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Une Recherche orientée et au financement tardif

Les budgets «Recherche et développement», belge et européen, sont plus fournis qu’auparavant…sans pourtant répondre aux intentions affichées. Quant au contenu de ces programmes, la fascination pour les modèles américains et japonais reste de mise : le choix des secteurs d’activités est avant tout dicté par les retombées économiques.

En Dans le cadre de la rédaction de cet article, je tiens à remercier Paul Lannoye, ancien député européen, fondateur de Grappe, membre du CRI-Gen,Vincent Geenen, coordinateur du Réseau d’excellence européen Eurothymaide et Dominique Graitson, secrétaire du Conseil de la politique scientifique 2000, au Sommet européen de Lisbonne, les chefs d’État exprimaient leur volonté de positionner l’Union européenne comme leader de l’économie mondiale d’ici 2010. Le renforcement de la dynamique d’innovation devait contribuer à cet objectif en renforçant la compétitivité de l’UE. À Lisbonne, l’Union s’est également fixé l’objectif de la construction d’une économie européenne du savoir, favorisant l’émergence d’un espace européen de la recherche et de l’innovation par la promotion d’une meilleure coopération entre les différents acteurs. Après des années de stagnation, la Recherche en Europe trouve enfin en ce début de XXIe siècle les faveurs des politiques: progressivement s’est installée la prise de conscience de la nécessité d’y consacrer suffisamment de moyens pour compenser les pertes d’activités économiques liées aux délocalisations. La connaissance, le savoir et l’innovation sont apparus comme les principaux ingrédients susceptibles de générer suffisamment de retombées économiques pour assurer la pérennité du niveau élevé des salaires et de la protection sociale en Europe. C’est ce qu’a déclaré très clairement le commissaire Janez Potocnik dans son discours à l’occasion du lancement du 7e Programme cadre européen de Recherche et développement le 15 janvier dernier à Bonn. Constatant le retard de l’Europe en matière de recherche et développement par rapport aux États-Unis et au Japon, le Sommet européen de Barcelone en 2002 se fixait des objectifs chiffrés: atteindre en 2010 un montant de 3% du PIB européen dépensé pour la R&D, dont deux tiers par le secteur privé. D’après Eurostat «En % du PIB, les dépenses de R&D de l’UE27 sont restées stables à 1,84% en 2005», Eurostat, communiqué de presse, 12 janvier 2007 , à ce jour, l’objectif est loin d’être atteint: l’intensité de la R&D en Europe reste inchangée, à 1,84% pour 2005 En 2004, les dépenses de R&D représentaient 2,68 % du PIB aux Etats-Unis et 3,18% au Japon, tandis qu’elles atteignaient 1,34 % en Chine en 2005.

Et en Belgique?

La Belgique et la Wallonie occupent en matière de R&D une position moyenne. Étrange car les objectifs fixés à Barcelone semblent avoir suscité une réelle mobilisation en Belgique: il est frappant de constater le nombre d’acteurs qui ont dans ce domaine procédé à l’analyse des données disponibles: Eurostat, la Politique scientifique fédérale, le Conseil central de l’économie et, tout récemment, le Conseil de la Politique scientifique de la Région wallonne. Le diagnostic est donc bien établi et largement partagé. C’est une première étape. Quant aux mesures à prendre pour y remédier, c’est une autre histoire, qui reste largement à écrire. Si l’un des deux objectifs de Barcelone est déjà atteint (puisque deux tiers des dépenses de recherche sont financées par le secteur des entreprises), il reste un important effort à faire pour atteindre les 3%: pour l’année 2005 la Belgique se situe à 1,82% du PIB Eurostat, 12 janvier 2007, op.cit.… Pour la Wallonie, le rapport du Conseil wallon de la Politique scientifique de mai 2006 chiffre ce montant à 2,02 % en 2003 Conseil de la Politique scientifique, «Évaluation de la politique scientifique de la Région wallonne et de la Communauté française», mai 2006, p. 5. Les dépenses du secteur privé en Belgique et en Wallonie sont essentiellement le fait d’une minorité de très grandes entreprises (surtout dans les domaines de la pharmacie et de la chimie, et dans une moindre mesure, de l’aérospatial, des télécommunications et de l’informatique Idem, p. 12 ) dont le centre de décision ne se trouve pas en Belgique: cela induit une relative fragilité de cette position, ainsi que l’a montré la fermeture récente du laboratoire de la firme pharmaceutique Eli Lilly dans le Brabant wallon Trends tendances, juillet 2006. C’est d’ailleurs ce secteur qui est responsable de la baisse signalée par Eurostat, les dépenses publiques ayant pour la plupart continué à croître modestement. Ceci dit, on constate que si tous les pouvoirs publics ont peu ou prou accru leurs dépenses en la matière, la Flandre dispose d’un budget considérablement plus élevé que la Wallonie et Bruxelles. Ainsi, en 2003, la Flandre dépensait 546 € par habitant pour la recherche, là où la Wallonie en dépensait 388 Idem, p. 6. La Région wallonne ayant fait un bond en avant avec le Plan Marshall, c’est surtout la Communauté française qui reste à la traîne: ce qui a pour effet un autre fossé entre recherche fondamentale et appliquée, la recherche fondamentale relevant en priorité de la Communauté française alors que la recherche soutenue par la Région wallonne se caractérise forcément, compte tenu des compétences de celle-ci, par ses perspectives de retombées économiques. Les injections budgétaires prévues à travers le Plan Marshall et le refinancement du FNRS à partir de 2006 devraient remédier à cette situation Pour atteindre l’objectif de Barcelone, le CPS estime que la Wallonie doit doubler ses dépenses de recherche et recruter 3~800 chercheurs supplémentaires d’ici 2010. En 2003, il y avait 8~000 chercheurs dans les entreprises et 4~600 dans l’enseignement supérieur en Wallonie. Par comparaison, en Flandre on en comptait 20~500 et 8~600.

