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Comment faire commune ? Le cas Saint-Gilles

Comment affronter la gentrification, les violences policières, la rénovation de l’espace urbain, bref le vivre ensemble au sein des villes ? C’est à cette question centrale et complexe que s’attaque le film collectif Places Nettes. Cette recension s’inscrit dans notre partenariat avec le Centre Vidéo de Bruxelles, le cycle Vu et Revue.

Parmi toutes les communes de la capitale belge, Saint-Gilles s’est longtemps présentée comme le lieu de la bohème, à la vie artistique foisonnante. Elle a la réputation d’être, par excellence, un territoire de mixité, à la fois sociale et culturelle. Dirigée des décennies par le PS, souvent en majorité absolue et depuis les dernières élections en coalition avec Ecolo-Groen, Charles Picqué en a été le bourgmestre de 1985 à 2022, avant de passer récemment la main à Jean Spinette.

Qu’en est-il réellement aujourd’hui, alors que la gentrification et les travaux de réaménagement, gommant les spécificités locales, se multiplient ? Surtout : habiter une même zone géographique, est-ce forcément faire partie d’un tout, d’une communauté de vie… et est-ce vraiment souhaitable ?

Le nouveau documentaire des Ateliers urbains du Centre Vidéo de Bruxelles, Places Nettes, cherche à explorer ces questions à partir de l’observation de Saint-Gilles, à en dresser un portrait neuf, à hauteur de citoyen·es. À travers une sorte d’errance, mêlant interviews des habitant·es, auscultation des espaces de vie, parcours particuliers du collectif de réalisation, le film se propose de peindre la situation contrastée d’une commune qui change, où la créativité fleurit à côté des violences.

Construire collectivement le métrage

Comme pour les précédentes productions des Ateliers, Places Nettes est le fruit d’une réalisation collective. Sept habitant·es du quartier l’ont nourri de leurs visions et des problématiques qui s’imposaient à elleux. Le procédé s’avère ici incroyablement efficace, le film devenant une pérégrination, une marche urbaine faisant vraiment sentir les vibrations qui agitent la commune. Sa forme se veut de plus très dynamique, n’hésitant pas à recourir à des effets de style qu’on retrouve généralement dans des propositions plus cinématographiques, comme un changement de ratio[1. Le ratio d’image est le rapport hauteur sur largeur, on parle par exemple de 16/9 ou de 4/3. En général, dans un film, le ratio ne change pas, sauf pour créer un effet de style.] ou un montage très découpé.

Sa structure suit un double découpage : à la fois des repères topographiques (les places, squares et parvis) et la biographie succincte de chacun·e de ses cinéastes, amenant à chaque fois un angle ou une problématique supplémentaire. Ainsi, le regard de Jos, qui a pu observer l’augmentation des loyers et l’arrivée de nouvelles catégories de résidents, croise-t-il celui de Latifa qui évoque le sort des jeunes et l’attitude parfois violente de la police « de proximité ». Cette multiplicité des points de vue et des expériences a le grand mérite de déconstruire toute possibilité de storytelling ou de narration unifiée, tout en assumant un message politique.

Car, il faut quand même le dire, Places Nettes s’inscrit dans une longue tradition de documentaires engagés et politiques[2. On pense évidemment au travail du réalisateur Gwenaël Breës pour ne citer que lui.]. Il défend une vision franche de la démocratie locale, la commune étant perçue comme un lieu où toustes ont le droit de vivre et de participer à la transformation du réel. Mais sa grande force est de laisser l’espace à d’autres discours, parfois totalement dissonants, pour mieux montrer qu’une zone urbaine est à la fois une arène du contradictoire et un ensemble de réalités séparées.

Vivre ensemble, vraiment ?

D’ailleurs, Places Nettes n’est pas forcément tendre avec l’espace que ses protagonistes animent pourtant toustes à leur manière. Il révèle que, derrière les qualifications, un peu folkloriques, du « haut » et du « bas » de Saint-Gilles, il existe en effet des murs et des séparations entre les habitant·es. Entre les commerçant·es et les sans-abris, les jeunes des cités « du bas » et les vieux riverains du parc des Germaux, les néo-arrivants de la classe moyenne et les anciens prolétaires dont les loyers explosent… La commune y apparaît aussi comme un espace de frictions, où tout le monde est loin de connaître la vie quotidienne, banale et parfois difficile, de ses voisins et voisines.

