À défaut d’avoir été rassembleur, le récent projet d’«Union méditerranéenne» de Nicolas Sarkozy aura révélé la véritable identité de l’Europe des Vingt-sept : incapacité d’influer sur le conflit israélo-palestinien, peur des «migrations incontrôlées» et timidité par rapport à son officielle «diplomatie des valeurs».

L’Europe ne peut échapper à sa géographie. Quinze kilomètres seulement séparent Tarifa, l’ancienne Tarif ben Malik, la ville la plus méridionale d’Espagne, du port de Tanger au nord du Maroc. Quinze kilomètres que des milliers de Marocains et de Sub-sahariens qui rêvent de l’Eldorado européen tentent de traverser sur des pateras de fortune ou cachés au fond de camions entassés sur les bacs à destination d’Algeciras. Nulle part ailleurs dans le monde, le contraste entre la prospérité et la pauvreté n’est aussi grand. Un revenu national brut de 30 000 euros au nord, de 3 000 au sud : plus encore que le rio Grande qui marque la frontière américano-mexicaine, la grande bleue trace les lignes de l’inégalité. Nulle part ailleurs non plus, le face-à-face entre les cultures, les religions et les régimes politiques n’est aussi tranché. D’un côté, un monde arabo-musulman, dirigé majoritairement par des gouvernements autoritaires, de l’autre, une Europe laïco-chrétienne et démocratique.

Entre lumière et cauchemar

«La Méditerranée, comme l’écrit Predrag Matvejevitch dans son Bréviaire méditerranéen Predrag Matvejevitch, Bréviaire méditerranéen, Petite Bibliothèque Payot, 1987 , n’est pas seulement une géographie». Elle est aussi une histoire, des histoires. «Ici, peuples et races se sont unis et désunis des siècles durant, se rapprochant ou s’affrontant plus intensément peut-être qu’ailleurs». La présence en Europe d’importantes communautés issues du Maghreb ou de Turquie est le dernier avatar de cette aventure partagée. Lorsqu’elle aborde son voisinage sud, l’Europe oscille constamment entre le lyrisme et l’alarmisme. Certains ne veulent voir que la Méditerranée lumineuse, la rencontre entre les peuples et les religions, le mythe de Cordoue, la fusion des cuisines dans la paellera andalouse, les emprunts artistiques mozarabes ou mudéjares. D’autres, au contraire, se fixent sur la Méditerranée ténébreuse, le choc des Jihad et des reconquistas, la chute des grandes villes cosmopolites (Tolède, Alexandrie, Thessalonique, Smyrne), la colonisation européenne, la dhimmitude Condition des dhimmis, adeptes des autres religions monothéistes (Juifs, chrétiens) vivant en territoire musulman. Bien qu’ils bénéficient d’une protection leur garantissant la liberté du culte, ils étaient victimes de nombreuses discriminations qui en faisaient des citoyens de seconde zone , les vagues d’expulsions tour à tour des Juifs, des musulmans ou des chrétiens. D’un côté, une histoire rêvée, exaltée, ré-imaginée pour redonner vie à des projets volontaristes d’union et de métissage ; de l’autre, une histoire cauchemardée, dramatisée, pour justifier la construction de forteresses et de douves. C’est dans ce caravansérail des imaginaires que l’Europe aborde l’une de ses frontières les plus déterminantes pour son identité et son avenir, celle qui pourrait être la passerelle d’un dialogue entre deux mondes ou celle, comme le chante Jacques Brel, dans L’homme de la Manche, «d’où l’ennemi viendra».

