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Le numérique contre les travailleurs

L’économie digitale et les nouvelles « plateformes » promettent aux jeunes d’obtenir rapidement un travail, sans pour autant avoir besoin de qualifications particulières, parfois même sans recourir à de la contrainte administrative, des candidatures, lettres de motivation ou curriculum vitae. Mais qu’est-ce que l’économie digitale et quel type d’emploi fournit-elle ?

Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022).

La transformation digitale de l’économie traverse et varie d’un secteur ou d’une entreprise à l’autre, tant au niveau de la production des biens que des services : recherche et développement, conception, fabrication, vente, livraisons, consommation, etc. Cette transformation est possible grâce à la « révolution numérique » qui a permis le développement de nouvelles activités commerciales dont les plus connues sont probablement les plateformes en ligne (e-commerce ou de fourniture de services).

La plupart des gens connaissent takeaway.com (pizza.be), Deliveroo ou Uber… Ce qui est moins connu, ce sont les nouvelles formes d’organisation du travail que ces enseignes récentes ont générées. En effet, la « nouvelle économie » vient remettre en question les notions de travail et le statut de travailleur salarié dans le capitalisme contemporain. Ce phénomène tendant à se généraliser, lutter contre la précarisation qu’il induit, devient incontestablement un défi pour le syndicalisme. Les Jeunes FGTB ont bien compris son importance : ce n’est pas l’exploitation qui doit se développer autant que le progrès technologique , mais bien les droits des travailleurs. Pour ce faire, ces derniers doivent comprendre le système dans lequel ils évoluent et ensuite s’organiser collectivement pour faire valoir leurs droits.

Qu’est-ce qu’une économie digitale ?

Ubérisation, économie numérique, économie « collaborative » ou « de partage »… derrière ces termes se cache le développement d’une économie de « personne à personne », où client et prestataire sont mis en relation via une application ou un site web. Dans un contexte économique marqué par plusieurs années de crise et d’austérité, des entreprises comme Uber, Deliveroo, BlablaCar ou AirBnB ont fait une entrée fulgurante dans notre vie quotidienne. Mais, derrière une image moderne et « disruptive », la réalité pour les travailleurs de l’économie digitale est bien moins enviable et ne permet pas de sortir de la précarité. Il ne s’agit pas d’un simple secteur économique parmi d’autres, c’est en réalité un cadre nouveau qui vient redéfinir et réinventer l’ensemble des secteurs économiques traditionnels.

Particulièrement en ce qui concerne les conditions de travail hyperflexibles et ultra-précaires (la couverture sociale est quasi inexistante) et dont les pratiques, à terme, risquent de s’étendre à l’ensemble des salariés. Au niveau de leur discours marketing, les plateformes présentent leur modèle comme un dépassement du salariat, une forme de progrès où le travailleur serait libre grâce à l’hyperflexibilité. En réalité, ce qu’ils proposent est une régression sans commune mesure des conquêtes sociales historiques car, rappelons-le, l’une des premières victoires du monde ouvrier a été de faire admettre aux patrons qu’il y a bien un lien de subordination. Ceci implique certaines responsabilités pour l’employeur : le paiement de l’équipement, le fait d’assurer un lieu de travail, de prendre la responsabilité des accidents, etc. Toute une série de choses dont les patrons aimeraient se dédouaner.

Il est parfois difficile de cerner ce qui correspond ou non à l’économie de plateforme mais voici quelques caractéristiques communes aux différentes réalités de ce secteur :

  • L’usage généralisé d’algorithmes qui permettent d’automatiser entièrement le processus de travail (via des applications et des sites web) ;
  • L’effacement de la frontière entre travail et loisir ;
  • Avec l’économie digitale, on te fait croire que tes hobbies deviennent rentables (tu peux gagner de l’argent en faisant du vélo ou en réduisant ton empreinte écologique par exemple) ;
  • Une économie à double facette. D’une part, il y a l’activité reconnue (la livraison de repas, par exemple) et d’autre part, la récolte des données (les big data) qui est en réalité la vraie source de profit.

La flexibilité des travailleurs, pas du travail

La flexibilité, l’indépendance et l’autonomie dans le travail, avec à la clé des revenus importants, sont souvent vantées par les plateformes digitales. Ces arguments trouvent un écho particulier chez les jeunes et les étudiants qui y voient un moyen de gagner facilement de l’argent en combinant travail et horaire de cours. Pourtant, dans la réalité, la flexibilité c’est surtout celle des travailleurs et pas du tout celle du travail.

Par exemple, Deliveroo demande à ses coursiers une grande flexibilité sans pour autant leur garantir un minimum de travail. De plus, avec la réintroduction du travail à la tâche (commande), les coursiers ne sont plus payés lorsqu’ils attendent une commande en préparation. Cela signifie, dans les faits, devoir attendre 20 ou 30 minutes sans être payé.

Cette flexibilité pousse également les livreurs à migrer d’une plateforme à l’autre en fonction des prix pratiqués. Il existe même des coursiers qui travaillent pour deux sociétés en même temps dans le but d’avoir plus de commandes.

