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Contre l’invasion du Rojava

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L’offensive de l’armée turque, attendue depuis des années, a finalement débuté. Erdogan peut enfin partir à l’assaut du Rojava, le Kurdistan syrien, zone d’autonomie chèrement acquise pendant la révolution syrienne et lors de la guerre contre Daech. L’incendie est parti de Washington ; le pyromane en chef des États-Unis, dont on connaît le talent diplomatique et la « grande et inégalable sagesse » (dixit lui-même), a lâché les Kurdes en rase campagne, face à une armée professionnelle et autrement mieux équipée. Plus important, il accepte tacitement de laisser l’initiative du théâtre syrien à la Russie, l’autre grande puissance impériale intéressée par la région. Voilà pourquoi les kurdes doivent mourir : à cause d’un jeu de chaises musicales entre les grandes puissances et du comportement erratique de la première d’entre-elles.

Beaucoup de voix s’élèvent en Europe et ailleurs pour condamner l’attaque turque. Elles insistent souvent sur le tribut payé par les Kurdes dans leur guerre contre Daech et sur le risque d’une résurgence de l’islamisme dans la région si le Rojava s’effondre. Les Kurdes eux-mêmes nous le rappellent : leurs prisons débordent d’ancien combattants de l’État islamique et certains supplétifs des armées turques ne sont rien d’autres que des djihadistes reconvertis. Oui, il y a cela, il y a le combat de Kobané, les sacrifices, le courage militaire… Mais il y a aussi l’importance de l’expérience politique en cours dans le Kurdistan syrien. Si la gauche doit garder une distance critique avec cette expérience, comme en toute matière, elle ne peut écarter la filiation qui la lie avec les Kurdes syriens.

Une fédération de conseils regroupant Kurdes, Arabes, Syriaques, Alévis, Arméniens, Yézidis…

Le Rojava tente de mettre en place, malgré la guerre, malgré les attentats, malgré l’épée de Damoclès turque qui est aujourd’hui en train de tomber, une organisation politique égalitaire et démocratique, unique dans la région. Une fédération de conseils regroupant Kurdes, Arabes, Syriaques, Alévis, Arméniens, Yézidis… unissant des ethnies et des croyances différentes au sein d’un même collectif promouvant l’autonomie et la vie en paix des communautés. Un modèle dans lequel les femmes possèdent un rôle central, notamment au sein des milices combattantes et dans les structures de commandement. Le Rojava n’est pas seulement une source utopique pour le Moyen-Orient, mais pour tous les peuples et tous les individus qui, par le monde, croient qu’il existe une alternative à l’État, au capitalisme et à la hiérarchie autoritaire.

Comme je le disais, nous devons rester critiques vis-à-vis de l’expérience kurde, accepter ses limites et pouvoir les énoncer : le culte de la personnalité autour d’Ocalan, la culture du martyr, le pouvoir du PYD (Parti de l’Union Démocratique) sur la vie politique du Kurdistan… Certes, nous pouvons, depuis notre paix confortable, questionner, réfléchir, polémiquer. Mais nous ne pouvons pas le faire sans respecter les aspirations populaires kurdes et l’unité de la population face à l’invasion turque. Aucune réserve idéologique ne peut remettre en cause notre soutien au Rojava, à ses habitants et aux espoirs qu’ils nous ont offerts sans demander aucune contrepartie. Cet espoir est important parce que face à l’hégémonie néo-libérale, ces territoires « autres » nous rappellent que l’humanité peut construire des sociétés différentes, plus égalitaire et plus horizontale.

Le PTB et la bêtise de l’empire unique

Il est déplorable qu’en Belgique, la NVA supporte le Rojava (par fidélité mécanique aux « autonomistes » qu’ils soient catalans, écossais ou kurdes), tandis que le PTB énonce une « position de compromis » qui n’est rien d’autre qu’une compromission. On savait le Parti des Travailleurs ambigu sur les questions internationales et sur la Syrie en particulier, on sait désormais qu’ils ajoutent l’incohérence et la bêtise à l’ambiguïté. Le PTB parle de paix et de dialogue mais demande, en même temps, le retrait de toutes les troupes américaines et européennes du Kurdistan… or c’est leur présence qui a protégé les kurdes jusqu’à présent. Ces « anti-impérialites » d’opérette parviennent à ne pas condamner une seule fois, nommément, la Turquie ; signalant simplement que celle-ci est membre de l’OTAN et désinformant ainsi leur lectorat. Si la Turquie attaque aujourd’hui le Rojava ce n’est certainement pas en tant que supplétif de l’empire américain (les récents bombardements par l’armée turque de positions américaines devraient suffire à défaire ce mythe) mais bien en tant que puissance régionale sous l’égide de la Russie.

