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Le parcours de combattante d’une piétonne

Caroline Van Wynsberghe utilise majoritairement ses pieds pour se déplacer : elle est piétonne. Dans ce billet d’humeur, elle partage ses exaspérations mais aussi la joie que lui procure le fait de marcher. Sans oublier quelques revendications politiques juste… en flânant !
Cet article est publié dans le cadre du n°121 de Politique (décembre 2022).

Je me permets de me présenter. Je suis piétonne avant tout et usagère des transports en commun dans un second temps. Il m’arrive de profiter d’une voiture et d’un chauffeur, en général pour quitter Bruxelles. Mon expérience multimodale se limite à cela. Je profite de cet article pour révéler ma vraie motivation : je suis piétonne car je manque de patience. L’idée de chercher une place et de devoir manœuvrer me stresse à l’avance. Aller chercher son vélo au local dédié, défaire son cadenas, le ranger… me donne la sensation de perdre du temps ; attendre le bus ou le métro aussi.

Je marche car la mise en mouvement est immédiate. J’ai grandi à une époque où les fréquences des transports en commun étaient nettement plus réduites qu’à l’heure actuelle et dans un coin de Bruxelles où le bus était le seul moyen de déplacement pour les élèves, les personnes âgées et les mères de famille. Autant dire que ce n’était pas vraiment une priorité politique. J’ai pris l’habitude de marcher car je pouvais arriver avant le bus. Parfois, je marchais pour embarquer dans le bus en amont de mon arrêt, avant la foule, afin d’être mieux installée. En réalité, en y réfléchissant bien, j’ai pris goût à la marche, car la STIB, dans les années 90, ce n’était pas génial.

Vulnérabilité piétonne

Cela fait un peu plus d’un an que je m’applique à relever, au quotidien, les obstacles que rencontrent les piétons et piétonnes (valides) à Bruxelles. J’évoque délibérément des obstacles, car il faut bien reconnaître que je râle beaucoup et qu’il y a peu de situations totalement satisfaisantes. Je pourrais faire passer cette démarche pour de l’observation participante, mais cela ne relève d’aucune étude systématique ou rigoureuse[1.Pour le lectorat intéressé, je renvoie à l’étude sur les gênes piétonnes publiée dans Brussels Studies. Elle est fouillée et les photos qui y sont intégrées illustrent bien le gymkhana auquel piétons et piétonnes doivent se plier dès le pied posé sur le trottoir. Voir : A. Creten, A. M. Mezoued et Q. Letesson, « Fluidité des déplacements et gênes piétonnes dans les rues commerçantes de Bruxelles », Brussels Studies [En ligne], Collection générale, n° 158, 20 juin 2021.].

À ce sujet, je dois bien marquer mon désaccord avec les campagnes considérant qu’on est toutes et tous piéton∙nes dès lors qu’on marche. Il ne se passe pas un jour sans que je sois confrontée à des voitures garées sur des trottoirs ou des espaces piétonniers, même (surtout ?) s’ils font partie d’aménagements destinés à sécuriser les abords de crèches ou d’écoles. Je refuse de considérer que faire quelques pas pour aller récupérer sa voiture mal garée transforme un∙e automobiliste en piéton∙ne. À l’inverse, on sera toutes et tous d’accord sur le fait que devoir régulièrement contourner des obstacles en marchant sur la chaussée ne fait pas de moi une automobiliste.

En revanche, je suis convaincue qu’être tous et toutes piétons et piétonnes est une étape obligée pour une mobilité globale apaisée. Automobilistes et cyclistes doivent passer par la case marche à pied afin de prendre conscience de la vulnérabilité piétonne.

Une question de taille

Je ne suis militante d’aucune association piétonne et je n’ai pas la prétention de représenter qui que ce soit d’autre que moi. Je conçois tout à fait que mon positionnement puisse déranger. J’ai en effet rarement l’occasion d’être contente d’un parcours, même si certaines communes bruxelloises s’en sortent mieux que d’autres. En général, ça tient à la taille des trottoirs. En effet, un trottoir large permet de déambuler plus facilement, notamment à deux de front. Pourtant, beaucoup de trottoirs semblent être conçus comme des quais de débarquement pour automobilistes, c’est-à-dire qu’on considère qu’ils doivent être à peine plus large qu’une portière. L’idéal est bien entendu qu’une personne à mobilité réduite ou une mère avec une poussette puisse passer. Que la mère veuille tenir son enfant, plus grand, par la main semble n’avoir effleuré que peu d’esprits à l’époque de construire les trottoirs bruxellois.