Introduction du statut « loi de Croo »

Depuis janvier 2018, Uber et Deliveroo ont rejoint la short-list des plateformes agréées dans le cadre de la « Loi de Croo ». En 2016, celui qui deviendra Premier ministre et qui est alors le ministre chargé de l’agenda numérique, Alexander De Croo, a développé une réglementation permettant aux plateformes de se faire agréer en tant que « plateforme collaborative », et de bénéficier d’un régime fiscal favorable.

Les revenus des travailleurs qui exercent des activités via une plateforme agréée étaient taxés, à la source, à un taux de 10 %. Ce taux de 10 % s’appliquait sur 5 100 euros/an. Parmi les plateformes, on retrouve non seulement Deliveroo ou Uber mais aussi List minut, Flavr, Pwiic, Bringr, Heetch ou encore BijlesHuis. Cela va donc des cours particuliers aux chauffeurs VTC en passant par des travaux manuels à domicile. Depuis janvier 2018, le plafond annuel est passé à 6 000 euros/an (avec un plafond mensuel de 1 000 euros) et le taux préférentiel a été réduit à 0 %, la défiscalisation est donc totale. Cette mesure encourage le travail dans l’économie informelle de plateforme, en l’y incitant par un régime fiscal favorable.

Au sein même des plateformes, cela crée une concurrence entre les coursiers indépendants et les coursiers « Loi de Croo ». Par ailleurs, cette loi a amené de nombreux abus avec notamment des personnes qui prestent sous le nom d’une autre pour pouvoir « remettre à zéro » le compteur des 6 000 euros. Souvent, les « prêteurs de noms » ne se privent d’ailleurs pas de prendre une commission au passage. D’autres abus sont également à mettre en évidence, il n’est par exemple pas rare de croiser des jeunes mineurs qui prestent sous le nom d’un adulte.

De plus, cette législation ne prévoit pas de conditions spécifiques pour qu’une plateforme puisse se faire agréer. Elle ne prévoit, en outre, aucune limitation au niveau des activités entrant en compte. Cela suppose, en principe, que n’importe quelle entreprise pourrait faire travailler des prestataires via une plateforme se réclamant de l’économie « collaborative » et échapper ainsi à ses devoirs en tant qu’employeur. On sent, ici, réellement, une volonté politique de précarisation de l’emploi, qui s’inscrit dans un objectif de réduction des coûts de la main d’œuvre et de flexibilisation du travail.

Représentation syndicale

Avec le travail digital, c’est le retour au XIXe s., lorsque les travailleurs n’avaient pas le droit de s’organiser pour défendre de meilleures conditions de travail. Pourtant, les droits syndicaux sont inscrits dans différentes conventions de l’OIT (Organisation internationale du travail) et reconnus par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et ils font partie des droits fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. Travailleurs et syndicats ont durement lutté pour obtenir des droits syndicaux tels que la liberté d’association, le droit à la négociation et à l’action collective ou encore les droits d’information, de consultation et de participation dans l’entreprise. Aujourd’hui, le fait de passer par des « pseudos entrepreneurs » permet à ces sociétés de saper complètement les protections syndicales individuelles des travailleurs qu’ils utilisent !

Par ailleurs, il n’existe aucune représentation collective des coursiers comme c’est pourtant le cas dans la majorité des entreprises en Belgique. C’est Deliveroo qui fixe les conditions de travail des livreurs qui ne sont pas représentés lors de négociations. Ils ne peuvent dès lors pas faire valoir leurs revendications ou défendre leurs intérêts.

Dans ces conditions, on voit toute la nécessité d’une voix collective pour les livreurs. Une voix qui défendrait l’intérêt de l’ensemble des coursiers, quel que soit leur statut ou la plateforme pour laquelle ils travaillent. De nombreuses initiatives se développent pour défendre les droits des coursiers. Mais cela reste difficile, car il existe des exemples de coursiers qui ont été déconnectés du jour au lendemain pour avoir mené des activités syndicales. Cela prouve donc que l’on peut être « licencié » (désactivé) unilatéralement, sans indemnité et parfois sans même en être tenu informé !

Par ailleurs, avec un certain retard et de manière incomplète, les législateurs, belges et européens, commencent à se pencher sur la question et aimeraient clarifier le statut des travailleurs de plateforme. C’est une occasion à saisir pour conquérir des droits pour ces travailleurs. Cependant, il ne faut pas être dupe et se rappeler que ce n’est qu’avec un rapport de force efficace que les choses avanceront. Même si une législation favorable émerge, il faudra des organisations syndicales fortes pour imposer le respect du droit. Il est donc important de s’organiser dès maintenant et de rejoindre son syndicat, peu importe que l’on soit livreur UberEats, jardinier ListMinut ou chauffeur Heetch !

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Pour aller plus loin sur ce sujet

  • D. Cardon et A. Casilli, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Bry-Sur-Marne, INA, 2015.
  • C. Degryse, Les impacts sociaux de la digitalisation de l’économie, Bruxelles, Etui Working Papers, février 2016.
  • T. Scholz, Digital Labor. The Internet As Playground And Factory, Routledge, 2013.
  • G. Standing, The Precariat : The New Dangerous Working Class, Bloomsbury, 2014.
  • >>> Lire l’article : Accord UBT-Uber : l’uberisation du syndicalisme

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(Image en vignette et dans l’article sous CC BY-SA 2.0 ; photo d’un cycliste UberEats prise par Franklin Heijnen, en octobre 2016.)