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Que faire de la Charte de Quaregnon ?

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Le PS a donc renoncé à renvoyer au musée la vieille Charte de Quaregnon de 1894. Mais, pour l’historienne Francine Bolle, il en a fait une relecture sélective qui pose question quant à son attitude de principe face au capitalisme et à l’ambition de son dépassement.
Cet article a paru dans le n°103 de Politique.

Le 26 novembre 2017, par un vote quasi unanime, le Parti socialiste (PS) a adopté un Manifeste socialiste[1. Téléchargeable dans son intégralité : www.170engagements.ps.be/manifeste.] par lequel il déclare confirmer et actualiser la Charte de Quaregnon de 1894 en la complétant par 17 nouveaux principes. Le principal leitmotiv de cet ajout serait non pas l’invalidation de la Charte mais la nécessité de réagir à la mise en danger néolibérale (à partir des années 1980) des conquêtes passées. Il faut – tout « en s’appuyant sur ses engagements de toujours » – adapter la théorie et les principes socialistes à cette réalité actuelle. Comme aucun congrès doctrinal n’avait plus été tenu depuis 1974, la réflexion se justifiait a priori pleinement. Reproduisons ici l’introduction du Manifeste où le PS justifie la reconduction de la Charte de Quaregnon : « La Charte a posé les principes fondamentaux du socialisme, qui restent aujourd’hui pleinement actuels. Contre une propriété privée érigée en dogme et face à la concentration des richesses dans les mains de  quelques-uns, la Charte affirme que celles-ci sont issues de la nature ou du travail des femmes et des hommes. Elles doivent donc être considérées comme “le patrimoine de l’humanité”. Ceci implique que la jouissance de ce patrimoine “ne peut avoir d’autre fondement que l’utilité sociale, et d’autre but que d’assurer à tout être humain la plus grande somme possible de liberté et de bien-être”. Pour atteindre cet objectif, la Charte affirme que “l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux mêmes” et qu’elle rendra possibles “le développement des sentiments altruistes et la pratique de la solidarité”. Cet engagement politique et moral vise à transformer les rapports sociaux fondés sur “la lutte des classes”, pour créer une société fraternelle où chacun puisse réaliser son idée du bonheur. La Charte engage les socialistes à défendre “tous les opprimés, sans distinction de nationalité, de culte, de race ou de sexe” et à inscrire leur action dans un cadre international. »

Un retour au texte d’origine permet rapidement de constater que les principes de la Charte repris dans cette introduction sont habilement choisis. Aucune trace des passages de la Charte stipulant que « la réalisation de cet idéal est incompatible avec le maintien du régime capitaliste », que « les travailleurs ne peuvent attendre leur complet affranchissement que  de la suppression des classes et d’une transformation radicale de la société actuelle », que « ce résultat ne pourra être atteint […] que par l’appropriation collective des agents naturels et des instruments de travail ». Force est de constater que les aspects les plus politiques (et surtout les plus « marxistes ») de la Charte sont passés sous silence au profit des aspects plus  philosophiques et humanistes de celle-ci. Il est vrai que ces passages entrent en contradiction avec bien des points des 17 nouveaux principes.

Sur différents points, les 17 principes nouveaux ressemblent en réalité très fortement au contenu des trois projets de nouvelle charte qui avaient été déposés respectivement par Léon Delsinne, Antoon Spinoy et Paul-Henri Spaak pendant la Seconde Guerre mondiale [2. Ch. Kesteloot, « Le maintien de la Charte de Quaregnon. Débats et controverses (1942-1945) », in Socialisme (op. cit.), p. 152-155] En mettant l’accent sur l’individu plutôt que sur le collectif, en évacuant la notion de « classes », en s’assignant comme principal objectif la création d’une société plus humaine largement dominée par le principe démocratique et, pour le projet de Spaak, en se montrant « principalement soucieux des libertés individuelles, du respect de la justice sociale et du droit au travail pour tous », ils appartenaient, selon Victor Larock (fils de mineur, rapporteur de la commission chargée d’analyser les propositions de révision de la Charte), à un socialisme teinté de travaillisme, profondément réformiste. Pour sa part, Larock défendait le maintien de la Charte au nom de la nécessité d’un socialisme « sûr de ses buts et de sa doctrine, retrouvant son inspiration première, la conquête du pouvoir pour l’établissement d’une société sans classes[3.Ch. Kesteloot, loc. cit.] » Ce point de vue l’emporta, les autres projets furent rejetés comme s’écartant trop de « l’esprit de la Charte ».

