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La langue à l’ouvrage

PONTHUS
PONTHUS
On ne l’attendait pas, ce livre de Joseph Ponthus. Il a crevé le ciel de la nouvelle année, comme une petite nova. Un récit en vers de deux cent cinquante pages, résumant deux années d’usine. Sa forme, comme son synopsis, l’écarte de tous les canons littéraires contemporains. Qui de nos jours va lire cette étrange expérience, à cheval entre la poésie et l’art prolétarien ? Deux fois désuètes ? Question de communicant ou de marketeux, heureusement annihilée par les succès public et d’estime obtenus depuis lors.

Joseph Pontus est ouvrier. Mais il a eu plusieurs vies. Après une hypokhâgne et une khâgne, il travaille dans le secteur social puis comme animateur spécialisé. Il a également participé à la direction d’un livre publié aux éditions Zones, Nous… la cité – où quatre jeunes racontent leurs quotidiens, leurs rages et leurs espoirs. Surtout, il a participé à l’aventure d’Article 11, journal d’information indépendant publié entre 2010 et 2015 à Paris. Un périodique qui demeure l’une des tentatives les plus réussies de journalisme populaire mêlant investigations, témoignages et expérimentations graphiques dans la France de ces vingt dernières années.

Ainsi, Ponthus a déjà une intimité avec l’écriture et la littérature. Mais son livre n’est pas le résultat d’un établi, cette pratique qui consistait pour des étudiants révolutionnaires, souvent maoïstes ou trotskystes, à s’établir dans des usines pour vivre la condition ouvrière et réaliser une propagande politique. C’est la nécessité qui l’a poussé sur la chaîne d’une conserverie ou entre les rails d’un abattoir. L’écriture, il l’explique, s’est imposée d’elle-même ; il fallait trouver une manière de raconter l’usine, dénicher la forme adéquate. Et ce fut le vers, dénué de ponctuation, pour suivre le rythme d’un travail fordiste, de la division mécanique des tâches. La marche forcée, les heures longues, distendues, physiques et épuisantes.

« Je ne connais que quelques types de lieux qui me fassent ce genre d’effet
Absolu existentiel radical
Les sanctuaires grecs
Les prisons
Les îles
Et l’usine
Quand tu en sors
Tu ne sais pas si tu rejoins le vrai monde ou si tu le quittes
Même si nous savons qu’il n’y a pas de vrai monde »

À la ligne ouvre une brèche béante dans le flux de la communication quotidienne. Il anéantit des milliers d’heure d’insignifiance médiatique et télévisuelle ; il chamboule l’information circulaire et le storytelling des classes supérieures, dont l’effort consiste, chaque jour, à rendre impossible toute transmission sensible de l’asservissement par le travail et à lui substituer une idéologie managériale de la réussite professionnelle. En documentant ses journées, les pires et les meilleures, Ponthus ouvre à la lectrice[1] la porte d’une vérité ordinaire, d’un vécu, dépouillé des voiles de la publicité et de la statistique : le salariat est une forme de barbarie.

Il vole à l’être humain son temps, l’oblige à trouver de la joie dans l’esclavage – comme quand Ponthus et ses camarades se félicitent d’avoir fait leur part en un temps record, pour arracher quelques minutes ou quelques heures aux mâchoires avides du pointage. S’il apprend les règles de la solidarité, de ces précieuses minutes offertes aux nouveaux pour les aider à ne pas se noyer, il insémine la colère, la détestation de l’autre, réduit l’individu à une extension de la chaîne qui se plaint du moindre retard ou qui, au contraire, freine, par ignorance ou paresse, et met les autres en danger.

Le danger, d’ailleurs, y est omniprésent. Il prend une forme physique bien sûr mais surtout financière. La vie d’intérimaire, que nous raconte Ponthus, est celle d’un animal forcé de se battre chaque jour pour se remplir le ventre, sans savoir de quoi sera fait le lendemain. C’est la précarité à l’état pur : le danger de ne pas savoir payer ses factures, de rentrer les poches vides. C’est ce sentiment, proche de la folie, qui, un jour de covoiturage avorté, fait payer au travailleur un taxi pour ne pas être renvoyé ; qui le fait dépenser plusieurs jours de salaire pour éviter de n’en avoir plus du tout.

