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A quoi servent les intellectuel·le·s aujourd’hui ?

Laurent de SUTTER est professeur de théorie du droit à la Vrij Universiteit van Brussel (VUB), auteur de nombreux ouvrages et directeur de collections aux éditions Presses universitaires françaises (PUF).

Un entretien réalisé par Hamza Belakbir.

Laurent de Sutter sur La Première

Comment définissez-vous un·e intellectuel·le et dans quel contexte cette figure a-t-elle émané ?
Est-ce que vous vous considérez comme un intellectuel ?

Laurent de Sutter : Je ne me considère pas comme un intellectuel. Il s’agit d’une catégorie qui me paraît poser trop de problèmes pour pouvoir être endossée sans être ne fût-ce que questionnée un peu. En particulier, son évolution récente devrait donner à penser que s’en prévaloir équivaut à contresigner un cahier des charges dans lequel je ne me reconnais pas du tout. Entre les figures de Jean-Paul Sartre ou Albert Camus, qui incarnèrent longtemps la figure-type de l’intellectuel·le, et le nouage particulier que celle-ci était supposée opérer entre politique, pensée, médias et arts, et les éditorialistes qui sévissent aujourd’hui dans les colonnes des hebdomadaires ou sur les plateaux de télévision, il y a tout de même un monde.
Cependant, au-delà du groupe, en soi plutôt négligeable (quoique nuisible), des « intellectuel·le·s » contemporain·e·s, ce qui me gène dans ce nom est plutôt la posture de pensée qu’il implique. Cette posture de pensée, c’est celle de la critique, opérée depuis le milieu des principes – que ceux-ci soient moraux, ou qu’ils se contentent de relever des lignes de fracture traditionnelles de la politique.
L’ « intellectuel·le » est, et a toujours été, un·e juge : un individu percevant le monde à travers le prisme d’un appareillage conceptuel fini, que le monde en question n’a aucune chance de remettre en cause. En clair, l’ « intellectuel·le » sait, et ainsi ce savoir a vocation à s’appliquer à à peu près tout et n’importe quoi, de la guerre d’Algérie au dernier Prix Goncourt, en passant par le mouvement #metoo ou un sinistre fait divers.
Pour moi, il s’agit là de l’inverse absolu de ce que je considère comme pouvant donner lieu à une pensée qui ne se contente pas de poser des verdicts. Aujourd’hui, l’ « intellectuel·le » est devenu une figure de la réaction, pour parler comme Alain Badiou[1.Alain Badiou est un philosophe, romancier et dramaturge français d’inspiration marxiste. Il est auteur de nombreux d’ouvrages de philosophie politique. Il est également connu politiquement pour son engagement maoïste, ainsi que pour sa défense du communisme et des travailleurs étrangers en situation irrégulière.] ; il faut donc inventer un autre personnage conceptuel, capable de faire oublier sa petite entreprise. Je fais la proposition que ce personnage s’inscrive dans un espace qui puisse être post-critique, c’est-à-dire qui choisirait de privilégier le monde sur les principes, et d’en écouter les leçons plutôt que de vouloir lui imposer les siennes. A l’intellectuel·le critique, j’aimerais opposer l’explorateur/trice expérimental·e.

 

Est-ce que la médiatisation de la figure de l’intellectuel·le avec l’événement de l’émission de Bernard Pivot « Apostrophes »[2.Apostrophes est une émission de télévision littéraire française créée et animée par Bernard Pivot sur l’ex-Antenne 2 chaque vendredi soir à 21h30 (de 1975 à 1985). L’émission fut consacré aux livres, aux auteur·e·s et à la littérature, à la philosophie, aux sciences sociales et à la culture.] a été une des raisons majeures du devenir caduque de l’intellectuel·le que vous mentionnez ?

