Désormais tous les soldats de la Première Guerre mondiale sont morts. Parmi nous, seuls les plus de 105 ans en conservent quelques souvenirs d’enfance.  Les vieilles photos, les mémoires familiales ont été reconfigurées dans un cadre enseigné, ressassé. C’est aussi le style des discours officiels commémorant le centenaire, figés et presque aussi dérisoires que les reconstitutions tarifées du bain de sang de Waterloo. Pacifisme belligérant, mondialisant des exterminations qui au total, depuis 1945, ont tué plus que les deux grandes guerres.

Ainsi, les chefs d’État parlent de réconciliation, comme si les peuples avaient été ennemis. Or, ils n’en furent que victimes. Les mobilisés des deux camps ne se connaissaient pas personnellement ou n’avaient, par-delà les frontières, que des relations économiques ou affectives. Précipités dans un abattoir humain, indescriptiblement atroce, mais bien lucratif pour les amateurs de guerre : magnats de l’industrie lourde, des fabrications d’armes et fournitures militaires, démagogues nationalistes qui construisent un engrenage militariste, posent les quilles d’un bowling diplomatique qui en quelques semaines plonge l’Europe, et bientôt les autres continents, dans une boucherie obligatoire et exaltée par les propagandes, par définition mensongères.

Admirons les Femen qui ce 10 novembre ont bondi avec leurs corps devant l’Arc de triomphe brumeux, catafalque d’un cadavre non identifié, face à des processions de mâles dominants des États surarmés et meurtriers.

Et en Belgique ?

La Belgique n’était pas impliquée dans les réseaux d’alliances des grandes puissances, son armée tenta de défendre le territoire, couloir millénaire d’invasion, où les Uhlans, troupes d’élite allemandes, massacrent en août 1914, par milliers, des civils de Louvain, Dinant, Andenne, Tamines, Charleroi…  Des centaines de milliers de Belges se retrouvent réfugiés, en France, en Hollande, en Angleterre.

Sur l’Yser, les conscrits belges tiennent l’extrémité du front français stabilisé dans les tranchées, sous des tempêtes d’obus. À l’arrière, la quasi-totalité du royaume est occupée. Le gouverneur militaire allemand siège au Palais de la Nation, les troupes réquisitionnent les vivres, matériaux et matériels, déportent les travailleurs vers le Reich. Disparitions, absences, brisures des couples et des familles, faim, chômage, haine du Boche occupant et hostile.

Après une deuxième offensive allemande sur la Marne à l’été 1918, une contre-offensive alliée entraine l’armée belge à la reconquête des Flandres, bataille glorieuse qui tue autant d’hommes que quatre ans de tranchées. Le 11/11 jusqu’à 11 heures précises, parfois avec des temps additionnels, des officiers ordonnent des assauts, tueries tout aussi inutiles que les millions d’abattages (voir les BD de Tardi sur la Grande Guerre).

Comment la guerre se termina en Belgique ? Selon la version officielle, Albert 1er cavale à la tête de ses troupes dans Bruxelles en liesse … mais pourquoi sept jours après l’armistice ?

Entretemps, un épisode occulté par les manuels d’histoire et les journalistes qui n’ont consulté que ceux-ci, mais repérable dans les journaux et documents d’époque : c’est une révolution pacifiste qui libère les trois-quarts de la Belgique encore occupée.

La mutinerie générale des soldats allemands, culmine le 9 novembre quand le Kaiser abdique alors qu’à Berlin la république est proclamée, aussi celle de Bavière à Munich, comme déjà à Budapest, Vienne et l’année précédente en Russie. Ce sont donc des pouvoirs insurrectionnels qui ordonnent, aux états-majors sans troupes des Empires centraux, de signer l’armistice de capitulation.

Dans ses rapports officiels, Oscar von Lancken, chef du Département politique du Gouverneur allemand, constate dès octobre que des dizaines de milliers de déserteurs et de débandés errent dans Bruxelles. Depuis l’armistice de Brest-Litovsk avec les Soviets, les soldats rechignent à monter au front, sont de plus en plus indisciplinés et désinvoltes. Le dimanche 10 novembre, des milliers de soldats parcourent les rues et occupent les bâtiments de l’administration militaire. Des Conseil d’Ouvriers et Soldats exercent le pouvoir à Bruxelles, Anvers, Gand, Liège.

Les événements bruxellois sont consultables entre autres dans une chronique au jour le jour publiée au lendemain de la guerre par des notables bien renseignés (Cinquante mois d’occupation allemande en Belgique, en fac-simile sur internet). Les grands quotidiens bruxellois ne paraissaient pas en Belgique, mais les journaux censurés d’occupation retournent leur veste dès le lundi. Les autorités provisoires libèrent les résistants prisonniers et appellent  les travailleurs belges à fraterniser. Les drapeaux rouges se mêlent aux couleurs belges pavoisant les balcons.