Au final, l’affirmation de l’actualité de la Charte par le PS semble refléter surtout la charge symbolique dont elle est investie dans la mémoire collective socialiste belge. On pourrait même parler de charge quasiment « mystique » si l’on considère, avec Marcel Liebman, que l’action socialiste belge n’a jamais été réellement guidée par des principes mais bien par le  pragmatisme[4. Voir les études de Marcel Liebman sur le socialisme en Belgique : Les socialistes belges 1885-1914, la révolte et l’organisation, (1ère éd. 1979) rééd. Couleur Livres, Mons, 2017, Destin de la social-démocratie belge (textes choisis et revus par Jean Vogel), à paraître en février 2018 aux éditions Samza.]. L’objectif de cet  article est de mieux  comprendre les origines, les grandes caractéristiques et le rôle de la Charte de Quaregnon dans le mouvement ouvrier en Belgique, en lien avec les évolutions du Parti ouvrier belge (créé en avril 1885) qui en fut le commanditaire. Ceci nous paraît  essentiel pour comprendre les raisons de sa longévité exceptionnelle et de l’échec des multiples tentatives de s’en détacher.

Un parti ouvrier sans théorie

Dans la décennie 1865-1875, un premier mouvement de «modernisation syndicale» fut initié en Belgique. En dépit de l’importance de son industrialisation, la Belgique présentait alors des taux de syndicalisation extrêmement bas, au-dessous des 5 %. Les seules organisations réellement puissantes étaient les associations de métiers urbaines. Développées  dès les années 1840 sur un mode globalement apolitique, elles avaient acquis un important pouvoir de négociation face au patronat, grâce à des systèmes de contrôle de l’apprentissage et de l’accès à la profession. Convaincues que le seul moyen d’éviter la baisse des salaires consécutive à la concurrence de travailleurs moins qualifiés (notamment en province) était de rallier  ceux-ci à l’organisation, elles s’ouvrirent alors à eux et impulsèrent le développement d’organisations en province et la constitution des premières fédérations professionnelles nationales. La crise économique qui s’approfondit sérieusement en 1880 met un coup d’arrêt à ce développement syndical : les luttes victorieuses se font de plus en plus rares et la plupart des syndicats nouvellement créés ne parviennent guère à maintenir les effectifs nouvellement conquis. Nombre de dirigeants syndicaux en viennent alors à considérer que seule une action sur le terrain parlementaire pourra contraindre les patrons à adopter des réformes, par le biais d’une législation sociale, et permettre ainsi le redressement (moral et matériel) du mouvement  syndical. L’élargissement du droit de suffrage aux capacitaires [NDLR : diplômés, notamment], en 1883, favorisa certainement  aussi ce ralliement syndical à l’action politique, en laissant désormais espérer une démocratisation progressive du système
électoral belge.

C’est bien cet objectif commun essentiellement syndical qui est à l’origine de la fondation, le 5 avril 1885, du Parti ouvrier belge (POB), même si son combat prioritaire sera l’obtention du suffrage universel, condition de l’accession de représentants ouvriers à la Chambre. Le Congrès fondateur réunit 59 organisations, bruxelloises et gantoises en majorité. Les groupes wallons sont au nombre de 8 à peine[6. L. Bertrand, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, Bruxelles, 1907, p. 381 , dont 4 venant de Verviers.]. Parmi les organisations représentées (ligues politiques, syndicats, mutuelles et coopératives), les associations syndicales sont les plus nombreuses[7. Aux quatre congrès tenus entre 1885 et 1886, elles représentent de 30 à 45 % des groupes représentés (J. Puissant, « Le POB et les syndicats et inversement », in Cahiers marxistes, 131-32, mars-avril 1985, p. 108).], la plupart bruxelloises. Les groupes spécifiquement politiques sont rares. « Si on a souvent montré, écrit pour sa part Marc-Antoine Pierson en 1953, que c’est le Parti ouvrier qui a créé les syndicats en Belgique, le phénomène était en réalité plus complexe. Si l’histoire  des syndicats d’inspiration socialiste se confondra dorénavant largement avec celle du POB, c’est au départ d’organisations syndicales que sera créé ce parti et non  l’inverse[7. M.-A. Pierson, Histoire du socialisme en Belgique, Bruxelles, Institut Émile Vandervelde, 1953, p. 81.].