Laurent de Sutter : Lorsque Marshall McLuhan[3.Marshall McLuhan est un intellectuel canadien, professeur de littérature anglaise et théoricien de la communication, il est un des fondateurs des études contemporaines sur les médias.] ou Friedrich Kittler[4.Friedrich Kittler est un historien de la littérature et théoricien allemand des médias, il est considéré comme le père fondateur des « media studies » allemandes et son nom est associé à la création de l’« école de Berlin ».] proposèrent leurs analyses fondamentales du monde des médias, les « intellectuel·le·s » de la réaction les ignorèrent, au profit des mantras paresseux de Guy Debord[5.Guy Debord est un écrivain, théoricien, cinéaste, poète et révolutionnaire français. On lui doit la conceptualisation de la notion sociopolitique de « spectacle », développée dans son œuvre la plus connue, La Société du spectacle (1967). Debord a été l’un des fondateurs de l’Internationale lettriste de 1952 à 1957, puis de l’Internationale situationniste de 1957 à 1972, dont il a dirigé la revue française.]. Le paradoxe, bien évidemment, est qu’ils ne cessèrent de les citer depuis le lieu même du « spectacle » que dénonçait celui-ci – mais cela importait peu, car la pureté de leurs principes les en préservait. On sait le nom générique qu’ils donnèrent à ces derniers : « antitotalitarisme ». Ce fut une magnifique occasion de revenir sur leur propre biographie et de tuer leurs maîtres, lesquels, tous, avaient ouvert à la pensée des espaces dans lesquels elle n’avait pas d’autre choix que de se réinventer. Il faut croire que cette réinvention fit peur, puisque, de Bernard-Henri Lévy[6.Bernard-Henri Levy : écrivain, philosophe, cinéaste, romancier, essayiste, dramaturge, homme d’affaires, intellectuel et chroniqueur français.] à André Glucksmann[7.André Glucksmann est un philosophe et essayiste français. Engagé dans sa jeunesse dans le maoïsme, il est ensuite associé au courant dit des « nouveaux philosophes ». Il évolue par la suite progressivement vers une position atlantiste.] en passant par Alain Finkielkraut[8.Alain Finkelkraut est un philosophe, écrivain, essayiste et animateur de radio français. Agrégé de lettres modernes et titulaire d’une maîtrise de philosophie, il anime depuis 1985 l’émission Répliques sur France Culture et est l’auteur de nombreux essais sur la littérature, l’amour ou la modernité.] ou Pascal Bruckner[9.Pascal Bruckner est un romancier et essayiste français.], les « nouveaux philosophes » lancés par Bernard Pivot (lui même figure remarquable de la réaction) n’en voulurent pas. Malgré qu’ils eussent suivi les cours de Louis Althusser[10.Louis Althusser : philosophe et membre du Parti communiste, à l’origine d’un important renouvellement de la pensée marxiste dans une perspective généralement associée au structuralisme, théorie caractéristique du Zeitgeist des années 1960, avec notamment Roland Barthes et Claude Lévi-Strauss.], Gilles Deleuze[11.Gilles Deleuze est un philosophe français, il a écrit une œuvre philosophique influente et complexe, à propos de la philosophie elle-même, de la littérature, de la politique, de la psychanalyse, du cinéma et de la peinture. Jusqu’à sa retraite en 1988, il est également un professeur de philosophie renommé.], Jacques Lacan[12.Jacques Lacan est un psychiatre et psychanalyste français qui a influencé énormément la psychanalyse.] et ainsi de suite, ils décidèrent d’un commun accord de mettre un terme à leur aventure de pensée en la remplaçant par un mot-clé. Que ce mot-clé, ensuite, ne servît plus qu’à faire la police était à prévoir. Parmi les traits des figures de la réaction, le désir de policer est souvent le plus saillant – et le jeu de la critique littéraire médiatique défendu par Pivot (avant tout un grand défenseur de la dictée, comme on sait) en participait à plein, au même titre que d’autres émissions de débats de l’époque, comme « Droit de réponse »[13.Droit de réponse était une émission de débats télévisés polémiques présentée en direct et réalisée par Maurice Dugowson, diffusée sur TF1 entre 1981 et 1987, de manière hebdomadaire le samedi soir.], présenté par Michel Polac[14.Michel Polac est un journaliste de presse, de télévision et de radio, producteur, écrivain, critique littéraire et cinéaste français.]. Dans le livre magnifique « Tous les chevaliers sauvages », Pacôme Thiellement[15.Pacôme Thiellement est un essayiste et vidéaste français.] a très bien montré combien Polac avait joué avec Hara-Kiri le rôle qu’avait joué Pivot par rapport à la « pensée 68 »[16.La Pensée 68 : Essai sur l’antihumanisme contemporain, 1985, par Luc Ferry et Alain Renaut.] (pour reprendre le titre de l’infâme livre de Luc Ferry et Alain Renaut) : celui d’exécuteur de basses œuvres. Chez Pivot, ce furent Lévy et Glucksmann qui sonnèrent l’hallali ; chez Polak, ce fut Bernard Tapie[17.Bernard Tapie est un homme d’affaires et homme politique français.].

Pensez-vous que la réaction est si déterminante dans l’implosion et l’enracinement de la notion d’intellectuel·le ?

Laurent de Sutter : Absolument. Si l’ « intellectuel·le » est né·e avec l’indignation d’Emile Zola exprimée dans les pages de L’Aurore, le nouage qu’il a inauguré s’est avec le temps transformé en pure machine à juger – et donc à policer.

