Retour aux articles →

Vache et politique, relation perturbée

La politique de rendement productiviste des vaches laitières mène à une impasse alimentaire, sociale et écologique. Il est grand temps de changer les systèmes de production du lait dans la prochaine réforme de la Politique agricole commune.

Quand l’homme a découvert que la vache donnait du lait, que cherchait-t-il exactement à faire à ce moment là ? N’attendez pas un discours philosophique. Cette question n’est qu’une publicité pour un site mythique. Mais il paraît que cette question au moins anime les gens à se rencontrer en cyberspace. Tant mieux. Dans le temps, l’homme et la vache avaient établi une relation merveilleuse de soutien mutuel : la vache transformait l’herbe ingérée, indigérable pour l’homme, en lait. Au retour l’homme protégeait la vache contre les ennemis sauvages. Ils étaient partenaires. Cela appartient définitivement au passé. Aujourd’hui l’homme de l’industrie laitière attend bien plus de la vache. Il attend un rendement optimal de toutes matières premières que la vache peu produire : une assimilation optimale des aliments concentrés à base de soja et de céréales en matières grasses et en protéines digérables, qui permettent une transformation en produits laitiers de toutes sortes. Il attend une productivité d’au moins 10 000 litres par an. Il ne reste donc plus beaucoup de passion entre la vache et l’homme. Les plus performantes sont élevées à proximité des ports ou l’alimentation du bétail arrive par bâteau. Sa traite est faite entre les mains du robot, sa nourriture contrôlée par un ordinateur, la vache est devenue un numéro anonyme, et ne s’appelle plus Marguerite depuis bien longtemps. Et il parait que son rythme de vie est trop accéléré, comme le nôtre. Sur les 88 millions de bovins que compte l’Union européenne, 65% sont des vaches laitières. Plus de 60% d’entre elles finissent par fournir de la viande de bœuf quand elles sont dites «réformées». Apres trois veaux, souvent déjà à l’âge de six ans, elles sont déjà trop vieilles ou trop fatiguées pour continuer à produire du lait. Il y a 20 ans, une vache donnait vie facilement à six veaux et vivait 12 ans. Le taux de renouvellement des troupeaux laitiers s’accélère comme on remplace une automobile âgée par une neuve, avec ou sans prime à la casse. Elles ne sont pas les seules. La «restructuration du secteur» qu’appelle de ses vœux la commissaire à l’Agriculture et au Développement rural Mariann Fischer-Boel, s’accélère, et les premiers à en subir les conséquences sont les producteurs laitiers. Rien qu’en Allemagne, le premier pays laitier européen, leur nombre a fondu de 35% entre 1999 et 2009 (de 150 000 à 97 000). De même, les producteurs de moutons, de fruits et légumes et les céréaliers se trouvent sous pression de prix agricoles de plus en plus volatiles et incalculables, pendant que les frais de production augmentent continuellement. La vache et le lait sont actuellement devenus les symboles d’une crise profonde entre les paysans, la politique agricole commune (Pac) de l’Union européenne et les consommateurs. Il est difficile de comprendre pourquoi les prix du lait peuvent descendre à un niveau qui ne couvre plus les coûts de production pour la grande majorité des producteurs laitiers, quand en même temps les prix des produits laitiers restent au même niveau ou continuent à monter pour les consommateurs. Pourquoi les marchés, déclarés depuis des années comme le cœur de nos économies ne fonctionnent plus ? Ou sont disparus les milliards d’euros que l’UE dépense dans le secteur de lait chaque année ?