Ainsi, les associations professionnelles bruxelloises donnent largement le ton du nouveau parti. Celui-ci doit essentiellement viser à une amélioration graduelle du sort des travailleurs, grâce au développement des organisations professionnelles (l’article 4 des statuts déclare que ce sont surtout des syndicats que le nouveau parti vise à former et à rassembler en son sein[8. M. Liebman, Les socialistes belges…, p. 55.]) et à la conquête des pouvoirs publics. Pour ce faire, le parti doit être ouvert à tous les ouvriers, quelles que soient leurs orientations idéologiques, philosophiques ou religieuses, comme en témoignent les discussions autour de l’étiquette de Parti ouvrier belge, préférée à celle de parti socialiste belge (défendue par les socialistes gantois) qui risquait de faire fuir une partie des adhérents potentiels. À sa fondation, le POB est un « rassemblement hétéroclite de socialistes, de travailleurs plus ou moins politisés, plus ou moins apolitiques, d’ouvriéristes et d’anticléricaux ». La culture du compromis sera, dès sa fondation, essentielle au sein du POB. Alors que le Parti socialiste belge (PSB) de 1879, sous l’influence des socialistes gantois, s’était d’emblée doté d’un programme idéologique très similaire à celui du programme de Gotha (1875) de la socialdémocratie allemande, le POB se contente d’un programme de réformes immédiates dont les buts principaux, selon le rapport de Louis Bertrand, sont « un meilleur salaire, une diminution de la journée de travail et le suffrage universel ». À aucun moment ne figure « le socialisme, ni le mot, ni la chose, ni comme but, ni  comme mouvement. Ce n’est même pas de réformisme qu’il s’agit ici, mais d’une perspective purement pragmatique évacuant les problèmes de société et les choix fondamentaux[9. Idem, p. 53.]. » En témoignera l’absence de toute déclaration

de principes durant plus de neuf ans.

1893 : nécessité d’une déclaration de principes…

En avril 1893, le durcissement des actions directes, grèves et manifestations ouvrières en faveur du suffrage universel fait craindre jusque dans les hautes sphères de l’État pour le maintien de l’ordre établi. Plus de 250 000 travailleurs sont en grève, des affrontements violents opposent en divers lieux les forces de l’ordre aux manifestants. Plusieurs morts sont comptabilisés, ce qui exacerbe encore la colère des manifestants. La tension est à son comble. Les Chambres concèdent alors le suffrage universel masculin tempéré par le vote plural. Le droit de vote est désormais accordé aux ouvriers, jusque-là exclus du système politique, mais pour contrebalancer le poids de ce nouvel électorat ouvrier, les Chambres prévoient  l’octroi de plusieurs voix à certains électeurs, en fonction de critères de cens ou de capacité. Aux élections d’octobre 1894, le nombre d’électeurs passera ainsi de 130 000 à 1 300 000 unités. Parmi ceux-ci, 850 000 électeurs ouvriers ne disposeront que d’une  seule voix tandis que 450 000 électeurs disposeront pour la plupart de trois voix, dépassant largement, avec un total de 1 250 000 votes, le nombre des votes ouvriers.

La première bataille électorale sérieuse s’ouvre alors pour le POB. La rédaction d’une déclaration de principes[10. Le congrès de Gand d’avril 1893 décida également d’accompagner la Charte de trois programmes (politique, économique et communal). Ils seront discutés le deuxième jour du congrès de Noël, le 25 décembre 1893.], catégorique, devient alors une nécessité :  – pour se distinguer clairement des autres partis progressistes qui ne manquent pas de démocratiser leurs programmes pour l’occasion, les rapprochant sur bien des points du programme de revendications immédiates du POB ; – pour fournir aux militants du POB un corpus idéologique propre (inexistant jusqu’alors) qui leur permette de préparer la campagne électorale et d’électriser les masses ; – pour attirer les votes de la grande masse des travailleurs industriels du Sud du pays, qui s’étaient radicalisés sous le coup des luttes sociales quasi incessantes des sept dernières années (émeutes de 1886, agitation menée par le Parti socialiste républicain d’Alfred Defuisseaux [en médaillon], multiples grèves et manifestations en faveur  du suffrage universel qui se succédèrent jusqu’en 1893). L’étiquette socialiste sera cette fois clairement accolée au mouvement d’émancipation, mais c’est bien le pragmatisme, le réalisme politique qui, une fois encore, aura déterminé le changement.