Plutôt qu’aider à comprendre le présent (ou mieux : à en sortir), la logique intellectuelle a conduit à le réduire à matière à « débats », conduits en fonction de positions constituées par avance. Au début de ses Dialogues avec Claire Parnet, Gilles Deleuze avait dit pourquoi il haïssait les « débats » : précisément pour cette raison – parce que qui dit « débat » dit précession de la pensée sur ce qui est pensé, des catégories du jugement sur ce qui est jugé. Il avait cela en horreur. Moi aussi. Un « débat » ne fait que manifester des « positions » dont il est attendu qu’on y soit attaché, c’est-à-dire qu’elles fassent partie d’un soi articulé, sous réserve d’un changement si on se rend compte qu’on a tort (ce qui n’arrive jamais). Réfléchir en termes de raison et de tort, de positions et de persuasion, revient à s’assurer qu’en réalité ça ne pense jamais, et que ça ne fasse que ressasser ce que tout le monde savait déjà avant de s’installer sur le plateau – ou d’allumer le téléviseur. Du point de vue du concept, il s’agit bien de réaction. Or il se fait que l’époque aime la réaction, parce qu’elle a peur, et que se remettre à explorer le monde risque de la confronter à des choses qu’elle n’a pas envie de voir à son propre sujet.

Comment doivent intervenir les intellectuel·le·s en politique ? S’encarter et prendre des responsabilités dans le parti ? Soutenir d’une manière publique mais éloignée des organisations politiques, comme le firent auparavant Sartre ou Althusser ?

Laurent de Sutter : Je ne me sentirais pas en droit de dire comment qui que ce soit devrait se comporter dans quelque contexte que ce soit, même s’il s’agit d’intellectuel·le·s. En revanche, réfléchir à la manière dont la politique et la pensée peuvent s’articuler aujourd’hui m’intéresse beaucoup. On assiste en France à un retour un peu comique de l’intérêt des penseurs pour les formes d’organisation, intérêt très bien incarné par la figure de Frédéric Lordon[18.Fréderic Lordon est est un économiste et philosophe français. Il est chercheur au Centre de sociologie européenne (CSE) en sociologie économique et membre du collectif Les Économistes atterrés.] – sans doute le meilleur exemple que nous ayons d’un-e « intellectuel-le » de gauche. A défaut d’un parti puissant, comme l’était le Parti communiste français après la Seconde Guerre mondiale, il s’est adossé au mouvement de Jean-Luc Mélenchon pour y jouer le rôle de supplément d’âme et de tanceur en chef. Du point de vue de la pensée, je ne vois pas très bien ce qu’il y a gagné, et pour tout dire, du point de vue de l’efficacité politique aussi. Je suis davantage intéressé par des tentatives comme celles de Podemos en Espagne, organisation créée directement par un groupe d’intellectuel·le·s, en ceci que les questions théoriques ne peuvent y recevoir que des réponses pratiques. Il y a là un court-circuit intéressant, où la distribution de ce qui relève de la pensée et de ce qui relève de l’action se trouve rejouée, compliquée, floutée.

Une question pratique peut donner lieu à une invention théorique et un problème de pensée à une solution stratégique ou tactique. Même si, dans les faits, Podemos s’est cassé la figure, cette forme alternative de nouage me semble au moins avoir permis d’imaginer que d’autres scénarios étaient possibles que celui de l’intellectuel·le organique. Ceci dit, même dans de tels cas, d’intéressantes situations ont pu avoir lieu, à l’instar du malaise profond qui était celui de Louis Althusser, isolé au sein du Parti communiste français, mais qui y restait tout de même dans l’espoir de pouvoir le changer de l’intérieur. Je trouve ce geste bien plus courageux que celui de Sartre claquant la porte quand, soudain, les choses ne lui ont plus convenu – geste typique de l’intellectuel·le à principe.

Louis Althusser que vous avez réédité dernièrement dans la collection Perspectives critiques aux PUF, pourquoi ce choix ?

Laurent de Sutter : J’éprouve beaucoup d’attachement pour la figure de Louis Althusser, sa mélancolie, son sentiment d’imposture, son écriture superbe et son invraisemblable puissance conceptuelle.

