, accepte d’inscrire l’Église dans un État moderne dont elle est séparée. Si l’Église n’y reçoit aucun privilège, elle y bénéficie d’une liberté d’action totale.

Liberté de culte

La Constitution garantit la liberté de culte en ses articles 19 (anc. 14): «La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de ces libertés» et 20 (anc. 15) : «Nul ne peut être contraint de concourir d’une manière quelconque aux actes et aux cérémonies d’un culte, ni d’en observer les jours de repos». L’indépendance de l’Église (et non celle de l’État, du moins formellement) est inscrite dans l’article 21 (anc. 16): «L’État n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication». Un deuxième alinéa établit une exception à ce principe d’indépendance en édictant que «le mariage civil devra toujours précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s’il y a lieu». Son adoption, cependant, répondait d’avantage à une préoccupation de maintien de l’ordre public et de défense des droits des épouses et des enfants qu’à une volonté d’assurer la suprématie de l’État.

Financement public

Accédant aux vœux de l’archevêque de Malines-Bruxelles, le Congrès national qui rédige la Constitution accepte d’y inscrire le principe du financement public, par le biais de la prise en charge des traitements: l’article 181 (anc. 117) prescrit que «les traitements et pensions des ministres des cultes sont à charge de l’État ; les sommes nécessaires pour y faire face sont annuellement portées au budget». Se trouve ainsi bétonnée dans la Constitution une pratique instaurée sous le régime français, pour compenser la nationalisation des biens du clergé et la suppression de la dîme. La Belgique va décider de faire bénéficier de ce financement les cultes officiellement organisés sur son territoire, c’est-à-dire le culte protestant et le culte israélite. Ainsi naît le concept de «cultes reconnus», qui couvre en réalité moins une reconnaissance qu’une inscription parmi les cultes qui bénéficient du financement public. Le système sera étendu, au culte anglican (en pratique dès 1835, dans la loi à partir de 1870), au culte islamique (dans la loi à partir de 1974, en pratique ce n’est que depuis fin 2007 que les premiers traitements seront payés) et au culte orthodoxe (en 1985). En 1993, le mécanisme sera même étendu à la laïcité organisée, faisant de celle-ci une communauté philosophique constitutive du pluralisme belge au même titre que les communautés cultuelles. L’article 181 de la Constitution dispose désormais d’un second paragraphe qui énonce que les traitements et pensions des délégués qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle sont à la charge de l’État.

Fabriques d’Eglise, des établissements publics

Le financement public des cultes ne s’arrête pas à la prise en charge des traitements et pensions. D’anciennes dispositions de la législation française, héritées du concordat conclu entre Napoléon et le pape Pie VII, sont restées en place après 1831: il s’agit essentiellement de la législation concernant les fabriques d’église. Les fabriques, établissements publics, sont chargées de la gestion des biens et revenus d’une paroisse. Les pouvoirs locaux, communes et provinces, ont envers elles des obligations financières: les communes ont l’obligation de couvrir le déficit budgétaire de ces établissements, de pourvoir aux gros travaux des édifices du culte, et de fournir un logement (presbytère) ou une indemnité de logement au curé. Les provinces sont tenues aux mêmes obligations à l’égard des fabriques des églises cathédrales et des évêques. Le bénéfice de ces financements locaux a graduellement été étendu aux autres cultes qui bénéficiaient de la prise en charge des traitements de leurs ministres, sans que le niveau d’intervention des pouvoirs publics en leur faveur atteigne celui en faveur des paroisses catholiques. Un financement similaire des établissements laïques existe depuis 2002 loi du 21 juin 2002 relative au Conseil central des communautés philosophiques non confessionnelles de Belgique, aux délégués et aux établissements chargés de la gestion des intérêts matériels et financiers des communautés philosophiques non confessionnelles reconnues. À noter que pour ne pas alourdir la charge des finances communales, et eu égard à la concentration géographique des fidèles de ces deux cultes, l’essentiel du financement des mosquées et des églises orthodoxes incombe aux provinces (à Bruxelles, à la Région) et non aux communes.