Un immense problème

Lorsque Henri Guaino, le proche conseiller du candidat Nicolas Sarkozy, ébauche en 2007 le projet d’une Union méditerranéenne, il a devant lui ces deux visions historiques et il choisit d’en privilégier une : la rencontre entre les deux rives. «Il faut faire de la Méditerranée le grand laboratoire du développement partagé», confie-t-il au Figaro. Lorsque, à l’Élysée, le nouveau président formule son projet d’Union, il propose une approche ambitieuse, «quasi romantique» Khadija Mohsen-Finan, «L’Union pour la Méditerranée : une ambition française de reconsidérer le Sud», IFRI, décembre 2008 , émaillée de références à la «grandeur de la civilisation méditerranéenne». Le subtexte, toutefois, est beaucoup moins poétique. Le réalisme sous-tend tous les discours et tous les projets euro-méditerranéens. La France imagine qu’elle peut accroître son crédit international et son poids au sein d’une Union européenne de plus en plus dominée par la Mittel-Europa, en prenant l’initiative d’un grand projet réservé aux seuls pays riverains de la Méditerranée. Elle sait aussi que, face à sa rive sud, l’Europe n’a pas le choix de l’inattention ou de l’indifférence. Décrite officiellement comme une immense possibilité, la Méditerranée est, en fait, d’abord perçue comme un immense problème. Lorsqu’ils regardent les rives sud et est, les ministères européens de l’intérieur ne décèlent, le plus souvent, que des trafics d’êtres humains ou de drogues, voire des lieux d’incubation du terrorisme. Les organisations de défense des droits de l’homme n’y voient que des régimes douteux. Dans la plupart des pays du Sud et de l’Est méditerranéen, l’autoritarisme politique, le sous-développement économique, la misère sociale, la corruption, créent le terreau sur lequel fleurit une contestation qui n’a pas nécessairement la démocratie comme ligne d’horizon. Ni les régimes officiellement fondés sur l’islam, ni les prétendues laïcités autoritaires arabes, n’ont réussi leur Nahda, leur entrée dans la modernité. «Il ne fait pas bon être né arabe de nos jours, écrivait, en 2004, le célèbre journaliste libanais Samir Kassir peu avant son assassinat. Sentiment de persécution pour les uns, haine de soi pour les autres, le mal d’être est la chose du monde arabe la mieux partagée» Samir Kassir, Considérations sur le malheur arabe, Actes Sud/Sindbad, 2004. Façonnée par l’ultranationalisme, la Turquie est écartelée entre le kémalisme et l’islamisme et semble hésiter devant le grand saut que lui impose l’Europe vers la démocratie, mais aussi vers une perte de souveraineté. Israël, longtemps considéré comme le seul fanal de la démocratie dans la région, s’est laissé happer dans la spirale de l’intransigeance nationaliste ou religieuse. Et le mouvement palestinien qui avait tellement mobilisé l’imaginaire progressiste est ébranlé par des luttes fratricides et par la montée de l’islamisme. En fait, la Méditerranée est d’abord une zone des tempêtes. Le conflit israélo-palestinien plombe tout. Il est l’un des ingrédients de la montée des extrémismes religieux et, dans leur sillage, très souvent, du terrorisme. Les feux de la violente guerre civile algérienne des années 1990 ne sont pas éteints. En Egypte, l’islamisme radical n’est que difficilement contenu.

Le malaise européen

Si le monde arabo-musulman souffre d’un «mal d’être», l’Europe, elle, est prise de malaise lorsqu’elle définit ses relations avec le Sud méditerranéen. Les anciennes puissances coloniales européennes L’Espagne à l’égard du Maroc, la Grande-Bretagne à l’égard de l’Égypte, la France à l’égard de l’Algérie et du Liban, l’Italie à l’égard de l’Ethiopie , en fait essentiellement la France face à l’Algérie, hésitent entre la repentance et la justification. Les gouvernements conservateurs cachent mal leurs réticences à l’égard de pays dont ils se méfient. Et beaucoup doutent qu’au-delà des impératifs dictés par la sécurité, il existe une «réalité méditerranéenne» qu’il faudrait exalter. «Quelles sont les chances d’émergence d’une conscience méditerranéenne commune, qui constituerait un élément fédérateur de cet espace euro-africain contemporain, formé à travers plus d’un siècle d’échanges inégaux mais intenses ?, s’interrogeait le professeur Claude Liauzu en 1994. Le discours sur l’Andalousie, sur l’harmonie des relations entre communautés dans ce paradis perdu, n’a plus grand sens pour une Méditerranée qui n’est plus le centre du monde, qui ne gère que 4% des flux d’informations et des flux économiques… Une enquête d’opinion effectuée en Tunisie – et qui a certainement valeur générale – montre que 6% seulement des personnes interrogées se considèrent comme méditerranéennes, contre 90% qui se disent exclusivement arabes et musulmanes» Claude Liauzu, L’Europe et l’Afrique méditerranéenne. De Suez (1869) à nos jours, Editions Complexe, 1994.

