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L’espace public belge, révélateur du déni colonial

Visite guidée du patrimoine colonial
Visite guidée du patrimoine colonial
La Belgique n’a plus de colonies depuis plus d’un demi-siècle. Mais l’esprit de la colonisation est inscrit dans la pierre à tous les coins de rue. Comme si la décolonisation n’avait pas encore atteint nos villes, que des «afro-descendants» ont décidé de décoder en organisant des visites guidées.

Au lendemain des attentats du 22 mars 2016, Christophe Mincke, professeur à l’Université Saint-Louis de Bruxelles, décrivait dans Le Monde avec des mots très justes ce que la société belge pensait d’elle-même en matière d’ouverture aux autres et d’interculturalité. « Aussi étrange que cela puisse paraître, les Belges tendent à être orgueilleux. Non de cet orgueil qui fait penser que l’on est destiné à apporter les Lumières au monde, mais d’un orgueil inversé. Ils aiment se penser ouverts, accueillants, débonnaires, se croire insignifiants, habitants fortuits d’un pays issu du hasard des conflits du XVIIIe et du XIXe siècle. » Cette description correspond parfaitement au profil de beaucoup de Belges qui participent pour la première fois aux visites guidées décoloniales du CMCLD (Collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations).

Ces visites régulières entamées il y a quatre ans connaissent un succès notable grâce au travail de recherche et de terrain des militants du Mouvement. Un succès dû aussi aux partenariats avec des individus tels que Lucas Catherine, seul spécialiste du patrimoine colonial belge, ou l’ONG CEC (Coopération par l’éducation et la culture).
Le patrimoine colonial est tellement disséminé à Bruxelles mais aussi dans toute la Belgique qu’il a fallu construire des parcours géographiquement et historiquement cohérents : le parcours du palais et du parc royal qui se concentre sur la création, le fonctionnement et les stratégies du pouvoir colonial incarné par Léopold II ; le parcours du quartier des casernes d’Etterbeek au parc du Cinquantenaire qui montre le rôle des militaires et mercenaires engagés par Léopold II ainsi que celui des milices des entreprises coloniales ; et enfin le parcours d’Ixelles, de la place Fernand Coq à la place Lumumba qui défraie tant la chronique au cœur du quartier Matonge. De ces trois parcours, le Belge, nourri par les stéréotypes d’ouverture décrits plus haut, mais aussi par ceux de la propagande coloniale, et qui participe à la visite guidée n’en sort pas indemne.

De nombreuses personnes issues (…) sont victimes de la schizophrénie et du déni colonial profond dont souffre notre société.

Ignorance, déni ou choc de la déconstruction décoloniale

En quatre ans, le public participant à ces visites guidées a sensiblement évolué. Composé en majorité d’afro-descendants et de personnes convaincues par la cause anticoloniale et décoloniale, il a connu un changement au cours des trois dernières années. La réputation des visites guidées, mais aussi leur réalisation dans le cadre d’événements culturels tels que l’exposition « Notre Congo – Onze Congo : la propagande coloniale belge dévoilée » de l’ONG CEC ou encore la pièce de théâtre Colonialoscopie de l’actrice et scénariste Geneviève Voisin ont amené un nouveau public. Ce dernier est blanc, parfois ignorant de cette histoire, ou descendant de colon convaincu du caractère anti-esclavagiste et civilisationnel de l’épopée coloniale léopoldienne. De nombreuses personnes finissent par révéler en cours ou en fin de visite leurs liens coloniaux avec le Congo, le Rwanda, le Burundi. Très souvent, ces liens sont l’héritage d’une présence familiale dans l’une de ces anciennes colonies belges. Ce public est aussi parfois tout simplement demandeur de plus de connaissances sur le sujet ayant, lors de séjours à l’étranger, découvert autre chose sur l’histoire coloniale belge que ce qu’on lui a raconté ou fait croire durant de longues années.

De nombreuses personnes issues de ce public sont victimes de la schizophrénie et du déni colonial profond dont souffre notre société. En arrivant à la visite guidée, elles croient vivre dans une société un peu plus immunisée contre le racisme de par son histoire contrairement à d’autres telles que les sociétés française et américaine. Ces personnes repartent souvent avec une claque. Une claque qui les abasourdit car elle fait vaciller les représentations qu’elles avaient de l’histoire coloniale de leur pays. De cette gifle inattendue vient souvent une remise en cause due à la nature même de la visite. La visite n’est pas uniquement descriptive, elle est aussi politique. L’objectif du CMCLD à travers cette découverte du patrimoine colonial n’est pas seulement d’instruire ou d’informer le participant. Le but est aussi et surtout de créer chez lui une conscience qui doit lui permettre de comprendre que notre société, nos institutions, les mentalités sont encore durablement marquées par cet ancrage colonial.
Enfin, il s’agit également de susciter chez elle ou chez lui l’envie de faire quelque chose pour décoloniser une société gangrénée par le déni de cette histoire depuis le fameux discours prononcé par le premier Premier ministre congolais, Patrice Lumumba, devenu aujourd’hui mythique. L’onde de choc provoquée par cette indépendance si soudaine et ce discours perçu comme une insulte historique ont créé jusqu’à nos jours chez nos dirigeants, dans nos institutions, et dans certains pans de notre société le refus de faire véritablement face à cette histoire et de la déconstruire au regard des valeurs défendues par la démocratie belge depuis 1830. Une déconstruction qui se fait lors de ces visites au moyen d’arguments scientifiques mais aussi logiques et de bon sens.

