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La démocratie belge à l’épreuve du covid-19

Paul_Fürst,_Der_Doctor_Schnabel_von_Rom_(coloured_version)
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La grave crise sanitaire liée à la pandémie de covid-19 est devenue rapidement une grave crise sociopolitique, ébranlant en profondeur une démocratie belge déjà vacillante. Le temps mis à prendre conscience de la gravité sanitaire, la réponse adoptée dans la panique – le confinement –, la gestion de ce dernier et, ensuite, la mise en place rapide – trop rapide – du déconfinement soulèvent un lot de questions qui, à l’heure actuelle, n’ont reçu encore que bien trop peu de réponses.

Une version raccourcie de cet article a été publiée dans le numéro 112 « spécial covid » de
Politique.

Il ne s’agit pas seulement de problèmes de gestion politique. Questionner ces dysfonctionnements potentiels est essentiel pour qu’une démocratie fonctionne, d’autant plus que le Parlement fédéral a un pouvoir de contrôle restreint, étant donné le vote des pouvoirs spéciaux, le 26 mars 2020, pour une période de 3 mois renouvelables (avec un mandat limité à la gestion de la pandémie de covid-19 et de ses conséquences)[1.Les pouvoirs spéciaux ont pris fin le 30 juin 2020. (NDLR)].

Pour que le système démocratique belge puisse sortir renforcé de cette grave crise inédite, quatre thèmes essentiels nous paraissent devoir être portés rapidement dans le débat public.

Premièrement, la gestion de la pandémie sur le plan sanitaire doit être interrogée, en mettant la focale sur le manque d’anticipation des besoins en matériel médical indispensable (masques, respirateurs, tests, réactifs, gel hydroalcoolique…) pour faire face au virus, en raison d’une évaluation inadéquate du risque. Cette gestion déficiente doit être replacée dans un contexte de long terme : le secteur de la santé et son personnel souffrent depuis des décennies du définancement public et de la dégradation des conditions d’exercice de la profession.

Deuxièmement, il s’impose de décortiquer la gestion des rapports de travail sur le plan de la santé/sécurité de tous ceux qui ont dû travailler « en contact », sans alternative de télétravail. Dans certains secteurs, le patronat a multiplié les tentatives de « compenser la crise » en faisant travailler plus longtemps ou en payant moins. Là aussi, des initiatives gouvernementales audacieuses étaient attendues, au-delà du simple appel à une meilleure concertation sociale, pour mieux assurer la protection des travailleurs et interdire toute tentative de dégradation du droit du travail (comme de profiter de la crise pour licencier).

Troisièmement, le manque de réactivité des pouvoirs politiques pour assurer la protection des personnes les plus fragiles ne peut être passé sous silence ni oublié. Les SDF, les sans-papiers – dont ceux enfermés dans les centres fermés – , la population carcérale et le personnel des prisons, les personnes âgées dans les maisons de repos méritent protection et respect : tout indique qu’ils ont été délaissés.

Enfin, cette crise a des conséquences sur la façon de concevoir la démocratie et ses missions de base. De nombreux droits, fondamentaux, ont été suspendus. Même si c’est temporairement, il s’agit d’un acte politique grave. Et de façon plus générale, c’est la définition même de l’intérêt général qui a été fortement secouée.

>>> Notre numéro spécial “COVID19 Tout repenser” (160 pages, juillet 2020)

Une pandémie imprévisible ?

La possibilité d’une pandémie de ce type est annoncée depuis plus d’une décennie par les acteurs de première ligne, au premier rang desquels l’Organisation mondiale de la santé, qui déclarait encore le 11 mars 2019 : « Les virus grippaux sont imprévisibles, on ne peut jamais connaître le moment et le lieu d’où la prochaine pandémie surgira. En revanche, une nouvelle pandémie de grippe est inévitable. Dans notre monde interconnecté, la question n’est pas de savoir s’il y aura une nouvelle pandémie, mais quand elle surviendra[2.Organisation mondiale de la santé, 8 Things to Know about Pandemic Influenza, 11 mars 2019, www.who.int] ». L’OMS n’a eu de cesse de réclamer le développement de plans nationaux pour, notamment, constituer des stocks de matériel médical aptes à parer à une pandémie qui pourrait prendre l’ampleur de la « grippe espagnole » de 1918.