La Déclaration de Barcelone

Et pourtant, en 1995, un an après ce jugement cinglant, l’Europe des Quinze franchit un cap important en lançant à Barcelone le Partenariat euro-méditerranéen Ce partenariat regroupe les États membres de l’UE et dix pays méditerranéens : Algérie, Égypte, Israël, Jordanie, Liban, Maroc, Syrie, Tunisie, Turquie et Autorité palestinienne. Imaginé dans l’euphorie du processus de paix israélo-palestinien d’Oslo, ce projet ambitionnait de définir une aire commune de paix et de stabilité, de construire une zone de prospérité partagée et de promouvoir le rapprochement entre les peuples. Son mandat, comme le rappelait Jean-François Jamet, était de «concilier le besoin de sécurité de l’Europe et les besoins de développement des pays du sud et de l’est de la Méditerranée» Jean-François Jamet, «Intégration régionale : Processus de Barcelone et Union pour la Méditerranée, quels scénarios d’avenir», Questions d’Europe, n°105, Fondation Robert Schuman, juillet 2008. Le Processus de Barcelone comprenait une coopération multilatérale, mais aussi une dimension bilatérale en développant des Accords d’association entre l’Union européenne et la plupart des pays du sud et de l’est de la Méditerranée. Il avait aussi une dimension citoyenne en se proposant de favoriser des forums entre des personnes et des groupes issus de la société civile. Le dixième anniversaire du Processus de Barcelone ne donna pas lieu, toutefois, à de folles festivités. Certes, tout ne fut pas négatif. Le programme Meda assura une assistance financière et technique de 9 milliards d’euros entre 1995 et 2006, des programmes culturels furent développés et la Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures fut installée à Alexandrie. Mais la plupart des experts le jugèrent avec sévérité. «Les écarts de développement n’ont pas été réduits substantiellement, écrit Jean-François Jamet, aucun progrès sensible n’a été réalisé sur le plan de la paix et de la stabilité politique, les États du sud ont fait peu d’efforts pour se rapprocher et dépasser leurs rivalités, enfin les initiatives culturelles ou académiques n’ont pas empêché la stigmatisation des pays arabes et de l’islam». Comme le notait un diagnostic établi par le groupe des Verts du Parlement européen, «le processus de Barcelone a été incapable d’inverser les tendances historiques, politiques, économiques et sociales des pays méditerranéens. Le conflit israélo-palestinien et d’autres conflits (sur le Sahara occidental, entre la Syrie et le Liban, entre le Liban et Israël) ont bloqué le processus de coopération politique prévu dans la Déclaration de Barcelone et mis un terme au projet d’une charte pour la paix et la stabilité dans la région. La création en 2004 d’une Assemblée parlementaire euro-méditerranéenne peut être considéré comme un pas en avant, mais elle doit être renforcée si l’on veut qu’elle joue un rôle réel. La plateforme de la société civile a été mise sur pied, mais elle doit être tonifiée. Finalement, les attentats du 11 septembre et la guerre en Irak ont créé une crise de confiance entre le Nord et le Sud. Les questions de sécurité dominent plus que jamais les politiques européennes, y compris celles qui touchent à la gestion des migrations». Dans une certaine mesure, l’Union européenne confirma elle-même l’échec politique du Processus de Barcelone Georges Corm, «Quelles perspectives pour l’Union pour la Méditerranée», Le Monde diplomatique, juillet 2008 en instaurant en 2004 la Politique européenne de voisinage, qui inclut non seulement les marches de l’Europe, comme la Géorgie ou l’Arménie, mais aussi l’ensemble des pays de la Méditerranée.

Le coup de force de Sarkozy

Dans ce contexte, l’initiative de Nicolas Sarkozy semblait dès lors bienvenue, car elle proposait de réelles avancées par rapport au Processus de Barcelone, en instaurant des réunions régulières de chefs d’État, en créant un secrétariat et en adoptant une présidence bicéphale équitablement partagée entre les partenaires du Sud et du Nord. Limitée aux seuls pays riverains, elle reprenait également l’intuition des architectes de l’intégration européenne qui avaient travaillé en priorité sur un objectif limité et très concret, la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Le président français tablait en effet sur la réalisation de projets axés sur des préoccupations communes : l’environnement, le partage des savoirs, la surveillance maritime, les infrastructures et la protection civile en cas de catastrophes naturelles. Cette initiative, cependant, prit la plupart des États membres de l’Union européenne et des pays du Sud à contre-pied. L’Allemagne marqua son désaccord en soulignant son hostilité à un «décrochage régional» de la politique extérieure européenne. La présidence slovène de l’Union européenne mit en garde contre une duplication des mandats entre le projet français et le Processus de Barcelone. La Turquie fit savoir qu’elle soupçonnait Paris de vouloir utiliser ce partenariat méditerranéen renforcé pour diluer sa candidature à l’adhésion. L’Algérie ne voulut y voir qu’une volonté de la France d’accroître son pouvoir au niveau européen en revendiquant le leadership sur les relations méditerranéennes. Les organisations de défense des droits de l’homme constatèrent avec stupeur que cette Union de la Méditerranée ne se référait pas explicitement aux droits de l’homme et qu’elle constituait dès lors un recul par rapport au Processus de Barcelone. Devant cette levée de boucliers, Nicolas Sarkozy dut revoir sa copie et, à l’issue du Conseil européen du 13 mars 2008, son projet rentra dans le corset de l’Union européenne et dans la continuité de Barcelone. Non seulement, il fut étendu aux Vingt-sept, mais il fut également gratifié d’un nouvel intitulé qui en délimita la portée : Processus de Barcelone-Union pour la Méditerranée (UPM). Le sommet de lancement de l’UPM, le 13 juillet à Paris, donna une image scintillante, dans la mesure où la présidence française réussit à y inviter un nombre important de chefs d’État : les présidents Bouteflika et al-Assad, le Premier ministre Ehud Olmert, Mahmoud Abbas. Mais derrière les poignées de mains sous les lambris de la République, les arrière-pensées, les coups fourrés et les tensions furent très vifs. L’Algérie critiqua en privé «la dérive pro-américaine, pro-israélienne et pro-marocaine» de la France. Beaucoup de pays de la rive sud insinuèrent que les projets choisis par la Commission dans le cadre de l’UPM ne correspondaient pas à leurs priorités. Le malaise suscité au sein des délégations arabes par la présence d’Israël fut patent.