Malgré tous les écueils, marcher n’est pas sans avantage. Tout d’abord, bouger est bon pour la santé. Je fais de l’exercice et je ne pollue pas. Je n’ai pas besoin de carburant et j’aurais presque envie de dire que, la plupart du temps, je recharge mes batteries en marchant. C’est un excellent moyen de déconnexion. D’ailleurs, je marche car cela ne demande pas la même concentration que de conduire une voiture ou un vélo et ça détend nettement plus que rester debout dans un bus bondé.

J’ai mis un point d’honneur à ce que mon fils devienne piéton dès son plus jeune âge. Il va à pied à l’école, et pas en draisienne ou en trottinette car « marcher c’est fatiguant ». On a découvert plusieurs chemins ensemble, mis en évidence les obstacles et repéré les atouts de l’un plutôt que l’autre (de l’ombre en été, des feux rouges pour traverser avec un maximum de sécurité, des trottoirs larges et/ou en bon état…). Il a pris conscience des dangers de la vie piétonne, même s’ils ne sont pas toujours là où on peut l’imaginer. Ainsi, il aura vite appris que si une voiture encombre un passage pour piétons, on n’interpelle pas le conducteur, car cela peut très rapidement dégénérer. Il a déjà compris que insultes et menaces seront son lot d’usager actif et vulnérable qui tente, tant que possible, de faire respecter le code de la route.

Quand je lui demandais l’avantage qu’il voyait à être piéton, il a pointé le fait que le trajet a toujours la même durée. Si on arrive en retard, c’est qu’on est en réalité parti en retard, dit-il en semblant regretter de ne pouvoir jamais utiliser l’excuse d’avoir été coincé dans les embouteillages ou d’avoir dû tourner 20 minutes dans le quartier pour pouvoir trouver une place de parking.

Redécouvrir la ville

Découvrir la ville crée du lien social. On salue les personnes qu’on croise, qu’elles soient piétonnes ou cyclistes. À force, on se reconnaît, on se sourit et on se sent en sécurité. On apprend également des choses dont on se demande bien pourquoi on les retient. Ainsi, alors que je n’ai jamais pu me rappeler du jour de ramassage des poubelles dans ma rue, je sais, à force de buter sur des sacs, que les camions passent le mercredi sur le chemin de l’école !

Je suis devenue, sur le tas, spécialiste de la (mauvaise) signalisation des chantiers pour les piétons et piétonnes. Je pourrais conseiller les pouvoirs publics à rédiger des guides de bonnes pratiques à destination des impétrants et autres responsables de chantier pour protéger les usagers et usagères vulnérables. J’ai d’ailleurs régulièrement l’occasion de signaler des problèmes, plus ou moins rapidement pris en charge selon les communes (et en général la diligence est proportionnelle à la taille des trottoirs). Ce qui m’a fait dire, en boutade, qu’un autre plaisir de se déplacer à pied est de pouvoir prendre des photos et les partager : photos de trottoirs éventrés, de voitures mal garées, de trottinettes abandonnées… Trêve de plaisanterie, c’est aussi l’occasion de découvrir de magnifiques bâtiments ou de profiter de superbes levers de soleil et de redécouvrir la ville.