Ce message de prévention n’est pas passé. Pourquoi ? La prévention sanitaire est-elle désormais indésirable dans une Union européenne dont la vie politique semble être principalement rythmée par le mécanisme annuel de surveillance du « semestre européen », qui proscrit toute dépense publique identifiée comme « inutile » à la compétitivité des entreprises ?

La mort « prématurée » de personnes âgées serait-elle devenue tolérable, dans un contexte où la population adulte est, de plus en plus, perçue par les systèmes politiques sous l’angle de son utilité ou de son inutilité ? Inutilité lorsque sont pointés la charge ou le poids qu’elle constituerait pour l’entreprise, la sécurité sociale ou le système de santé. Utilité quand la population est réduite, soit à du capital humain productif – dont la qualification est cependant sans cesse critiquée –, soit à un corps électoral – dont la lucidité est cependant de plus en plus mise en cause.

Appels à la prévention en Belgique

Et pourtant, en Belgique même, les appels à la prévention et à une prise en compte rapide du risque de covid-19 n’ont pas manqué. Ainsi, les cris d’alarme du virologue Marc Wathelet, spécialiste des coronavirus, adressés d’abord au SPF Santé publique, ensuite à la ministre Maggie De Block le 12 février, puis à la Première ministre le 5 mars, sont restés longtemps ignorés. Dans son appel, publié finalement par certains médias[3.Notamment La Libre Belgique en ligne du 7 mars.], le virologue avertit qu’une épidémie n’est pas une pandémie et que celle-ci se transmet à un échelon mondial de façon exponentielle, ce qui rend vite la situation incontrôlable car nos économies se sont constituées en situation de forte dépendance productive les unes avec les autres, contre toute logique de stock.

La gestion d’une pandémie aurait nécessité, d’après Marc Wathelet, la fermeture des frontières dès le début du mois de février[4.D’après M. Wathelet, c’est le 6 février que les scientifiques concernés se rendent compte de la gravité de la pandémie. L’OMS publie un appel d’urgence le 9 février, annonçant le caractère pandémique de la situation, et le 11 février elle présente la maladie covid-19 comme une très grave menace pour le monde.], l’interdiction immédiate de tout rassemblement, qu’il soit ludique ou professionnel, le dépistage systématique de toute personne ayant voyagé à l’étranger – avec la mise en quarantaine immédiate de toute personne contaminée – , le port de masques pour toute la population (à défaut, des masques textiles recyclables) et une mobilisation immédiate de larges pans de l’industrie locale pour les transformer en sites de production du matériel médical manquant.
Au contraire, nous avons dû constater le manque criant de matériel pour protéger la population.

La saga des masques

La « question des masques », qui se transforma vite en un burlesque feuilleton à rebondissements, est devenue un des symboles les plus criants du malaise grandissant entre dirigeants politiques et population. Rappelons les principaux épisodes : la destruction du stock stratégique de plusieurs millions de masques « périmés », sous la responsabilité de la ministre De Block, sans plan de remplacement ; la commande précipitée de 5 millions de masques chinois inadéquats pour le personnel médical de première ligne (des masques chirurgicaux et non des FFP2 et FFP3) ; la tension sur la répartition communautaire des 6 millions de masques arrivés à Bierset le 23 mars, avec in fine l’attribution de 4,6 millions de masques (soit 77%, NDLR) à la Flandre ; un scénario identique le 26 mars, pour un nouvel arrivage de masques FFP2, distribués essentiellement à la Flandre ; une commande faite par le SPF Santé publique à une entreprise turque frauduleuse, qui ne l’a pas honorée ; l’annulation mystérieuse par le cabinet De Block d’une commande de 13 millions de masques à la société hennuyère Pharmasimple ; la mise à l’écart de la ministre De Block sur ce dossier ; la désignation du ministre Philippe De Backer – qui, le 9 avril, informe la Chambre que 3 millions de masques FPP2 nouvellement commandés ne sont pas conformes aux normes sanitaires européennes – ; un nouveau transfert du dossier à deux autres ministres – Philippe Goffin et Koen Geens – et une commande de masques passée par la Défense à ce qui semble être une entreprise « boîte aux lettres » à Luxembourg[5.L’entreprise Avrox, fondée en 2017 par un tycoon jordanien vivant sur un yacht à Malte et n’ayant aucune expérience dans le secteur ni aucune unité de production connue… (NDLR)], au grand dam de l’industrie textile belge…