Incohérences européennes

En fait, à la suite de ce sommet, l’ambitieux «projet d’Union» du président français n’était plus qu’une «union de projets», sans réelle capacité de peser sur les dossiers les plus cruciaux de la région. Alors qu’Henri Guaino, adepte de la méthode Coué, se réjouissait de cette initiative «fondée sur des questions concrètes», Pascal Boniface, directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques, lui rétorquait sans détours : «Il ne faudrait pas que la volonté de pousser les feux sur des questions de coopération pragmatique nous conduise à abandonner toute ambition stratégique». La saga de l’Union pour la Méditerranée est ainsi devenue un révélateur des inconsistances européennes. Elle a rappelé que Bruxelles esquive depuis des décennies les nœuds gordiens de la crise régionale et en particulier le conflit israélo-palestinien. Elle a souligné le caractère très limité de l’implication économique de l’Union européenne dans une région par ailleurs définie comme stratégique. Elle a révélé finalement la vacuité de la prétention européenne de fonder ses relations extérieures sur une «diplomatie de valeurs». Les Accords d’association avec les pays de la Méditerranée se targuent d’inclure des clauses sur la démocratie et les droits de l’homme, deux principes définis comme «essentiels». Toutefois, soucieuse de ne pas froisser ses partenaires, l’Europe s’est toujours gardée de mettre en place les mécanismes qui lui permettraient de demander des comptes. Candidate à l’adhésion, la Turquie est dispensée de reconnaître le génocide arménien ; Israël, quelques jours avant l’attaque contre Gaza, est récompensé d’un rehaussement du statut de ses relations avec l’UE ; une Libye immuablement dictatoriale est réintégrée dans le concert des nations. De son côté, l’Europe s’empresse de sous-traiter la gestion des flux migratoires à des gouvernements du sud de la Méditerranée, souvent très peu regardants à l’égard des droits des migrants. La relation euro-méditerranéenne est nécessaire, incontournable, non seulement pour conjurer les risques provoqués par les inégalités et le sous-développement, mais aussi pour imaginer des convergences là où tout pousse au choc des civilisations. Elle n’a de sens, toutefois, que si elle contribue, au nord comme au sud, à promouvoir la liberté, l’égalité et la démocratie. L’Union pour la Méditerranée ne répond pas à ces exigences. Elle n’a pas l’ampleur qui permettrait de réellement favoriser ce changement, cette Nahda, dont rêvait Samir Kassir. Elle prolonge la volonté européenne de se protéger contre le sirocco des «migrations incontrôlées». Elle occulte la question israélo-palestinienne. Elle n’a pas non plus l’audace d’affirmer à ses interlocuteurs étatiques qu’elle croit au «versant sud de la liberté». Certes, les alliés naturels d’une «Europe des valeurs» – les partisans de la paix en Israël, les adversaires de l’intégrisme religieux ou de l’arbitraire d’État, les voix de la tolérance et de la liberté – sont souvent invités à des colloques, voire honorés du Prix Sakharov, mais ils sont perçus comme des perturbateurs de la relation euro-méditerranéenne officielle. Ce constat ne rend que plus essentielles les complicités entre tous ceux qui, sur les deux rives, rêvent d’abattre les murs de l’intransigeance religieuse, de l’obsession nationale, de l’inégalité économique et de l’autoritarisme politique. «Pour que les peuples d’Occident et ceux du Tiers monde, comme le suggèrent les intellectuels égyptiens Bahgat Elnadi et Adel Rifaat, apprennent à articuler différemment les valeurs qui les spécifient aux valeurs qui les unissent» Mahmoud Hussein (pseudonyme commun aux deux auteurs), Versant sud de la liberté, La Découverte, Paris, 1989.