Résultats mitigés

La transposition industrielle et commerciale des résultats de la recherche en Belgique et en Wallonie n’est pas vraiment brillante : le nombre de brevets par exemple se situe en dessous de la moyenne européenne. Les nombreuses aides à la stimulation technologique, à la création d’entreprises innovantes ne semblent pas aboutir à des résultats significatifs. Ces aides se recoupent, sont trop sectorielles, trop ponctuelles: on peut parler de maquis. Il est piquant de constater que pour remédier à cette situation, le gouvernement wallon a décidé de … créer une instance supplémentaire (l’Agence de stimulation technologique) chargée de rationaliser et de coordonner les autres structures d’intermédiation scientifique et technique. On peut par contre se féliciter de l’ouverture de la recherche belge et wallonne sur l’international. Plus de 40% des publications scientifiques s’inscrivent dans des collaborations avec des chercheurs étrangers. La participation aux programmes cadre européens de la recherche est plus élevée que la moyenne européenne, et en progression: ceci traduit le bon niveau de notre enseignement supérieur, mais aussi sans doute le fait que nos chercheurs sont allés chercher à l’Europe les financements qu’ils ne trouvaient pas dans leurs universités via la Communauté française. Les pouvoirs publics ont stimulé cette participation en installant des points d’appui (au niveau de l’Union wallonne des entreprises et plus récemment au FNRS). La Région wallonne a aussi instauré une prime au dépôt de projets de recherche européens (prime Horizon). Conclusion de ce bref tour d’horizon de la recherche francophone de Belgique: Si la quantité des budgets de recherche est en progression, en ce qui concerne la qualité, des questions restent ouvertes. — Les aides à la recherche orientée, à l’innovation et aux transferts technologiques sont complexes, elles sont multiples mais souffrent de lacunes et de manque de cohérence et de coordination: ainsi seules une minorité d’entreprises, plutôt de grande taille, parviennent à en bénéficier. — On peut également se demander si le gouvernement wallon a fait les meilleurs choix pour les secteurs retenus dans le cadre du Plan Marshall. Certes, ils sont basés sur des valeurs sûres (les sciences du vivant, l’agroalimentaire, l’ingénierie mécanique, le transport-logistique et la mobilité, l’aéronautique et le spatial), mais peut-être justement un peu trop: ne court-on pas encore une fois le risque de voir ces secteurs concurrencés par des pays voisins dont les budgets de recherche sont sans commune mesure avec les nôtres? Ne fallait-il pas assumer une part de risque un peu plus élevée pour créer en Wallonie des secteurs «de niche» ou moins délocalisables? Ainsi, le fait de ne pas y avoir retenu le secteur de l’énergie semble une erreur de vision à l’heure de la fin du pétrole et des exigences du Protocole de Kyoto. À en croire Hermann Scheer, les énergies renouvelables pourraient fournir 15~000 fois plus d’énergie que l’humanité n’en consomme, et ce beaucoup plus rapidement. En Allemagne, ce nouveau secteur industriel, encouragé par une loi adoptée au printemps 2000, a déjà créé 170~000 emplois H. Scheer, «Plaidoyer pour les énergies renouvelables», Le Monde diplomatique, février 2007, pp. 20-21. — Il manque à la politique de soutien à la recherche en Wallonie une culture d’évaluation des résultats qui permettrait de la rendre plus efficace en la réorientant lorsque cela s’avère nécessaire Bureau du Plan, Le financement public de l’innovation: Etude comparative Finlande, Suède, Belgique, Working paper, 29 septembre 2006. — Le rôle croissant des financements extérieurs dans la recherche universitaire entraîne par ailleurs de la part de ses chercheurs des craintes, notamment vis-à-vis de la précarité que cela risque d’impliquer Selon l’analyse très fouillée de J.-C. Truffin dans L’université déchiffrée, éd. de l’ULB, 2006, le rapport entre recherche libre et recherche orientée à l’Université libre de Bruxelles est passé de 3 à 1,1 entre 1980 et 2003 (p. 45). — On ne peut que déplorer la division des Régions wallonne et bruxelloise en matière de recherche: il est ainsi frappant de constater que l’étude du CPS souvent citée ne contient guère d’informations relatives à la Région bruxelloise. Celle-ci dispose-t-elle de la taille critique pour mener une politique publique de recherche efficace? — Enfin on peut craindre une focalisation excessive de l’attention des pouvoirs publics sur la recherche à court et moyen terme, et par-là la négligence de certains enjeux de société non commerciaux (voir plus loin).