Tout cela s’est déroulé dans un contexte communicationnel où le gouvernement fédéral, de jour en jour, accentuait ou minimisait la nécessité du port du masque pour chacun, selon un positionnement des plus aléatoires… Sans oublier la promesse solennelle de la Première ministre, selon laquelle chacun recevrait un masque « permanent » gratuit pour le déconfinement du 4 mai, promesse dont la charge était tout aussitôt reportée sur les communes, qui livrèrent les masques avec 10 jours de retard et, bien souvent, en mobilisant des couturières bénévoles…

Remise en contexte

Cette gestion chaotique a d’autant plus de répercussions qu’elle s’insère dans un contexte plus large, découlant des politiques économiques néolibérales appliquées en Belgique depuis le gouvernement Martens-Gol de 1981 : définancement sévère du secteur de la santé publique, et principalement du secteur hospitalier ; disparition des savoir-faire industriels locaux, qui permettaient une autonomie économique, au profit de délocalisations à la recherche du travailleur le moins coûteux ; la logique du just in time, qui annihile toute pratique cohérente de stockage, avec pour seul objectif le profit immédiat.

Ce graphique montrant l’évolution du nombre de lits d’hôpitaux en Belgique indique à suffisance que 1981 a représenté un changement radical de philosophie politique dans le secteur[6.Un début de refinancement, lors du gouvernement « arc-en-ciel » Verhofstadt-Onkelinx en 1999, ne fut que de courte durée, avant la reprise d’une forte décroissance.].

Le secteur hospitalier a néanmoins fait l’objet d’un nouveau définancement drastique sous le gouvernement Michel I, avec le déploiement « d’un plan d’approche pour réorganiser le paysage hospitalier et le financement des hôpitaux[7.Voir sur le site www.inami.fgov.be.] », annoncé dans la déclaration gouvernementale du 11 octobre 2014 et mis en œuvre par la ministre libérale De Block.

L’épisode du projet de loi déposé par le gouvernement fédéral et prévoyant des charges accrues pour les hôpitaux dans le secteur du médicament (projet recalé par la Chambre le 16 avril 2020) montre que les ministres et leurs experts ont du mal à sortir de l’obsession de l’orthodoxie budgétaire. Et pourtant, en 2019, lors du « mouvement des blouses blanches », le personnel hospitalier, principalement le secteur infirmier, composé très majoritairement de femmes, en sous-nombre, sous-rémunéré, sous-équipé, contraint à des horaires de travail de plus en plus flexibles et à une polyvalence de plus en plus marquée, s’était mobilisé pour exposer publiquement l’état lamentable de ses conditions de travail.

Exposer des travailleurs non privilégiés

Outre le secteur des soins, de très nombreuses personnes ont été contraintes de travailler en contact avec le public ou avec leur collectif de travail, car elles appartiennent à un secteur considéré comme essentiel au fonctionnement social (alimentation, pharmacies, ramassage des déchets, nettoyage, livraisons à domicile, …) et/ou parce que leurs tâches ne sont pas réalisables par télétravail (travail ouvrier dans de très nombreux autres secteurs). Nombre de ces travailleurs sont considérés comme peu qualifiés et exercent leur métier dans des conditions de travail précaire, ce qui permet le basculement des rapports de forces au profit des employeurs : possibilités de licenciement renforcées, mise en chômage pour ne pas devoir payer le plein salaire dû par l’employeur durant le premier mois de maladie, manque d’installation de matériel de protection ou, dans les chaînes de travail collectives, absence d’une organisation du travail à la distance physique préconisée… Ainsi, la presse a révélé le 13 avril que 85% des entreprises contrôlées ne respectaient pas la règle de la distance physique minimale[8.« 85% des entreprises contrôlées ne respectent pas la distanciation sociale », Trends Tendances, www.trends.levif.be, 13 avril 2020.].