La gestion de notre espace public est également l’expression de ce déni. Pouvez-vous trouver à Bruxelles un panneau directionnel ou descriptif devant un monument ou une infrastructure touristique qui fait référence à la colonisation ? Il y en a très peu au regard de la longueur de cette histoire qui dura près d’un siècle. Savez-vous pourquoi la statue de Léopold II est tournée vers la banque ING ? Pourquoi le roi n’a-t-il jamais mis les pieds au Congo et où était situé le quartier général du pouvoir colonial ? Peu de gens le savent car une véritable politique de déni a été menée en vue d’effacer les traces de cette histoire aussi bien dans l’espace public que dans les têtes. Certains affirment même que ces connaissances ne sont d’aucune utilité alors qu’elles révèlent les origines de beaucoup de maux dont souffre notre société.

Un espace public colonial et violent

Pourquoi n’y a-t-il aucune initiative visant à changer les infrastructures du patrimoine colonial ou à les contextualiser au vu des valeurs que nous défendons ? C’est la question la plus récurrente à la fin de la visite. La réponse à cette question peut se résumer en une phrase : l’absence de volonté suffisante des systèmes politique, médiatique et institutionnel d’avancer dans le sens d’une décolonisation de la société et donc de l’espace public.

Le CMCLD réclame la pose de plaques de contextualisation sur certains noms de rues et de monuments et l’inscription ou l’édification d’infrastructures au nom de personnes – surtout des femmes – ayant lutté contre la colonisation et pour la liberté des peuples.

Comme le citoyen, ces systèmes préfèrent pointer du doigt d’autres pays mais n’osent pas s’attaquer au problème colonial belge. Des faits précis étayent cette thèse. Ainsi récemment, La Libre Belgique a publié des articles sur le processus de décolonisation des rues entamé à Berlin sans jamais produire le même travail sur Bruxelles. Le même organe de presse ira jusqu’à arrêter sa collaboration avec le magazine MicMag spécialisé sur les questions interculturelles. Une interruption intervenue après un travail d’analyse sur le traitement réservé à la mémoire coloniale dans notre société ainsi qu’un reportage sur les visites guidées du CMCLD. On se demande toujours pourquoi.
Côté politique, ce n’est guère reluisant. Le refus persistant des autorités communales ixelloises de donner le nom de Patrice Lumumba à une place au cœur de Matongé comme symbole d’un processus de décolonisation en est un exemple patent. Au cœur de ce refus complexe, se mêlent aussi bien des stratégies politiques que des aigreurs et des acrimonies familiales liées à des trajectoires que l’on ne peut comprendre sans avoir déconstruit leur dimension coloniale. La perte du Congo, véritable vache à lait de la Belgique, fut une blessure profonde voire inguérissable. Dans certaines familles, la nostalgie coloniale, conséquence de la propagande est encore bien présente et entretenue.

Ainsi donc, les autorités préfèrent garder sans aucune contextualisation des monuments qui rendent gloire à la colonisation mais aussi à des personnes coupables d’atrocités dignes de crimes contre l’humanité. Elles préfèrent rejeter l’inscription de personnages plus en phase avec les valeurs proclamées par la Constitution belge depuis 1830 parce qu’elles ne sont pas capables de regarder l’Histoire en face. Le CMCLD réclame depuis des années la pose de plaques de contextualisation sur certains noms de rues et de monuments et l’inscription ou l’édification d’infrastructures au nom de personnes – surtout des femmes – ayant lutté contre la colonisation et pour la liberté des peuples.

Pour terminer, une question se pose : l’attitude schizophrène de la plupart de nos dirigeants et de nos leaders d’opinion, capables de prendre position vigoureusement sur l’esclavage et la ségrégation sans oser en faire de même pour la Belgique, n’a-t-elle pas un impact sur la population ?
La réponse se trouve dans deux productions cinématographiques récentes. Les Belges dans leur ensemble, médias, institutions, population se sont passionnés pour le documentaire I am not your Negro de Raoul Peck qui dénonce la ségrégation raciale et ses conséquences aux États-Unis à travers l’histoire du grand activiste, écrivain et poète James Baldwin. Aussi bien les passages à la télévision que dans les salles ont connu de très larges audiences. Un documentaire dont le contenu politique et humaniste a été salué partout. Mais dans le même temps, le film Tarzan de David Yates a suscité incompréhensions et critiques parfois virulentes quant aux liens qu’il fait avec les atrocités commises par le régime léopoldien au Congo.

Oui, en Belgique, nous sommes capables de porter aux nues Nelson Mandela, héros anti-apartheid en l’inscrivant dans notre espace public. Mais nous sommes dans le même temps incapables de faire la même chose pour des gens qui ont lutté contre le système d’apartheid installé par la Belgique au Congo. Notre schizophrénie coloniale est visiblement loin de se terminer.