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Une autre politique d’emploi est nécessaire

Depuis 2000 et la signature du processus de Lisbonne, l’Europe des Quinze, puis des Vingts-cinq, a fait de la compétitivité son cheval de bataille pour améliorer le taux d’emploi du continent. Depuis, cette politique libérale ne profite-elle pas plus aux actionnaires — qui voient leurs dividendes constamment augmenter — qu’aux travailleurs — dont la durée de travail augmente et la qualité de l’emploi ne cesse de diminuer?

Suppression des prépensions, allongement de la carrière, développement des emplois flexibles et de la précarité, chasse aux chômeurs, libéralisation des services, privatisations des secteurs des télécoms, du transport, de la poste et de l’énergie, modération des salaires… Qui imagine que tous ces événements sociaux, souvent dramatiques, sont liés à une politique européenne, celle du processus de Lisbonne? Qui sait que ce programme a été organisé et discuté par les autorités européennes, en collaboration avec les différents États nationaux?

Au nom de la compétitivité…

Les 23 et 24 mars 2000, les quinze chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne se sont réunis dans la capitale portugaise, lors d’un sommet comme il y en a quatre par an. Mais cette fois, ils sortent avec un document qui sera appelé le processus ou la stratégie de Lisbonne. Ce sera l’ambition majeure de la décennie. L’objectif central, c’est de faire qu’en 2010 l’Europe soit «l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde» Conseil européen de Lisbonne, “Conclusions de la présidence”, Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, point 5. Les instances européennes ajoutent qu’il faut aussi la cohésion sociale et le développement durable. Mais rapidement la seule cible réellement visée est la compétitivité. Dans un récent rapport, la Commission affirme même ouvertement : «L’augmentation du potentiel de croissance et de l’emploi contribuera de manière essentielle au développement durable et à la cohésion sociale dans l’Union européenne» Commission européenne, “Lignes directrices intégrées pour la croissance et l’emploi (2005-2008)”, Bruxelles, 12 avril 2005, p.4. Emploi, croissance, parfait pourrait-on dire? Seulement, on ne précise pas quel emploi, ni quelle croissance. En effet, les promoteurs de cette idée apparemment sociale ne sont autres que les membres d’un lobby, la Table ronde des industriels européens (ERT, selon le sigle anglais), qui rassemble 45 présidents des plus grandes multinationales européennes (Philips, Shell, BP, Total, Renault, Bayer, Siemens, Fiat, Nokia…). Si ceux-ci veulent lutter «contre le chômage», c’est pour bénéficier de main-d’œuvre disponible. L’indicateur central utilisé pour réaliser les ambitions de Lisbonne est le taux d’emploi. Celui-ci présente, au numérateur, tous les actifs, c’est-à-dire les personnes qui travaillent au moins une heure par jour ou qui, bien qu’au chômage, se trouvent en formation Selon les définitions données par Eurostat… Cela dépasse largement le cadre des emplois à temps plein et à durée indéterminée. Au dénominateur, c’est toute la population âgée de 15 à 64 ans. Pourquoi 15 ou 64 ans? Pourquoi pas 20 à 60 ans? Le choix de ce ratio est symptomatique. Si la volonté réelle était de baisser le nombre de chômeurs, n’aurait-on pas choisi le taux de chômage et fixé des objectifs en ce sens ? Opter pour le taux d’emploi permet d’appliquer des politiques de développement des emplois à temps partiels, des temporaires ou d’autres formes de flexibilité. La grande mode actuelle dans les cénacles européens est celle la «flexicurité» ou «flexsécurité» : il faut assurer une plus grande flexibilité dans les emplois et la sécurité des salariés doit être garantie par le fait que les travailleurs peuvent postuler un nouveau poste, une fois l’ancien perdu. En fait, c’est une notion qui remplace l’employabilité, mais qui veut dire exactement la même chose. Le pays symbole de cette approche est le Danemark, où un tiers des salariés changent chaque année d’employeur. Tout cela montre que la volonté européenne n’est pas d’assurer plus d’emplois et de meilleurs emplois, comme la publicité de la Commission l’annonce. C’est plutôt d’accroître l’offre de travail. Pourquoi? Pour mettre les travailleurs en concurrence les uns avec les autres et, de cette façon, abaisser toutes les conditions sociales : salaires, flexibilité, horaires… Cela correspond tout à fait aux intérêts de multinationales européennes. L’«activation» des chômeurs, qui pousse les demandeurs d’emploi à accepter des postes sous-payés, sous-qualifiés, sans aucune perspective stable, et à des conditions de plus en plus précaires, en est une partie intégrante. À côté de cela, le processus de Lisbonne avance d’autres propositions, qu’il est impossible de reprendre ici. Citons néanmoins : l’abaissement des coûts salariaux, le développement de l’esprit d’entreprise, l’encouragement de l’immixtion des firmes privées dans l’enseignement à tous les niveaux, l’extension des marchés financiers et promotion des fonds de pension privés, la libéralisation des télécoms, des transports, des postes et du secteur de l’énergie, l’achèvement du marché intérieur, en particulier dans les services, ou encore la suppression des aides d’État. Certains de ces programmes existent depuis un certain temps. La particularité est de les mettre sous un seul chapeau, celui de la compétitivité.