À ces fins, je me suis créé un avatar piéton sur Twitter. Désormais, je suis aussi Shadow Minister for Pedestrians, un peu à la manière dont le parti britannique minoritaire organise sa politique d’opposition. Je considère que la mobilité piétonne doit être (mieux) prise en compte et je réclame donc une ministre des piétons et piétonnes dans le prochain gouvernement régional. À considérer que tout le monde est piéton∙ne, on ne fait de politique pour personne. On vient de loin. J’en suis consciente et on avance à petits pas. C’est probablement parce qu’on recommande d’en faire 10 000 par jour ! Je suis convaincue que la dimension piétonne doit être intégrée à chaque projet, comme on peut l’exiger pour la dimension genre. On démarre un chantier ? Comment protéger les usagers vulnérables (à pieds ou à deux roues) ? On construit un nouveau quartier ? Est-il accessible facilement à pied ? Ne faudrait-il pas prévoir des servitudes sur certaines parcelles afin de permettre le passage piéton ? Et ce nouvel hôpital, est-il bien fléché pour les malades venant à pieds ? Il suffit de sortir du métro à Delta et à Erasme pour comprendre que les hôpitaux à proximité visent, pour l’un, un public automobiliste et, pour l’autre, un public venant en transports en commun.

Le premier élément de mon programme politique est totalement provoquant, car je propose de taxer la mobilité piétonne. En effet, je suis persuadée que nous sommes laissé∙es pour compte car nous ne rapportons pas le moindre centime aux caisses de l’État (à décliner en fonction des niveaux de pouvoir), ou du moins c’est ce qu’on croit. Depuis presque deux ans que je marche 8 à 10 km par jour, j’ai usé 4 jeans, 5 pantalons en toile, deux paires de baskets, deux de sandales et je fais régulièrement ressemeler mes chaussures. J’ai investi dans une solide veste de pluie et dans des chaussures plus costaudes adaptées aux conditions climatiques hivernales. Pourtant, pendant les confinements, alors que les garages étaient ouverts pour les réparations automobiles et que les techniciens en cycles ont pu bénéficier du même traitement, il était interdit de déposer mes chaussures à la cordonnerie pour les réparer. Le Conseil national de sécurité avait pensé aux adeptes du kayak, mais personne n’a songé aux piétons et piétonnes, alors qu’en termes de mobilité, il s’agit certainement d’un mode de déplacement plus populaire, du moins si on habite en ville et pas sur les bords de la Lesse.

Une autre mobilité est possible

Si je peux passer pour anti-bagnole, je prends le risque de me fâcher avec les « cyclo-bobo-écolos » en rappelant que je ne suis pas favorable aux dimanche(s) sans voiture. À mes yeux, cet événement annuel n’a jamais été l’occasion de promouvoir des alternatives à la voiture. C’est bien simple, le dimanche sans voiture, je reste chez moi. Bruxelles est transformée en grande braderie et il est impossible d’y déambuler paisiblement à pied. En revanche, je milite pour des journées sans voiture en semaine et j’ai, chaque année, l’opportunité de rappeler que je suis prête à prendre congé pour accueillir et guider les navetteurs et navetteuses désemparé∙es sans leur véhicule. Ce n’est qu’ainsi qu’on démontrera qu’une autre mobilité est possible. Lorsque la vitesse commerciale des bus et des trams aura été renforcée suite à l’absence d’embouteillage, on aura envie de les prendre.

Apparemment, on pourrait l’envisager dans un avenir proche. En effet, « chaque journée sans voiture à Bruxelles permet d’économiser jusqu’à 8.000 barils équivalents de pétrole » apprend-on d’un sondage[2.« Mobilité : 58 % des Bruxellois favorables à une journée sans voiture par semaine selon une étude », BX1, 30 juin 2022.] duquel il ressort également que 58 % des Bruxellois sont favorables à l’organisation d’une journée sans voiture par semaine. Mais quelle drôle d’association d’idées quand on y pense.

On nous a vendu cette journée comme une fête sans voiture et aujourd’hui elle devient un passage obligé du sevrage automobiliste contraint et forcé un jour sur sept car l’automobiliste n’a pas les moyens de payer son plein, ni le courage de renoncer tout∙e seul∙e à la voiture. Comme si la voiture n’était qu’une clope et l’automobiliste une personne accro à la nicotine qui ne cesse d’essayer d’arrêter de fumer. Les piéton∙nes n’ont soit que peu conduit, soit sont des automobilistes qui ont pu décrocher et j’en connais peu qui risquent de replonger !

>>> Lire notre article  : Histoires de trottoir

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC 2.0 ; une rue dans le centre de Bruxelles en octobre 2006 par Mélanie.)