… claire sur les buts, floue sur les moyens

Plusieurs auteurs ont brillamment mis en avant le caractère exemplaire et unique de la Charte qui réalise, en un texte clair et concis, une synthèse des courants politiques en présence, pêchant ses inspirations à la fois dans la théorie marxiste de la lutte des classes (lutte politique, division de la société en classes antagoniques, internationalisme, suppression des classes), dans le socialisme français et le collectivisme proudhonien (antiétatisme, aspects moraux, développement des associations libres, substitution progressive du travail individuel par le travail collectif) et dans la tradition des Lumières et des Encyclopédistes (humanisme, liberté et bienêtre de tous, droit des individus)[11. Voir 3 articles parus dans le n° 243 de Socialisme (maijuin 1994, Bruxelles, p. 143-150) rédigés par J.-J. Messiaen, C. Sente et J. Polasky.]. Ce texte fut rédigé en ordre principal par Émile Vandervelde, qui comptait parmi les intellectuels du POB ayant une forte connaissance théorique des différents courants socialistes et qui, surtout, était un homme de compromis.

Le compte-rendu du congrès extraordinaire (tenu à la Maison du Peuple de Bruxelles à la Noël 1893) au cours duquel  fut discuté le projet de Charte laisse entrevoir l’introduction de plusieurs corrections au texte initial, bien que celui-ci ait hélas aujourd’hui disparu. Vandervelde a ainsi renoncé à son alinéa sur la séparation de l’Église et de l’État. Selon plusieurs militants, c’était là « une mauvaise tactique » et il était préférable de laisser « de côté la question religieuse[12. Parti ouvrier belge, Compte-rendu du Congrès extraordinaire tenu à la Maison du Peuple de Bruxelles, les 25 et 26 décembre 1893, p. 6-7.] ». Le congrès a également rejeté toute une série de formulations, jugées trop précises dans texte initial, quant aux formes que devrait prendre la société future et aux moyens d’y parvenir : « On ne peut pas dès à présent indiquer, déclara Édouard Anseele, comment sera constituée la société future[13. Idem, p. 7.]. » Dans le même ordre d’idées, le délégué Maes préconisa « de ne pas dire dès à présent que nous sommes centralisateurs ou fédéralistes ». Il réclama et obtint la suppression de l’affirmation initialement contenue dans l’article 4 et selon laquelle « la transformation économique doit être accompagnée par la constitution de la société sur les bases d’une Fédération fonctionnelle[14. Idem, p. 8.]. » Enfin, « il ne faut pas, argumenta le délégué Lernoux, spécifier ces moyens [de lutte], les circonstances seules doivent les indiquer[15. Idem, p. 6.] ». Claire et incisive sur les buts à long terme du POB, la Charte reste sciemment floue sur les moyens d’action et sur les formes d’organisation de cette société future, des sujets qui étaient susceptibles de diviser les travailleurs et les militants du parti.

S’adresser aux travailleurs wallons ?

La Charte de Quaregnon ne modifiera en rien la ligne de conduite du parti, qui continuera d’être avant tout pragmatique. Elle ne peut donc être interprétée comme un virage à gauche du POB ou comme une marque d’attachement soudain de ce parti à des principes ou à une théorie socialiste. En 1902, huit années après l’adoption de la Charte de Quaregnon, Kautsky écrivait : « Il n’y a pas de révisionnisme à craindre chez les Belges. Ils n’ont rien à réviser, étant donné qu’ils n’ont pas de théorie[16. Lettre de Kautsky à Adler du 23 mai 1902, citée par J. Stengers, « Belgique et Russie, 1917-1924 : gouvernement et opinion publique », in Revue belge de philologie et d’histoire, tome 66, fasc. 2, 1988, p. 326.]. »