Allonger le temps de travail

Pour être plus concurrentielle, l’Union européenne doit mener une stratégie agressive. Il faut, en effet, devancer tous les autres pays, à commencer par les États-Unis, leaders mondiaux y compris sur le plan économique. C’est un objectif qui risque de ne pas être atteint en 2010. Les indicateurs centraux le révèlent. Pour 2010, il faudrait idéalement, selon les autorités européennes, parvenir un taux d’emploi de 70~% pour tous, de 60~% pour les femmes et de 50~% pour les salariés «âgés», c’est-à-dire ceux qui ont entre 55 et 64 ans. La Commission et le Conseil européen ont même établi des cibles intermédiaires pour 2005 : 67~% pour le taux général, 57~% pour celui des femmes. Mais cela ne sera pas le cas. En particulier, le taux des salariés «âgés» reste bas. D’où les politiques concrètes, notamment en Belgique, pour supprimer les régimes de prépension à 58 ans. Dans son programme de réforme national déposé pour appliquer Lisbonne, le gouvernement belge explique que son ambition avec le Pacte de solidarité entre générations est de «relever l’âge moyen de la sortie, moment auquel le travailleur quitte le marché du travail, à 62 ans» Chancellerie du Premier ministre, “Stratégie de Lisbonne. Programme national de réforme 2005-2008. Plus de croissance et plus d’emploi”, Bruxelles 26 octobre 2005, p.42. En Allemagne, on relève l’âge légal de la retraite progressivement à 67 ans. Et la Commission annonce de nouvelles mesures.

Le magot des actionnaires

Il est impossible en quelques lignes de définir ce qui pourrait être une autre stratégie, une autre orientation. Celle menée actuellement à travers le processus de Lisbonne amène à une dégradation sociale progressive. L’argument de la compétitivité entraîne, si on l’accepte, des sacrifices sans cesse renouvelés, avec l’hypothétique espoir que cela va s’améliorer à l’avenir. Mais cela n’arrive jamais, car il y a toujours un pays concurrent plus performant sur l’un ou l’autre point. En revanche, c’est une politique qui rapporte gros aux firmes et aux grands actionnaires. Les entreprises européennes classées parmi les 500 plus grandes du monde sont en nombre constant depuis 1995 et leurs bénéfices ne cessent d’augmenter. En 1995, ces profits s’élevaient à 114 milliards de dollars. Ils passent à 177 milliards en 1999 et doublent à 346 milliards en 2004. Le bénéfice moyen par firme double aussi quasi tous les cinq ans. En 1995, le montant de ces gains représentait l’équivalent de 50~% du PIB belge. En 1999, il en atteint les deux tiers. En 2004, il le dépasse de 10~%. De même, le nombre de personnes qui disposent en Europe d’une fortune de plus d’un million de dollars s’élève à 2,6 millions en 2004 Pour une population d’environ 490 millions de personnes. Cela représente donc un demi pour-cent de cette population européenne et, ensemble, leur patrimoine financier s’élève à 8.900 milliards de dollars, soit quasiment l’équivalent du produit intérieur brut européen (à 15) Capgemini & Merrill Lynch, World Wealth Report 2005, p.3. Ces chiffres augmentent régulièrement depuis 1997. Il n’y a donc pas de problème de moyens pour mener une autre politique.

Imiter les dockers

Ce n’est pas en accentuant la concurrence entre salariés ou entre salariés et chômeurs (ou entre prépensionnables et jeunes) qu’on créera davantage d’emplois. Ce n’est pas non plus en donnant de nouveaux avantages fiscaux aux entreprises, qui en ont déjà beaucoup Cinq milliards d’euros par an pour la réduction des cotisations patronales à la sécurité sociale. Il faudrait mener une autre politique de l’emploi, basée sur ce que les travailleurs ont réellement besoin : des postes stables, bien payés, enrichissants, non précaires… Le développement des services publics modernes, efficaces et accessibles est, dans ce cadre, indispensable. Seulement il faudra imposer ces solutions au travers de luttes sociales, en coordination européenne. Le combat des dockers est un bon exemple. Par deux fois, ils sont parvenus à ce que le Parlement européen rejette la directive qui devait libéraliser leur profession. Évidemment, ce n’est pas encore une autre Europe. Mais s’opposer à celle qui existe et aux mesures que celle-ci concocte en est le préalable.