Aujourd’hui, en France, il traverse une période de purgatoire injuste, un peu comme Jean-François Lyotard[19.Jean-François Lyotard est un philosophe français associé au post-structuralisme et surtout connu pour son usage critique de la notion de postmoderne.]. Au contraire de Gilles Deleuze, Michel Foucault, Roland Barthes[20.Roland Barthes est un philosophe, critique littéraire et sémiologue français, directeur d’études à l’École pratique des hautes études et professeur au Collège de France. Il fut l’un des principaux animateurs du structuralisme et de la sémiologie linguistique et photographique en France.], Jacques Lacan ou Pierre Bourdieu, par exemple, ils n’ont pas réussi à séduire la machinerie universitaire. Il faut dire, dans le cas d’Althusser, qu’il n’a pas été aidé par le soutien embarrassant et très ambigu dont certains éditeurs lui ont fait profiter. Je pense bien entendu à la maison d’édition Grasset, où Bernard-Henri Lévy s’est acharné à publier tout ce qui, chez Althusser, pouvait conforter l’image du fou meurtrier, et contribuer à la relégation de sa pensée au rayon des curiosités historiques « totalitaires ». Par chance, le reste du monde n’est pas aussi obtus : chaque inédit d’Althusser que je publie dans ma collection est aussitôt traduit dans plus d’une dizaine de langues, malgré un silence médiatique total. Pour beaucoup, autour de la Méditerranée ou en Amérique du Sud surtout, Althusser reste une source d’inspiration, une figure théorique et stratégique susceptible de donner à penser dans les luttes d’aujourd’hui. En ce qui me concerne, il représente très bien la manière dont la politique, pour se réinventer, doit commencer par repenser son rapport à l’institution, quelle qu’elle soit. Dans le cas d’Althusser, c’était le parti – pour nous, ça peut être l’organisation, l’association, le syndicat, le mouvement ou que sais-je.

La grande leçon que sa trajectoire nous a laissée à méditer est celle voulant qu’aucune organisation ne soit bonne, à moins de pouvoir donner lieu à une forme de piraterie interne. C’est le point d’inconsistance d’une organisation qui la rend intéressante, pas son point de consistance.

Donc vous estimez que les intellectuel·le·s devraient déserter les appareils de parti et d’État et en abandonner le sort aux gestionnaires ?

Laurent de Sutter : Tout d’abord, j’insiste à nouveau sur le fait que personne ne doit rien faire. Le devoir est une catégorie qui n’appartient pas à mon univers de pensée : je préfère m’intéresser à ce qu’on peut faire. Mais pour répondre à votre question, oui, je crois que les grands appareils institutionnels ne sont plus (s’ils l’ont jamais été) le lieu de la pensée ou de la politique. Ou plutôt, qu’ils ne le sont que malgré eux, là où ils craquent, où se manifeste leur faiblesse. C’est pourquoi j’ai fait référence à la piraterie : le pirate est celui qui sait que la mer se soustraira toujours à tout pouvoir venu de la terre.

Je me sens proche, en ce sens, des accélérationnistes[21.Accélérationnisme : http://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/], qui sont celles et ceux qui promeuvent la « réorientation de la plateforme matérielle du capitalisme », à commencer par l’espace des médias. C’est ce que je tente de faire dans le monde éditorial, par exemple.

Sont-ce deux chemins de vie dont on peut comparer l’effectivité sur les changements réels de modalités dont vous parlez ?

Laurent de Sutter : Disons que par rapport à l’intellectuel·le critique, qui tente de penser le monde, une autre position devrait être possible, qui consisterait à penser avec le monde, sous la contrainte du monde. Je crois très fort à l’importance des contraintes, à ce qui nous fait faire des choses, nous conduit à accomplir telle ou telle tâche en la rendant possible. L’art de politique comme l’art de la pensée, à mes yeux, consiste avant tout à découvrir et à se donner les contraintes qui rendront le plus de choses possibles, par opposition à celles qui rendent impossible. L’ « intellectuel·le », parce que juge, ne veut rien rendre possible et se contente ainsi d’opérer un partage du monde où les choses sont rangées en désirables et non désirables – pour utiliser des euphémismes. Ce qu’un tel geste accomplit, effectue ou réalise est donc parfaitement nul. Ou plutôt : ce qu’il accomplit se limite à militer pour l’impossibilité de certaines choses, comme le « totalitarisme » ou le « capitalisme » (dans le cas des penseur·e·s critiques de gauche). La belle affaire, vraiment. Ce dont nous avons besoin, aujourd’hui, me paraît relever d’un tout autre régime. Ce qu’il nous faut, ce sont des instruments permettant d’inventer des possibles nouveaux, ou de détecter celles et ceux qui sont déjà à l’œuvre, dans le but de les aider à enchaîner, c’est-à-dire à nourrir d’autres possibles à partir des leurs propres.

Certain·e·s y parviennent parfois de manière magistrale. Je pense en particulier à Yanis Varoufakis, dont le mouvement DiEM25 m’intéresse beaucoup : il n’a jamais cessé de vouloir réfléchir en termes de possibles politiques inédits, avec un sens aigu de leur réalité matérielle. Comme il s’est cassé les dents dans le gouvernement de Alexis Tsipras, il a rebondi à une échelle européenne. J’applaudis.