Régionalisation partielle

Le financement public des cultes dont les bases ont été établies par Napoléon s’est maintenu avec remarquablement peu de changements pendant près de 175 ans. Cependant, le processus de réforme de l’État belge a fini par rattraper les cultes. Suite à la régionalisation des lois communale et provinciale au 1er janvier 2002, l’ensemble de la législation concernant les fabriques d’églises et les communautés locales des autres cultes reconnus (mais pas la laïcité organisée) est devenu de la compétence des Régions. Des évolutions divergentes sont perceptibles. Seule la Flandre s’est, rapidement, dotée d’une nouvelle réglementation, qui impose aux communautés cultuelles locales qui souhaitent se faire reconnaître de nouvelles obligations, notamment en matière d’emploi du néerlandais et de démonstration du respect des institutions et des droits de l’Homme Décret du 7 mai 2004 relatif à l’organisation matérielle et au fonctionnement des cultes reconnus. En Wallonie, si l’on n’a pas encore modifié la législation héritée du fédéral, on a procédé, par la voie d’arrêtés, aux premières reconnaissances de communautés islamiques locales (mosquées) du pays : 43 d’entre elles sont désormais reconnues, donc financées, et leurs imams admis au bénéfice du paiement de leur traitement et pension.

Un système complexe

L’organisation du financement public des cultes en Belgique est aujourd’hui complexe à l’image de notre structure fédérale. L’Autorité fédérale (les cultes y dépendent du ministre de la Justice) est compétente pour reconnaître les cultes, octroyer les traitements et les pensions, et pour tout ce qui concerne la laïcité organisée (traitements, pensions, mais aussi établissements locaux). Les Régions sont compétentes pour reconnaître les communautés locales (paroisses et autres) et en établir et en contrôler le financement. Elles sont également compétentes pour tout ce qui concerne le patrimoine religieux. Il faut noter à ce propos que la Région wallonne a transféré à la Communauté germanophone ses compétences en la matière. La Communauté germanophone avait déjà d’autres compétences en matière de financement des cultes, tout comme les Communautés française et flamande : en application du pacte scolaire, les communautés sont responsables de l’organisation des cours de religion et de morale dans les écoles du réseau officiel. Elles sont également tenues d’assurer l’accès aux médias des religions reconnues (émissions concédées). Pour dresser un tableau complet des interventions des pouvoirs publics en faveur des cultes, il faut ajouter la prise en charge de différents services d’aumônerie, dans les établissements pénitentiaires et les institutions de protection de la jeunesse, à l’armée ou dans les hôpitaux. Elle obéit à une logique propre, qui est de permettre aux personnes privées de leur liberté de mouvement de jouir néanmoins de leur pleine liberté de culte. L’État laïque français, d’ailleurs, finance également des services d’aumônerie.

Quels critères de reconnaissance ?

Un certain nombre de problèmes se posent aujourd’hui devant la pérennité d’un système conçu pour l’Église catholique, dont l’application à d’autres cultes se révèle de plus en plus compliquée. C’est ainsi que la concrétisation du financement public du culte islamique s’est heurtée à la difficulté de structurer ce culte, l’existence d’un «organe chef de culte», interlocuteur des pouvoirs publics, en étant une condition sine qua non. De même, la reconnaissance de nombreuses églises protestantes évangéliques a longtemps été impossible parce que ces églises demeuraient en dehors de l’Église protestante unie de Belgique (EPUB), organe chef du culte protestant. Le premier problème à se poser est certainement celui de l’établissement de critères de reconnaissance des cultes. Purement administratifs aujourd’hui, ils laissent à l’arbitraire du politique le soin de décider de l’opportunité d’une reconnaissance. Or, de nouveaux cultes frappent à la porte. Le second est sans doute celui du statut des ministres des cultes dont le traitement est payé par l’État, mais dont la nomination et la révocation dépend uniquement des autorités du culte concerné. Inégalités salariales entre les différents cultes et la laïcité organisée, statut social inadéquat (absence de protection de la maternité pour les ministres du culte féminins, par exemple) ou même inexistant (aucune organisation de défense des travailleurs spécifique au secteur, pas de commission paritaire «cultes»…) font partie des problèmes à régler. La question de la formation que les pouvoirs publics pourraient exiger des ministres salariés par l’État est également cruciale. Une «commission des Sages» instaurée par la ministre des Cultes Laurette Onkelinx a exploré quelques pistes l’année dernière «Le financement par l’État fédéral des ministres des cultes et des délégués du conseil central laïque», Rapport de la Commission des sages, 2005-2006 , mais aucune initiative législative n’a encore vu le jour. La fragmentation croissante du paysage religieux dans notre pays rend de plus en plus difficile le maintien du régime belge des cultes, qui n’a que peu évolué depuis le début du XIXe siècle.