Au terme de ce bref retour historique sur les origines du POB et sur ses caractéristiques, on peut légitimement se demander si, au final, la Charte de Quaregnon, rédigée par quelques intellectuels bruxellois à la veille de la joute électorale au suffrage universel plural, ne s’adressait pas en définitive avant tout aux travailleurs de la grande industrie wallonne, qui avaient toujours compté parmi les plus réticents visà-vis de l’organisation politique ? Ne visait-elle pas avant tout, de manière, répétons-le, très opportuniste, à attirer leurs votes vers le POB ? N’est-ce pas cet objectif pragmatique qui, fondamentalement, explique sa tonalité radicale, correspondant de facto bien plus à l’état d’esprit de la classe ouvrière wallonne qu’à celui des associations syndicales bruxelloises à l’époque ? La vaste mobilisation en faveur du suffrage universel avait certes rapproché du POB les travailleurs de la grande industrie, mais une fois accepté le compromis du vote plural, il fallait s’assurer de la fidélité de ces travailleurs, et en premier lieu lors des élections de 1894. Pour diverses raisons qu’il serait trop long d’exposer ici, ces ouvriers de la grande industrie wallonne avaient toujours eu bien plus confiance dans l’action directe que dans l’action modérée des partis politiques, sans doute en grande partie sous l’influence du syndicalisme français d’action directe. Le POB n’a certainement pas oublié que quelques années auparavant, en 1887, le Borinage avait clairement choisi le camp de l’action directe du PSR d’Alfred Defuisseaux contre la politique modérée d’organisation systématique défendue par les instances – essentiellement bruxelloises et flamandes – du POB. En 1888, il n’y avait plus dans la région aucune organisation affiliée au [17. J. Puissant, « Bruxelles Quaregnon : deux pôles historiques du POB », in Socialisme, n° 243, maijuin 1994, Bruxelles, p. 140. Il ne fallait pas, cette fois, risquer de heurter cette importante frange de l’électorat potentiel du POB avec des considérations trop précises sur les tactiques à adopter. Radicale et claire dans l’exposé des buts ultimes du POB, imprécise sur ses moyens d’action, la Charte semble véritablement s’inscrire dans cet objectif, faisant largement écho aux sentiments d’injustice de ces travailleurs (à caractère classiste très prononcé) et à leur aspiration à l’instauration d’une société meilleure. Le choix du Borinage, un des centres de la contestation ouvrière wallonne (notamment lors des émeutes de 1886 et des grèves d’avril 1893 en faveur du suffrage universel), comme site du congrès qui devait adopter la Charte tend à appuyer cette lecture. Si on accepte cette hypothèse, la tactique a bien été couronnée de succès, puisque les scores électoraux les plus importants du POB seront atteints dans l’arrondissement de Mons, avec 54,44 % des voix dès le premier tour. « La communauté minière a accordé sa confiance au POB », explique Jean Puissant. « En gros, elle ne se démentira plus par la suite[18. Idem, p. 141.]. »

Un jalon important

En conclusion, on peut estimer que la Charte a constitué historiquement un jalon important dans le processus de structuration du mouvement ouvrier dans les régions industrielles du Sud du pays. Les masses impatientes et impulsives de ces régions,  volontiers révolutionnaires mais qui s’étaient toujours montrées jusqu’alors méfiantes vis-à-vis de l’organisation, furent vraisemblablement séduites par le contenu radical de cette déclaration de principes (« suppression des classes et transformation radicale de la société », « appropriation collective des agents naturels et des instruments de travail », « transformation du régime capitaliste en régime collectiviste »), ce qui a certainement été un facteur important de leur ralliement au POB et plus globalement à l’organisation. Au cours du XXe siècle, l’attachement à la Charte resta incontestablement plus fort dans les bassins industriels wallons qu’en Flandre ou à Bruxelles. Il est intéressant de constater que parmi les quatre projets de modification de la Charte qui seront soumis pendant la guerre au nouveau PSB reformé dans la clandestinité, le seul projet qui témoignait d’un fort attachement à la charte fondatrice, ne la modifiant que superficiellement, était en même temps le seul issu de Wallonie. Dans les années 1960, le Mouvement populaire wallon (fédéraliste et socialiste) se réclamera lui aussi largement de la Charte de Quaregnon pour dénoncer l’évolution du PSB. En 1973, le journal Combat critiquera de manière acerbe l’abandon par ce parti de toute référence à Quaregnon,  une référence qui  aurait « cependant pu utilement rappeler explicitement que, comme le dit cette déclaration, la réalisation de l’idéal socialiste “est incompatible avec le maintien du régime capitaliste qui divise la société en deux classes antagonistes”[20. J.-M. Roberti, « Congrès doctrinal du PSB. Enfin sur sa rampe de lancement ! », in Combat, 13e année, n° 27, juillet 1973, p. 5.] ».

Ces citations montrent de quelle manière la Charte était revendiquée pour ses affirmations de principe, contribuant à radicaliser l’image d’un parti qui, en réalité, n’avait jamais défini son action en fonction d’un but théorique ou d’une doctrine. L’adoption de cette déclaration de principes n’a en rien modifié l’attitude du POB, qui maintint imperturbablement sa ligne de conduite modérée et gradualiste, essentiellement guidée par le « bon sens » et le pragmatisme. On peut ainsi considérer, avec Marcel Liebman, que la Charte a en réalité constitué le fondement « théoriquement théorique » du socialisme en Belgique, qui servit « souvent à voiler [principalement en direction des éléments les plus combatifs de la classe ouvrière ?] une pratique dégagée de contraintes doctrinales » plutôt que « d’éclairer et d’orienter l’action politique ». Le déclin continu de la Wallonie rouge relégua progressivement cette Charte très « marxisante » au rang de fétiche, un statut qu’elle semble occuper plus que jamais aujourd’hui.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC0 1.0, photographie d’Émile Vandervelde prise en 1927 par Georg Fayer)