La vache et la mondialisation

Quand l’homme du commerce a découvert que la vache pouvait donner encore plus de lait, que cherchait-il exactement à faire à ce moment là ? Pour le budget 2010, la Commission européenne propose de payer un milliard d’euros en frais d’interventions et de subventions à l’exportation pour se libérer de nouveau d’une surproduction de lait par rapport à la demande du marché intérieur de l’UE et du marché mondial. Cette situation d’excédents de lait se présentait déjà il y a 25 ans. Pour mieux gérer les marchés de lait, des quotas laitiers étaient introduits qui fixaient des maxima de production par pays et par producteur, accompagne d’un stockage public ou privé des excédents, des aides aux exportations (restitutions), ou bien d’aides à la consommation (distribution du lait aux écoles…). Ces instruments d’organisation du marché de lait ont été progressivement affaiblis au fil des réformes de la Pac (abaissement des prix de seuil). Puis, en 2003, le Conseil agricole décide de démanteler ce système des quotas laitiers et de les supprimer en 2015. Sans doute, les dernières réformes de la Pac suivaient la logique du commerce international dans une optique de conquérir des marchés hors de l’Union européenne. Aussi, en 2008, quand la crise financière mondiale s’annonçait, la commissaire Fischer-Boel déclarait-elle que les marchés en Chine se développeraient très vite et que l’Union européenne avait intérêt de devenir compétitive sur ces marchés. En phase avec la demande de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la réforme de la Pac avait déjà séparé des aides aux agriculteurs de la production (le découplage, c’est-à-dire qu’il n’y avait plus de lien entre les quantités produites et le montant de l’aide versée au producteur), ce qui aidait – dans certaines filières – les acheteurs de produits agricoles à faire baisser les prix. L’ouverture des marchés et l’orientation vers l’exportation ont mis les producteurs de lait dans des vagues de montées et de chutes de prix sans précédent. En automne 2008, en l’espace de quelques semaines, la crise financière a non seulement diminué de moitié le prix du pétrole brut mais, avec lui, ce sont également les cours des produits agricoles qui s’effondraient. Croire que les pauvres se trouveraient soulagés est une erreur. Les prix des denrées alimentaires pour les consommateurs sont depuis restés presque constants. Comme «les consommateurs n’ont aucun lien avec l’agriculture et ne savent pas que les prix des matières premières baissent», constate le Wall Street Journal, les géants du commerce s’autorisent des milliards de bénéfices supplémentaires. Ils profitent ainsi triplement de la crise : ils paient immédiatement aux paysans les prix les plus bas, qui ont littéralement chuté en bourse ; ils maintiennent, dans les supermarchés, les prix pour le consommateur final au niveau le plus élevé possible ; enfin, ils investissent ces profits supplémentaires en rachetant des concurrents affaiblis. Leur puissance de marché grimpe par conséquent à un rythme fulgurant. Ainsi la dernière crise du secteur laitier qui a débuté en 2008 se présente-t-elle comme un reflet de la crise globale, mais aussi de la crise d’une agriculture de plus en plus dépendante du pétrole, des cours des matières premières à la bourse et du pouvoir du commerce international, même si seulement 8% de la production agricole est commercialisée sur le marché mondial.