Nouveau Programme cadre

Les tendances relevées en matière de recherche scientifique en Wallonie convergent avec celles qu’on peut observer au niveau européen. Cela signifie que des critiques similaires peuvent être formulées à ce niveau. Cela signifie aussi, de façon plus positive, que la recherche wallonne est bien adaptée à ce qui en est attendu par l’Europe. Examinons cela de plus près au travers de l’actualité récente. Le 7e Programme européen cadre de la Recherche Le premier programme cadre de recherche et développement a été lancé en 1984. Les programmes cadre successifs donnèrent les grandes orientations de la politique européenne de R&D, en fixant les priorités, associées à des moyens financiers. Le 6e programmes cadre prévoyait pour la période 2002-2006 un montant de 17,5 milliards d’euros, en augmentation de 17% par rapport au précédent est donc en route : après son adoption par le Conseil le 18 décembre 2006, les premiers appels ont été lancés quatre jours plus tard. Le 7e PCRD est doté de 50,5 milliards d’euros pour la période 2007-2013. Cela représente plus de 5~% des perspectives budgétaires adoptées pour l’UE pour la période 2007-2013. L’architecture du 7e PCRD s’articule autour de cinq programmes: — Le programme Coopération vise à la formation de réseaux de chercheurs sur des projets relatifs à 10 thématiques spécifiques (32 milliards d’euros). Le thème le mieux doté est celui des technologies de l’information et de la communication (TIC) avec 9 milliards d’euros, suivi de la santé (6~M€), des transports (4~M€ y compris l’aéronautique) et des nanosciences (3,5~M€)… Suivent, avec des montants avoisinant 2 milliards d’euros chacun : l’énergie, l’environnement (y compris le changement climatique), l’espace et la sécurité. Le dernier avec 650 millions d’euros est le thème des sciences socio-économiques et humaines. — Le programme Idées axé sur la recherche fondamentale et les «frontières de la connaissance» (c’est une nouveauté) sera cornaqué par un Conseil européen de la recherche (7,5~M€) — Le programme People vise à développer la formation et la mobilité des chercheurs (4,7~M€) — Le programme Capacités finance des infrastructures de recherche (4,2~M€) — Le programme Centre commun de recherche (CCR) doté d’1,7 milliard d’euros. Le PCRD comporte enfin un volet Euratom doté de 2,7 milliards d’euros.

Quelles nouveautés?

