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L’invention du spectateur

Caillebotte
Caillebotte
« En donnant du sens à la coïncidence de certains événements, à la simultanéité de découvertes scientifiques et d’audaces transgressives dans les arts, l’exposition théorise une évidence : le passage d’un siècle à l’autre s’opère dans une forme de précipitation qui modifie la société occidentale en profondeur[1.« Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907) », sous la direction de Dominique Païni, Paul Perrin et Marie Robert, Musée d’Orsay/Réunion des musées nationaux-Grand Palais, Paris, 2021.] » : ainsi Dominique Païni résume la passionnante exposition « Enfin le cinéma ! » dont il est le commissaire.
Cet article a paru dans le n°118 de Politique (décembre 2021).
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Le sous-titre de son intitulé est primordial pour saisir la démarche : « Arts, images et spectacles en France (1833-1907) ». Car il ne s’agit pas de revenir sur les différentes étapes de l’invention technique du cinématographe, mais bien d’analyser cette conjonction des formes d’expression qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, va créer les conditions du cinéma (l’appellation Cinématographe est définitivement raccourcie) et de l’invention du spectateur qui se matérialisent par les représentations publiques dans des salles prévues à cet usage. Avant de devenir un art, le cinéma désigne désormais aussi un lieu, mais avant tout, il est la création du regard. Avec l’essor du capitalisme triomphant, le XIXe siècle est tout à la fois accélération du temps, mobilité, industrialisation et urbanisation. Il s’agit bien – in fine – d’aboutir au spectacle de la modernité. Le champ de vision s’élargit. Peinture, sculpture, photographie (évidemment), spectacles vivants, affiches, expositions universelles : tous les acteurs de la création, chacun à leur manière, inventent de nouveaux « points de vue », définissent de nouveaux cadres et suggèrent déjà le « hors champ ». C’est une sorte de « cristallisation[2.On pourrait aussi – pourquoi pas ? – évoquer la définition qu’en donnait Stendhal : « Ce que j’appelle cristallisation est l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections… ».] » qui est à la recherche de la représentation du réel par l’image animée et dont le cinéma fera sa vocation, et bientôt son art.

Pour étayer cette analyse, l’exposition conçue comme un montage de cinéma propose dans la diversité des plans et des points de vue, plus de 400 œuvres, objets, animations. Si une toile peut incarner au mieux la convergence des arts vers le cinéma, c’est sans doute le tableau de Gustave Caillebotte, Le Pont de l’Europe. Caillebotte inaugure des vues en plongée depuis des fenêtres et des balcons, et ici, depuis un pont. Le sujet de ses toiles n’est plus les personnages, mais leur regard qui observe les perspectives urbaines que l’architecture haussmannienne a élargies[3.Aussi pour des raisons de « maintien de l’ordre »…]. Dans Le Pont de l’Europe, ils scrutent un train qui sort de la gare Saint-Lazare (une gare que l’on retrouvera souvent chez Monet, mais aussi, plus tard, dans les films des frères Lumière). Les trois personnages n’occupent qu’un tiers du tableau : un seul en pied, un autre à demi présent dans le bord du cadre tandis que l’on ne voit que le dos de celui qui le quitte déjà. La plus grande partie du tableau est consacrée à l’architecture métallique du pont et à la perspective de la gare. Il y a là comme la prémonition d’un plan de cinéma qui pourrait figurer dans le storyboard d’un film. De Turner à Monet, le train qui incarne au mieux la mobilité, la vitesse et l’industrialisation occupe alors une grande place dans la peinture. Sans doute parce que le voyageur est aussi un spectateur et que la fenêtre du train préfigure déjà un écran de cinéma. Enfin, ce n’est pas par hasard qu’une des œuvres majeures des Lumière est bien L’entrée en gare de La Ciotat

D’une certaine manière le XIXe siècle a créé les conditions de la naissance du cinéma sans que, pour autant, on puisse lui attribuer une stratégie particulière en ce sens. Mais le cinéma devient alors l’expression la plus aboutie de la représentation de la vie animée, et donc de la modernité avec laquelle le siècle veut se confondre. Peut-on dès lors partager la citation de Jean-Luc Godard qui ouvre l’exposition : « La seule chose qui survit à une époque est la forme d’art qu’elle s’est créée. […] C’est ainsi que l’art du XIXe, le cinéma fit exister le XXe siècle qui par lui-même exista peu[4.Histoire(s) du cinéma, 1998.] » ? Elle éclaire, en tous cas, d’un jour stimulant et provocateur cette exposition exceptionnelle.

(Image de la vignette et dans l’article © Kimbell Art Museum ; Le Pont de l’Europe de Gustave Caillebotte, peint en 1876-1877, huile sur toile 105,7 x 130,8 cm.)