Changement climatique

Quand l’homme agronome a découvert que la vache pouvait donner du lait sans sortir de l’étable, qu’est-ce qu’il imaginait à faire avec les paysages européens ? L’industrie automobile allemande a découvert que la vache était très mauvaise pour le climat. Elle a récemment comparé les gaz d’échappement d’une petite voiture et leur contribution a l’effet de serre par an avec les gaz échappés d’une vache. La vache avait perdu. En effet, si on calculait l’effet de serre de la production de lait à l’échelle industrielle, en incluant l’énergie extérieure, la production et le transport des aliments composés, la construction des étables… la vache perdrait aussi contre une Ferrari. Tout le système d’élevage actuel repose sur le couple maïs/soja qui d’après les agronomes permet d’atteindre l’équilibre parfait, mais qui demande des intrants d’une haute énergie et d’effets négatifs sur le climat et l’environnement. Si cette recette fonctionne encore aujourd’hui, c’est parce qu’elle est la plus simple du point de vue de la rationalisation. À tort, la vache qui marche sur l’herbe fut disqualifiée parce que moins rentable que la vache nourrie sur le béton… Changer ce système, c’est changer de culture, et c’est forcément plus compliqué. Avec des subventions énormes de l’Union européenne, les éleveurs on investi dans des nouvelles étables qui demandent moins de travail et plus d’énergie extérieure. Ils doivent acheter les aliments composés, les engrais, des carburants pour atteindre une performance optimale de chaque animal. Mais cette dépendance finit par coûter cher au litre de lait produit. Les fermes laitières les plus touchées par la baisse du prix du lait en 2009, sont celles qui ont le plus recours aux achats extérieurs (aliments, engrais, carburants, semences, pesticides, frais vétérinaires). Heureusement l’élevage laitier à base d’herbe se pratique encore dans les campagnes européennes, grâce aux éleveurs laitiers herbagers traditionnels (dans les zones de montagne) ou innovants et biologiques (dans les zones de plaine). Cependant le recul des surfaces en prairies au profit des cultures arables et depuis quelques années des agrocarburants, dessine une tendance inquiétante à long terme. L’élevage à l’herbe apporte pourtant de nombreux avantages à la société. Les animaux herbivores en général, et les vaches en particulier, sont une bonne manière d’entretenir les terres non arables. C’est-à-dire les terres qui ne se cultivent pas facilement du fait d’un relief trop accidenté, de sols moins fertiles, et d’un climat moins favorable qu’en plaine. On ne retourne pas les montagnes. Ensuite, il y a la qualité et la typicité des produits laitiers. Nombreux sont ceux sous appellation d’origine contrôlée, possédant des cahiers des charges exigeants (pas d’OGM dans la nourriture composée, pas d’ensilage de maïs), et fournis généralement par des petites et des moyennes fermes. Ils contribuent aussi à la protection des ressources naturelles (l’eau par exemple) et de la biodiversité (moins de pesticides, moins d’engrais), tout en luttant contre le changement climatique (stockage du carbone dans les sols).

Paysage politique diversifié

Quand le citoyen a découvert qu’il faut s’engager pour que la crise de la vache et du lait ne se transforment pas en une crise de son pain quotidien, qu’est-ce qu’il cherchait à ce moment là ? S’il faut trouver des solutions aux problèmes du secteur laitier, regardons d’abord du côté de la demande. L’objectif stratégique ici, c’est bien d’alimenter 500 millions d’Européens, le marché mondial n’étant qu’un marché de surplus. Indubitablement, les producteurs laitiers européens n’auront de meilleurs prix – plus juste et couvrant leurs coûts de production –, que dans une optique de suffisance du marché communautaire. Le marché mondial, on l’a vu, étant rempli de volatilité, de risques et d’incertitudes à terme. Mais cela ne suffit pas. Les producteurs eux-mêmes doivent s’organiser et reprendre en main leurs marchés, pour ne plus être les vaches à lait des industriels et des distributeurs, car assurément, ils ne partagent pas les mêmes intérêts. Concrètement ils doivent se réorganiser ensemble au niveau de leur territoire et des bassins de production. Aspirant à renouveler les instruments de régulation du secteur laitier européen, de plus en plus de décideurs politiques sont convaincus que l’après-quotas passera par la «contractualisation». De quoi s’agit-il ? D’un contrat individuel conclu entre un producteur et un industriel, fût-il coopératif. Avec les expériences tirées de l’intégration dans les secteurs du porc et de la volaille, on imagine déjà quels peuvent être les risques inhérents, du moins pour le producteur, étant donné le déséquilibre dans le rapport de force plus favorable à l’industriel, surtout si le producteur était obligé de s’approvisionner intégralement auprès de lui pour ses intrants. Est-ce bien là le niveau de la chaîne d’approvisionnement le plus stratégique, à même de régler les problèmes actuels de surabondance de l’offre sur la demande ? Certainement pas, d’autant que si l’industriel continue de transformer un «lait contractuel» en beurre ou en poudre pour des marchés non solvables avec des restitutions, on n’ira pas très loin. Le principe d’une contractualisation demeure toutefois intéressant, mais à un autre niveau de la chaîne d’approvisionnement, s’il permet de reconnecter le producteur directement au consommateur. On le sait, la Pac est de plus en plus pilotée par l’aval, c’est-à-dire par la demande. Or qui au bout de la chaîne piloterait en théorie ainsi l’agriculture et le secteur laitier en particulier ? Le consommateur citadin, par exemple, est-il demandeur de beurre et de poudre en quantité et à bon marché ? N’est-il pas d’abord demandeur de produits frais, de lait frais, de yaourts, de crème et de fromages ? Face au désengagement catastrophique de la Pac, il n’est pas exclu qu’une nouvelle organisation des filières laitières se dessine demain dans certains territoires, urbains et péri-urbains en particulier, à même de préfigurer une nouvelle gouvernance laitière localisée. Il n’est pas utopique d’imaginer que les grandes agglomérations mettront la main à la politique agricole et alimentaire, afin de sécuriser l’approvisionnement de nombreux lieux de restauration publics ou para-publics (écoles, hôpitaux, administrations, prisons). Au-delà, et à l’instar des initiatives visant à recréer et à relocaliser des outils de production agricole et alimentaire (paniers paysans, Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, magasins de producteurs fermiers…), parions que de nouvelles fermes laitières péri-urbaines voient le jour avec le concours des métropoles. Aménagements fonciers, maîtrise de l’urbanisation, «ceintures vertes», la ville se heurte encore à de nombreuses difficultés pratiques pour se réinventer une campagne à proximité, mais en matière de contractualisation, elle pourrait toutefois s’avérer efficace.