Le Soldatenrat siège au Parlement. L’objectif du pouvoir insurrectionnel est d’évacuer les troupes en bon ordre, via la gare du Nord. Des coups de feu crépitent entre soldats qui veulent prendre le train vers leurs foyers et les officiers aux fenêtres des hôtels de la Place Rogier. Avec Hugo Freund[1], Carl Einstein, écrivain et africaniste dirige l’insurrection. Il réunit les autorités et les diplomates des pays neutres et coordonne les consignes de maintien de l’ordre et de ravitaillement et des transports.

Vandervelde conspue toute fraternisation avec les soldats ennemis

Dans un château près de Bruges Albert 1er interdit tout pourparler avec « un pouvoir bolchevik ». Il négocie avec les partis politiques pour constituer un gouvernement d’union nationale. C’est avec un laissez-passer du Arbeiter und Soldatenrat qu’Émile Vandervelde, dirigeant socialiste, a pu franchir la ligne d’armistice. Aux militants réunis à la Maison du Peuple de Bruxelles, il promet la réalisation de la vieille revendication fédératrice – la journée de 8 heures – et conclut par un vibrant « Au travail ! ».  À l’instar de toutes les autorités belges, Vandervelde conspue toute fraternisation avec les soldats ennemis. Celle-ci a lieu pourtant en ville particulièrement parmi les cortèges d’étudiants.

Le signal officiel de la libération – le drapeau belge sur l’hôtel de ville – ne sera hissé qu’au départ du dernier uniforme « boche » – déclenchant aussi des représailles de foule aussi traditionnelles qu’odieuses contre les civils soupçonnés de fréquenter des Allemands. Parmi eux, un ami de Carl Einstein, l’écrivain dada Clément Pansaers, auteur d’une Apologie de la paresse que feraient bien de consulter tous les croyants en une croissance productiviste pour sauver la planète.

Mes futurs grands-pères avaient vécu la guerre dans des alliances militaires opposées. Pendant ces semaines de novembre 18, l’un d’eux, magistrat mobilisé dans la justice militaire, était dégradé dans une rue de Budapest par des révolutionnaires fort courtois – Ce n’est pas votre personne qui est en cause ! L’autre se retrouva, lors de la chute de l’occupation allemande, en tête du Conseil ouvrier d’une bourgade de Lituanie. Fusillé par la réaction nationaliste, il ne survivrait pas à la guerre civile de 1919. Comme des dizaines de millions d’autres aïeux sous d’autres cieux, ils vivaient une période révolutionnaire, l’espoir d’une vie meilleure dans la paix et le progrès. Centenaire à suivre, à penser à l’échelle mondiale.

 

 

Plus jamais d’empereur ni d’Empire.

Plus jamais de trône. Vive la république allemande !

Plus jamais d’Hindenburg, chien sanglant. Vive la paix.

Hindenburg, si la guerre dure encore un an, je déserte

Dieu punisse l’Angleterre et les Prussiens !

 Les Prussiens doivent être détruits, ces chiens sanglants

Casse-toi, Hindenburg ! Gloire à l’Entente destructrice du militarisme allemand. La paix ne pourra se faire sans que l’Allemagne devienne république

 Bande d’idéalistes !

Le moral des soldats est excellent! ! ! surtout au Couvent.

Au Couvent Ste. Marie on souffre de faim qualifiée !

Compote, pain sec

Offensive, mort des héros !

Michel, sois fier : pour demain bouillie d’herbe.

Les porcs n’en mangent pas … Mais les pelotons doivent la manger! Oh pauvre Michel!

Chacun ici écrit sa lâcheté car la becquée est trop petite!

Affidés à la mort Nous pleurons pour le pain !

Si la guerre dure encore un an il faudra bien pendre Hindenburg et Ludendorf , les deux chiens sanglants !

 

Nous ne combattons pas pour la patrie. Nous ne combattons pas pour le pain. Nous nous battons pour le riche

Et nous tuons les pauvres. ! Tenez, messieurs, – ça va mal ! Le militarisme prussien est frappé à mort. Plus jamais aux armes !

Ces gros chevaux vivent sans peur

À l’arrêt : chevaux d’étape ! Au diable les chevaux d’étape.

Tu peux cra­mer, Hindenburg, le front vacille …

Michel devient bouillie d’herbe : voilà qui est bon pour la canaille de Prusse/

Oh, pauvre Michel! ! ! …

 

Source : Fond du chanoine Schmitz, Archives de l’évêché de Namur. Traduction MM. Arme Michel est un naïf lucide du folklore allemand. Le tract dactylographié circulait dans la garnison de Namur en automne 1918. L’auteur pourrait être Carl Einstein, qui y exerçait la fonction de défenseur auprès du tribunal militaire.

 

[1] … dont une ancienne interview par José Gotovitch est audible à l’’exposition « De la guerre à la paix » au musée Bellevue jusqu’au 6 janvier 2019.