C’est uniquement parce que les faucons trumpiens ont décidé de recentrer les efforts des Etats-Unis sur l’Iran et la Chine, et de laisser beaucoup plus de marge à la Russie dans l’aire syrienne, que l’invasion a pu avoir lieu. Comme d’habitude, l’idéologie anti-impérialiste est déformée. On prétend qu’il n’existe qu’un empire, celui des américains, et qu’il est le seul mal, le seul élément déstabilisateur sur la planète. Quid des bases militaires russes dans la Syrie d’Assad ? Quid de la lutte pour l’hégémonie au Moyen-Orient entre la Turquie, l’Arabie Saoudite et l’Iran ? Quid du fait que c’est précisément parce que l’empire américain a reculé que les turcs ont pu avancer, avec la bénédiction de Moscou ? Le PTB va jusqu’à reprendre l’argumentaire poutinien : laissons les kurdes et Assad se rabibocher et trouver une solution négociée… comme si les peuples pouvaient discuter avec la bouche d’un fusil sur la tempe ! Comme si les Kurdes pouvaient voir dans une reconstruction de l’État syrien, qui interdisait leur langue, leur culture et les réprimait régulièrement dans le sang, une solution émancipatrice !

À l’inverse du campisme PTBiste, plusieurs acteurs de la gauche belge ont pris et continue de prendre position pour soutenir publiquement les kurdes ; des syndicats, des collectifs, des organisations, des partis relaient les appels à manifester ou réclame une position plus ferme du gouvernement belge. Parce que chaque minute compte, parce que les kurdes sont jour et nuit bombardés par l’artillerie et l’aviation turque, parce que les premières exécutions sommaires de civils ont été documentées, l’action ne peut attendre. Peu importe qu’il ne s’agisse que d’une diffusion, d’une discussion, d’une conviction emportée ; la situation actuelle ne saurait s’embarrasser des conflits de chapelles entre les activistes en pantoufle et ceux en rangers. Les kurdes eux-mêmes sont pragmatiques et, dans une situation de vie ou de mort, n’ont pas le luxe de faire le tri d’entre tous leurs alliés. Que, pour la défense du Rojava, les modérés et les radicaux, les réformistes et les révolutionnaires, les désobéissants et les illégalistes, les parlementaristes et les anarchistes tirent, tous à leur manière, dans une seule direction : celle de la vie des êtres de chair et de sang du Kurdistan syrien, celle des rêves d’un autre monde qu’ils et elles ont su nous insuffler.

Les milices pro-turques, composées en partie d’anciens djihadistes, postent tous les jours des photos et des vidéos de leurs tueries

[Edit 16/10/19] Depuis l’écriture de cet article, deux faits majeurs sont survenus le 16 octobre : l’annonce du retrait complet des troupes américaines du nord Syrien et la conclusion d’un accord entre les FDS (Forces démocratiques syriennes, majoritairement kurde) et le régime de Bachar el-Assad. Comme expliqué plus haut, les Kurdes ont toujours été pragmatiques – entre la destruction totale et un compromis avec le régime, ils ont choisi la survie. L’État syrien leur semble sans doute un adversaire moins puissant à affronter dans un second temps… et les pertes humaines d’une invasion turque, un prix trop grand pour rester « purs ». Deux acteurs sont les grands gagnants du retrait américain et de l’incapacité des occidentaux de s’opposer à la Turquie : Damas et Moscou.

Cela dit, l’accord ne change rien au fond du problème. L’invasion turque se poursuit, les exactions également. Les milices pro-turques, composées en partie d’anciens djihadistes, postent tous les jours des photos et des vidéos de leurs tueries ; des médias turcs, nationalistes et proches du pouvoir, se réjouissent ouvertement du meurtre d’Hevrin Khalaf, secrétaire générale d’un parti libéral pro-kurde, exécutée au bord d’une autoroute. L’attitude de Bachar el-Assad n’est pas non plus exempte d’ambiguïtés ; une zone tampon contrôlée par la Turquie pourrait servir ses intérêts immédiats et affaiblir définitivement les forces kurdes, les forçant à réintégrer l’État syrien sans condition.

Le Rojava nécessite toujours notre support complet. Pour que l’invasion, les bombardements et les massacres s’arrêtent. Pour que les Kurdes soient assurés de la solidarité active de leurs soutiens européens. Pour que nos gouvernements n’oublient pas la lâcheté dont ils ont fait preuve devant la menace turque de déclencher un nouvel afflux migratoire. Le projet fédéraliste kurde ne mourra pas si la génération qui a construit et connu l’autonomie se perpétue.