La durée du programme est allongée de deux ans. Le montant total est fortement accru (41~%), mais cette hausse se manifeste surtout à partir de 2010. Le rôle des entreprises, l’ancrage économique, est accentué: il devient un critère de sélection indispensable pour certains programmes. De nouveaux thèmes font leur apparition: la sécurité et le programme Idées. Le Programme Idées vise à favoriser la recherche fondamentale, en donnant aux jeunes chercheurs les plus brillants à travers l’Europe les moyens de s’entourer d’une équipe. C’est une initiative intéressante mais qui ne sera réservée qu’à une élite, au terme d’un processus de sélection par des pairs très exigeant. La question se pose de savoir si on ne risque pas d’assister dans ce domaine à une sorte d’effet Bosman Du nom d’un arrêt de la Cour de justice sur la libre circulation des sportifs professionnels, qui a augmenté considérablement leur pouvoir de négociation vis-à-vis des clubs sportifs , dans la mesure où les moyens financiers seront attachés à ces jeunes scientifiques et non aux institutions qui les hébergent. Ce qui ne change pas par contre, c’est que le 7e PCRD positionne la recherche européenne en compétition avec les recherches américaine et japonaise. Il ne cherche pas à accentuer les spécificités du modèle de recherche européen, au contraire, il poursuit une logique de mimétisme du modèle américain qui caractérisait déjà les programmes précédents, conduisant à une accentuation de la compétition, de la marchandisation de la recherche et à son orientation sur les retombées économiques. Ainsi, le langage utilisé dans le cadre du Programme People est-il significatif. En 2004, 85~000 chercheurs nés dans l’UE travaillaient dans les domaines de la R&D aux États-Unis «Après demain: la recherche scientifique dans l’Union européenne», Commission européenne, 2004. Faut-il parler de fuite des cerveaux? Ne conviendrait-il pas plutôt de se féliciter de l’essaimage de personnes hautement qualifiées susceptibles de propager dans le monde le modèle européen, les valeurs qui le caractérisent, de mettre en place des réseaux de coopération facilités par l’usage des technologies de l’information? Certes de nouvelles préoccupations se font jour dans ce Programme cadre, selon une autre technique des technocrates européens, celle de l’oxymore, qui consiste à approuver tout et son contraire. On retrouve dans le 7e PCRD la mention de quasiment toutes les tendances de recherche existantes en Europe: de quoi satisfaire toutes les écoles, mais si l’on compare les montants octroyés, on voit où se situent les thèmes qui comptent vraiment. Ainsi, le 7e PCRD se préoccupe du changement climatique et des énergies renouvelables, mais surtout de l’énergie nucléaire (au travers d’Euratom, du projet Iter et du financement du Centre commun de recherche Centre de service de la Commission européenne ). Le 7e PCRD illustre également la fascination renouvelée des décideurs européens pour la technologie, indiscutable facteur de progrès humain. Ainsi les nanotechnologies. On prévoit de nombreuses retombées à la recherche nanotechnologique, dans quasiment tous les secteurs: santé humaine, traitement et stockage des données numériques, textiles intelligents, revêtements à haute performance pour les engins spatiaux, production et stockage de l’énergie, matériaux nouveaux.«Après demain», op.cit.… Par contre, qui va financer la mesure du risque, qui ne rapportera par un centime ? Le scénario ressemble à celui de l’amiante. Des scientifiques eux-mêmes tirent la sonnette d’alarme, tant persistent des incertitudes au sujet notamment des effets des nanoparticules libres sur la santé et l’environnement Martine Dardenne, Michèle Gilkinet et Paul Lannoye, «Des nanoparticules dans les cosmétiques: est-ce bien raisonnable?», conférence de presse du .Grappe du 6 décembre 2006 R. von Schomberg, «From the Ethics of Technology towards an Ethics of Konwledge Policy and Knowledge Assesment», Working document, European Commission, January 2007, consacre un chapitre à la nécessaire évaluation des nanotechnologies (p. 20-23). Par contre, des pans importants de la recherche se voient délaissés parce ce que ne bénéficiant — en tous cas pour l’instant — d’aucun «sponsor» dans la sphère économique: l’après pétrole (remplacement des sources d’énergie fossiles, mais aussi des matériaux issus de la pétrochimie); la prévention des maladies (qui ne rapporte rien aux firmes pharmaceutiques, à l’exception notable des vaccins) et de la santé mentale; le choc des cultures (si ce n’est à travers ses retombées en termes de sécurité et de contrôle des migrations).

Nécessité d’un nouveau paradigme

Au-delà des aspects quantitatifs où, on l’a vu, l’évolution quoique trop lente va dans le bon sens, sur le plan qualitatif, les relations entre science et politique doivent évoluer. Les pouvoirs publics en ont encore trop peu conscience. La science ne doit pas délaisser le politique : elle doit informer, enrichir les débats politiques. La science ne peut rester sur son piédestal, il n’est plus possible de croire qu’il y a une science éternellement et universellement bonne, et de mauvaises applications. La société ne pourra faire les bons choix technologiques que si les scientifiques y contribuent. Or aujourd’hui le débat politique sur les avancées de la science est quasiment inexistant, sous prétexte que seuls les experts savent de quoi ils parlent Voir Ph. Busquin et F. Louis, Le déclin de l’empire scientifique européen, éd. Luc Pire, 2005, p. 67-77. La politique ne doit pas délaisser la science: garante de l’intérêt général, elle a un rôle essentiel à jouer. D’une part pour assurer à la recherche un financement de base qui lui garantit son indépendance, et d’autre part en ce qui concerne les aspects éthiques et la mesure du risque, qui ne seront pas spontanément pris en compte par le système économique. Il existe des moyens pour combler ce fossé: les offices d’évaluation technologiques auprès des assemblées législatives, les dialogues citoyens. Mais il faut y avoir recours de façon plus systématique. On peut également imaginer que, comme les pouvoirs publics financent les associations de consommateurs pour contrebalancer l’influence de la publicité, ils pourraient, à côté de la recherche à finalité économique, financer la recherche scientifique au service d’associations sans but lucratif.