Cette crise a permis aussi au gouvernement de prendre des mesures qui flexibilisent davantage encore le droit du travail. Or, on sait que cette flexibilisation ouvre la voie aux abus des employeurs sur les travailleurs les plus fragiles. Et aucune garantie n’est donnée que ces mesures d’exception ne seront pas banalisées à l’avenir… Le travail « étudiant » a ainsi été autorisé au-delà de ses limites, pour remplacer le personnel malade. Les demandeurs d’asile ont également été convoqués dans ce but. L’abaissement des limites devient possible dans l’usage du contrat à durée déterminée, alors que les travailleurs mis en chômage partiel par leur employeur sont invités à travailler dans le secteur de l’agriculture, car celui-ci ne peut momentanément plus recourir à une main-d’œuvre saisonnière étrangère.

Ces déréglementations du droit du travail sont à mettre en rapport, en outre, avec certaines pressions patronales pour faire travailler plus en rémunérant moins pendant cette crise. Et dans « l’après-covid » ? Le président du Cercle de Lorraine, rendez-vous patronal, espère que ces mesures exceptionnelles pourront former « la base d’un nouveau contrat social[9.H. Craeninckx, « La reconstruction passera par un nouveau contrat social », www.lecho.be, 7 avril 2020.] »…

D’autres politiques étaient possibles en Belgique, mais elles nécessitaient que l’on sorte du dogme néolibéral. Elles postulaient que le bien-être de l’ensemble de la population au travail redevienne une priorité sans exception. Par exemple, en gelant toute possibilité de licenciement. En complétant sur les ressources publiques l’allocation de chômage temporaire, afin de garantir un salaire à 100%. En contraignant à la fermeture (par tournante) toutes les entreprises en fonctionnement, le temps d’y installer l’infrastructure qui permette un travail parfaitement sécurisé sur le plan sanitaire. En supprimant le statut de cohabitant pour l’attribution des allocations de chômage ou des aides sociales. En interdisant toute augmentation des prix, en obligeant les propriétaires d’immeubles à accepter un paiement différé du loyer pour tout locataire touché par la crise, en régularisant massivement les sans-papiers…

L’abandon des publics vulnérables

De nombreuses personnes sont obligées de vivre ensemble au sein d’un collectif : les personnes âgées pensionnaires des maisons de repos, le personnel pénitentiaire et les détenus contraints à un côtoiement permanent, les sans-papiers enfermés dans des centres fermés. D’autres sont en état de grande fragilité étant donné leur situation de très grande précarité : les sans-abri, les réfugiés hébergés dans les centres ouverts…

Sans aucun plan national d’envergure, tout s’est passé comme si le gouvernement avait oublié ces populations qui souffrent directement et en permanence de la situation sanitaire, sur le plan physique – avec un cumul de problèmes de santé qui risquaient encore de s’aggraver – ou sur le plan psychologique, avec l’interdiction des visites ou des activités collectives…

Ainsi, la hausse de la mortalité des personnes âgées hébergées dans les maisons de retraite est sidérante. Elles étaient menacées d’être contaminées par le personnel soignant, qui n’avait pas de matériel pour se protéger lui-même ; elles étaient confinées entre contaminés ; on ne les évacuait pas vers les hôpitaux, du fait de la recommandation de la Société belge de gérontologie et de gériatrie. Plus de la moitié des décès dus au coronavirus concerne cette population, qui semble bien avoir été abandonnée à son sort[10.Sciensano, Covid-19 – Bulletin épidémiologique du 28 mai 2020, https://covid-19.sciensano.be.].

D’autant plus que le dépistage systématique dans les maisons de repos a été décidé bien tard, et alors que les appels à l’aide des responsables étaient restés lettre morte pendant des semaines[11.« Dépistage du personnel dans les maisons de repos – Maggie De Block refuse », www.sudinfo.be, 27 mars 2020.]… On a recouru à l’armée pour les homes en détresse, on a lancé un appel à la mobilisation de volontaires et des bénévoles de la Croix-Rouge ou d’autres organismes d’intervention sociale : a-t-on oublié qu’avant les nombreuses coupes budgétaires, il existait, sur tout le territoire belge, un grand service public appelé Protection civile, dont l’aide à la population en situation d’urgence était spécifiquement la mission ?