La question de la gentrification est évidemment au cœur du problème. Ce n’est pas un phénomène nouveau et il a déjà été largement documenté[3. S. De Laet, « Les classes populaires quittent aussi Bruxelles », Actes de la 52e École urbaine de l’Arau, 2021. On peut lire, dans les mêmes actes, la contribution de F. Dobruszkes, « Mobilités et (in)justices sociales ».]. Les promoteurs et agences immobilières n’hésitent d’ailleurs pas à présenter Saint-Gilles comme « la commune hipster de Bruxelles » ! Plusieurs fois, la caméra capte des témoignages ambivalents. On est content du Parvis rénové, de la jeunesse au capital culturel supérieur à la moyenne qui occupe ses terrasses, des touristes qui peuvent enfin s’y sentir, un peu, en sécurité… Certain·es de ces jeunes interviewé·es sont même très conscient·es du paradoxe dans lequel iels se trouvent : leur arrivée contribue à faire monter les loyers en flèche, à changer la physionomie du quartier, mais il leur faut bien trouver un endroit où vivre à Bruxelles, pas trop cher, mais malgré tout agréable à vivre comme iels disent… D’autres défendent ardemment la reconquête d’un certain ordre bourgeois sur l’espace public ; le bon vivre a besoin de sécurité, d’effacer les marginalités. Les cinéastes n’hésitent à confronter cette représentation, mais évitent de rejeter en bloc celleux qui la porte. Iels sont, comme elleux, saint-gillois·es après tout.

Violences et panoptique

Places Nettes ne s’aventure pas du côté programmatique et ne livre pas de manuel sur la construction du commun. Tout juste laisse-t-il entendre que c’est sur les places et des squares que les rencontrent sont possibles, si et seulement si ces lieux sont pensés et bâtis pour favoriser les échanges. Or, son titre nous renseigne sur la politique urbanistique qui a cours à Saint-Gilles et pas seulement : chaque fois que des espaces centraux sont rénovés, il faut faire place nette. C’est-à-dire reconstruire des volumes ouverts, avec le moins d’obstacles (arbres, haies, mobiliers) possible ; des zones qu’on peut contrôler et exploiter facilement.

À Bruxelles, les places Flagey ou Jourdan ont connu ce traitement. Pour Saint-Gilles, c’est le cas du parvis. On est pas loin d’un mélange idéologique de mercantilisme, où tout se réduit à une fonction de commerce et de libre circulation, et de panoptique, où la police doit contrôler l’ensemble des espaces d’un coup d’œil, vérifiant que rien n’entrave la fonction marchande. Élisabeth Pélegrin-Genel parle d’une urbanité qui serait devenue, en elle-même, « un nouvel objet de consommation »[4. Lire E. Pélegrin-Genel, Des souris dans un labyrinthe, La Découverte, 2012, p. 46.]. En est-on loin ? Le vivre ensemble, la fondation du commun sortent en tout cas forcément amoindris de ces politiques d’aplanissement spatial, et comment s’en étonner ? Au-delà des discours purement communicationnels, cet urbanisme au ras des pavés n’est absolument pas pensé comme un vecteur de collectif.

Le contrôle de l’espace se double de la question plus ancienne et sans doute encore plus problématique des violences policières. Si là encore, le documentaire fait preuve d’une approche prudente, refusant d’essentialiser « jeunes » ou policiers, il donne indirectement[5. En les faisant lire par d’autres jeunes.] la parole à des victimes de harcèlement, d’insultes et de violences physiques des forces de l’ordre. Latifa Elmcabeni, l’une des réalisatrices, est membre du Collectif des Madrès, qui milite à Saint-Gilles pour l’établissement d’une autre politique de sécurité, et qui propose de nombreuses ressources et documentations sur les violences policières.

Faire places communes

Point de programme ou d’appels partisans pour le documentaire, mais une fin qui pousse à reconnaitre la dignité de toustes les habitant·es. Et c’est un début : reconnaitre à tous et toutes non seulement le droit de bien vivre, mais aussi l’équivalence de leur capacité à faire commune et à changer leur espace quotidien. Au-delà de la participation citoyenne ou encore des organes de consultations citoyens, qui sont de plus en plus expérimentés en Belgique francophone, c’est déjà en amont, dans les politiques communales ou régionales, que les habitant·es pourraient être intégré·es. Les exemples sont nombreux, des grands projets comme la transformation du quartier du Midi à des changements plus généraux comme Good Move.

Mais il faudrait pour cela admettre que certains présupposés – comme la nécessité de l’« attractivité » – doivent être remis en question. Donner les clefs de leurs propres espaces aux concerné·es ne semble pas si effrayant. S’iels arrivent à construire des films ensembles, pourquoi pas des places, des squares, des parvis ? Places Nettes est d’abord une belle preuve, par l’exemple, que l’intelligence collective peut prendre corps dans une œuvre technique, pour le meilleur.

(Les images de la vignette et dans l’article demeurent sous copyright de la production du film Places Nettes. )