« Le capitalisme triomphant a bien compris que pour exploiter au mieux l’ouvrier
Il faut l’accommoder
Juste un peu
À la guerre comme à la guerre
Reposes-toi trente minutes
Petit citron
Tu as encore quelques jus que je vais pressuriser »

À la ligne redonne une réalité et une chair à la condition ouvrière actuelle et plus largement à cette société invisible sur laquelle repose le fonctionnement d’un nombre de secteurs économiques considérables. Évidemment, le livre résonne avec le mouvement des gilets jaunes et avec son revers : le mépris d’une classe politique cristallisé dans les petites phrases macroniennes et dans l’écart entre la novlangue des communicants et la réalité. D’ailleurs, le clin d’œil est chez Ponthus lui-même : « eh Manu / Tu ne viendrais pas avec nous demain matin pousser un peu de carcasses qu’on rigole un peu ».

Travaillant la plupart du temps au cœur de l’industrie agroalimentaire, l’auteur nous en fait voir une part sombre : la vétusté des infrastructures, l’absence de transmission des savoirs, les maladies professionnelles et les mutilations, le contrôle de l’État parfaitement « géré » par le management. Ponthus cite directement La Jungle d’Upton Sinclair (grand romancier prolétarien américain, relativement oublié) dont l’intrigue se déroule dans les abattoirs de Chicago à l’aube du XXe siècle. Il est frappant de comparer les deux œuvres et de se dire que si le malheur a baissé en quantité, il n’a pas changé de nature. La destruction des corps et de l’environnement, dans les deux œuvres, est partagé entre les animaux abattus et les ouvriers abatteurs (du vivant ou du travail).

« Aujourd’hui j’ai opéré de la béchamel au mixeur en quantité industrielle
Les proportions étaient simples
Pour une cuve de 164 litres de sauce qui nous servira à faire je ne sais combien de gratin dauphinois individuels qui seront vendus à Monoprix
Mettre 57 litres de crème
3,66 kilos de jaunes d’œuf
110 litres d’eau
Mélanger
Rajouter 30 kilos de poudre de perlimpinpin
Mélanger »

S’il n’a pas la même discrétion que celle de Joseph Andras (De nos frères blessés, Kanaky), Joseph Ponthus fait pourtant partie d’un même mouvement littéraire. Par mouvement, je n’entends pas école ou chapelle, mais plutôt force, attraction, réaction d’une société dont la littérature politique, populaire et radicale a été marginalisée et déconsidérée pendant des décennies. Ces deux auteurs font la preuve que l’invention formelle n’est pas un privilège des élites ; que l’aristocratie est avant tout celle du travail, travail de l’écrivain et de l’ouvrier, de l’un avec l’autre et de l’un pour l’autre. Andras avec la prose et Ponthus avec le vers, rendent à la littérature sa capacité à être, en même temps, un combat et une esthétique.

Certains iront jusqu’à y voir une prolongation de la guerre culturelle, actuellement perdue par la gauche et qui se restructure autour du conflit identitaire (néo-libéralisme marchand contre nationalisme identitaire et conservateur) … Même si cela peut être une grille d’analyse, il me semble qu’elle subordonne un geste de création et un dialogue entre l’auteur et la lectrice à un récit de la réalité forcément réducteur. La puissance évocatrice et politique de l’œuvre est à chercher, chez Ponthus, dans sa capacité à transmettre et à redéployer une relation sensible, d’humaine à humaine, prémisse à toute solidarité. Son travail est quasiment celui d’un poète-anthropologue : revenir au fondement de ce qu’est l’humain, comprendre, échanger, s’entraider.

C’est un acte essentiellement politique : réinventer la langue et la rendre en partage.

 

[1]Dans l’article, le féminin fait office d’indéfini.