Une démocratie (dé)confinée

Tant le confinement obligatoire que le déconfinement imposé touchent à l’exercice de droits fondamentaux pour la population. La façon dont la décision d’attenter à ces droits fut prise à la légère et dont elle fut « normalisée » a ouvert une brèche béante dans nos rapports quotidiens à la démocratie.

Confiner, c’est en effet empêcher l’exercice du droit à manifester, voire simplement du droit de circuler librement dans l’espace public. C’est imposer (durablement ?) d’autres rapports de travail. C’est imposer une « distanciation sociale » qui renforce des solitudes déjà trop flagrantes dans des sociétés pétries d’individualisme. C’est forcer des populations entières à un bouleversement dans leurs rapports à la nutrition, à l’exercice physique, ou simplement dans leur rapport à l’autre. Tout cela a dégradé leurs conditions d’existence.

Déconfiner, c’est exercer une violence auprès d’enfants et d’adultes qui, après avoir subi quotidiennement une communication gouvernementale stressante sur le danger des contacts physiques, sont incités subitement à reprendre un « rythme normal », alors que les conditions d’exercice de leurs activités ne semblent pas satisfaisantes, ni sur le plan de la protection sanitaire, ni quant au respect du sens même de l’activité concernée…
Qui devra répondre des dégâts sociaux engendrés par de tels choix ?

Contrôle démocratique en société néolibérale

L’après-crise sanitaire ne peut s’envisager sans l’exercice de ce principe de base qu’est la responsabilité politique des autorités. À savoir, leur obligation d’être soumises à un contrôle démocratique pour leurs actes et à une sanction (politique ou pénale, selon les cas) en cas d’irrégularités ou de manquements graves constatés. Par le pouvoir de démission de ministres, le vote de défiance contre un gouvernement ou la mise en place de commissions d’enquête, le contrôle parlementaire représente l’essence du régime démocratique.

Si plus aucune situation – alors même que certaines d’entre elles ont revêtu un tel degré de gravité – n’aboutit à l’usage de ces outils démocratiques essentiels, c’est que nous ne sommes plus en démocratie…

Des manquements politiques, dans cette crise, il y en a eu de nombreux. Le plus grave, c’est qu’ils ne sont pas simplement dus à une succession de mauvaises décisions. Ils relèvent plutôt de l’impossibilité de gérer humainement une situation sociétale mondiale dès lors que la grande majorité des classes politiques restent intellectuellement programmées sur la nécessité d’une économie mondialisée et de compétitivité, où les finalités qui l’emportent restent la recherche de l’enrichissement et celle du pouvoir que procure cet enrichissement pour une minorité de moins d’un tiers de la population mondiale. Si la Belgique présente un taux de mortalité due au covid-19 particulièrement élevé (quoique ces chiffres méritent d’être fortement relativisés, tant nous manquons, faute d’un dépistage massif, de données fiables et de clarté statistique), les mauvaises réponses à cette crise sont très largement partagées par les gouvernements de nombreux pays.

Les multiples problèmes sociétaux engendrés par la crise du covid-19, et la pandémie elle-même[12.Voir S. Shah, « Contre les pandémies, l’écologie », Le Monde diplomatique, mars 2020, p. 1 et 21.], sont en effet révélateurs de l’impossibilité de continuer à faire comme si le modèle néolibéral était humainement viable. Cette crise a pu montrer, dans toute son ampleur, le niveau de prédation d’un système où la priorité est de faire du profit : spéculations et fraudes sur le prix et la qualité des fournitures médicales en forte demande, concurrence effrénée entre acheteurs de masques et d’autres matériels médicaux nécessaires, incapacité de l’Union européenne à mettre en œuvre des politiques de solidarité entre États membres – cela n’est du reste pas prévu dans les traités européens – ou des politiques de mutualisation des efforts et des savoir-faire industriels pour tout le matériel manquant, notamment via des politiques d’investissement massif de la Banque européenne d’investissement dans ce secteur.