Revaloriser les produits laitiers

La fixation de la valeur ajoutée à la production est le second défi. Dans la logique industrielle conventionnelle, les producteurs ont peu de chance de se rémunérer avec le couple beurre/poudre. La modification des stratégies agro-alimentaires dans le but de fixer davantage de valeur ajoutée ne se fait pas à n’importe quel prix. Cependant, les producteurs ne peuvent-ils pas s’organiser davantage pour prendre en charge la transformation et la distribution ? Pourquoi le lait biologique ne connaît-t-il pas la crise actuellement ? Pourquoi dans certains élevages, un fermier peut-il vivre correctement avec seulement un troupeau de 10 vaches ? Comment changer les façons de produire et de commercialiser le lait ? Avec la crise laitière, de nombreux experts et responsables agricoles redécouvrent la prairie comme solution alternative pour sauvegarder les marges des producteurs en maîtrisant les coûts de production. Pourquoi ? L’association de graminées et de légumineuses dans une prairie offre toute l’alimentation nécessaire à une vache. On l’avait oublié, mais on le redécouvre, les protéines sont dans le pré ! Une politique ambitieuse en faveur du pâturage serait utile en Europe, non seulement au titre de la protection et de la bonne gestion des surfaces en herbe, mais aussi pour trouver une parade face au déficit protéique de l’Europe, qui menace, paraît-il, la compétitivité des filières animales européennes. Contre le risque du soja transgénique importé légalement ou illégalement en Europe – car une grande majorité de consommateurs européens y est hostile –, nous avons aujourd’hui l’opportunité – et à moindre frais – de transformer les modèles d’élevage laitier intensifs en relançant le pâturage et l’agronomie. Une telle initiative serait en cohérence avec la politique en faveur de la qualité des produits et avec la mise en valeur des régions rurales défavorisées. Si la filière laitière est au cœur de la prochaine réforme de la Pac à l’horizon 2013, l’opportunité nous est donnée de transformer les systèmes de production en réaffirmant un modèle agricole européen soucieux de la qualité et de la souveraineté alimentaire, qui inclue les défis environnementaux et sociaux, et les cultures diverses de ses concitoyens. Les citoyens paysans et consommateurs pourraient ainsi trouver ce que l’homme a toujours cherché : le bon beurre et l’argent du beurre.