L’intérêt général secoué

En termes de démocratie, il n’y aura « d’après » que si les classes politiques et économiques dirigeantes sont forcées par la grande majorité des citoyens à changer radicalement de cap : refinancement massif de l’ensemble des services publics, sortie du marché des secteurs énergétiques, renaissance d’un secteur bancaire public fort, redéploiement de véritables politiques industrielles renationalisées qui permettent non seulement une autonomie productive la plus large possible de chaque pays, mais encore une production complètement orientée vers le bien-être social et écologique de l’humanité. Un tel virage exige de revoir complètement la notion de développement sociétal, les rapports entre les pays et les économies, le temps de travail de chacun, les priorités des secteurs de développement économique et la distribution des richesses au sein des populations et entre pays du monde.

Or, au vu des orientations prises pour gérer l’après-crise et des déclarations de responsables de l’économie, tout semble au contraire prendre le chemin d’une dynamique de durcissement de la ligne néolibérale. En témoigne notamment la formation par le gouvernement Wilmès, le 6 avril, du GEES (groupe d’experts sur la stratégie de sortie de crise ou exit strategy) : on trouve dans ce groupe, à côté des spécialistes médicaux attendus, un grand patron mais pas d’équivalents syndicaux, un économiste et un juriste mais pas de sociologue, de psychologue ou d’environnementaliste ; seule la directrice de la Fédération des services sociaux (FDSS) y représente le « secteur social ». En témoigne aussi la constitution, dès la mi-mars, de l’Economic Risk Management Group (ERMG) : ce groupe est co-présidé par le gouverneur de la Banque nationale Pierre Wunsch et par l’ancien dirigeant du Boerenbond[13.Groupe de pression représentant les intérêts du monde agricole flamand.] Piet Vanthemsche, deux hommes qui ont appelé les Belges à rester à leur poste de travail coûte que coûte, donnant clairement la priorité au fonctionnement des entreprises[14.“Keep calm and carry on working, says governement economic adviser Vanthemsche”, The Brussels Times, 22 mars 2020, et « Pierre Wunsch, gouverneur de la BNB: “Il faut travailler autant que faire se peut, pour éviter l’effondrement de l’économie” », La Libre, 28 mars 2020.] sur les préoccupations de santé.

La planification serrée appliquée par le gouvernement pour pousser à une reprise économique et sociale rapide (notamment celle des écoles) – alors que la contamination, même si elle semble régresser, n’est pas pour autant stoppée – n’augure de rien de bon en termes de priorités et de valeurs démocratiques. Si l’on a espéré quelque temps, au cœur de ce drame, que l’intérêt général redevienne celui de la protection de la population, désormais la relance se fait, au contraire, en assimilant l’intérêt général aux bénéfices des actionnaires. Ainsi – et cela a de quoi inquiéter – les possédants ont, pour attaquer l’État en justice, de multiples possibilités : elles vont du « droit » du propriétaire frustré de l’usage de sa résidence secondaire à la latitude donnée à un investisseur, dans les accords de libre-échange, d’interdire à l’État toute mesure pouvant réduire ses bénéfices.

Les systèmes d’État social de services publics, les plus démocratiques jamais institués, avaient émergé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale en réaction à la barbarie nazie, aux camps d’extermination et au bilan de 60 à 80 millions de morts (en y comptant l’épisode hallucinant d’Hiroshima et Nagasaki). Les centaines de milliers de décès dus à la pandémie de covid-19 – qui touche majoritairement des personnes âgées, des personnes ayant eu la malchance de naître avec des maladies chroniques ou des personnes appauvries (aux États-Unis, par exemple, une population principalement afro-américaine) – ne forment-ils pas une masse suffisante et n’ont-ils pas assez de valeur pour justifier la sortie mondiale du système néolibéral ?

(Illustration de la vignette dans le domaine public ; A plague doctor in seventeenth-century Rome réalisé vers 1656 et édité par Paul Fürst.)