Aux dires de certains, celles et ceux qui, d’Occident, refuseraient de s’aligner sur l’agenda de la résistance ukrainienne manifesteraient une attitude coloniale. Mais le colonialisme ne réside-t-il pas d’abord dans l’incapacité de sortir d’une lecture eurocentrée du conflit, tenant pour quantité négligeable les points de vue des pays non occidentaux ?

La guerre en Ukraine déclenchée par le régime russe n’en finit pas de fracturer les progressistes. Unis pour la condamner, ils divergent sur l’analyse de ses causes et les façons d’y mettre fin.

D’un côté, le mouvement pour la paix, qui insiste sur le rôle de l’OTAN dans l’aggravation des tensions dans la région et cherche avant tout à faire taire les armes par la voie diplomatique. De l’autre, celui pour la solidarité avec l’Ukraine, pour qui la priorité devrait être de relayer les demandes de l’agressé pour résister à l’agresseur.

La paix plutôt que la victoire pour les premiers ; la victoire plutôt que la paix pour les seconds. Ce climat de guerre civile intellectuelle, pauvre en initiatives de dialogue – à de rares exceptions près, comme la rencontre organisée le 27 avril 2023 par Politique et le numéro 123 de la revue, est de nature à renforcer chacun dans ses certitudes et offre un terreau fertile pour tous les procès d’intention.

Dans un contexte globalement défavorable au camp de la paix, une accusation à son encontre fait mouche : celle de manifester une attitude coloniale à l’égard du peuple ukrainien. « Parler de l’Europe de l’Est et des Européens de l’Est sans écouter les voix locales ou essayer de comprendre la complexité de la région est une projection coloniale », jugeait ainsi Jan Dutkiewicz, professeur à Harvard, dans un article intitulé «Les experts américains qui ne peuvent résister au Westplaining envers l’Ukraine».

Ce mot-valise (-west, l’Occident et -explain, expliquer), qui fait écho aux notions en vogue dans le milieu militant de « mansplaining » des hommes ou de « whitesplaining » des Blancs, désigne le fait, pour les Occidentaux, de dénier aux populations est‑européennes le droit de définir elles-mêmes leurs propres récits et agendas.

Par ses appels à un cessez-le-feu immédiat, auquel s’oppose le leadership ukrainien, une partie de la gauche aurait-elle donc abandonné son « ADN anticolonialiste au nom de l’impératif de paix », comme le soutient un collectif de signataires dans une tribune ? Aussi efficace soit-il d’un point de vue rhétorique, ce procédé accusatoire trahit, en réalité, une incompréhension tout eurocentrique de ce que sont les rapports coloniaux.

Vous avez dit colonialisme ?

Si l’existence de rapports hiérarchiques demeure une donnée immuable des relations internationales, tous ne découlent pas d’un passé colonial. Celui-ci ne saurait, en l’occurrence, expliquer le déséquilibre des interactions entre les forces centrales du bloc occidental et sa périphérie intégrée européenne.

Évoquer la colonialité pour les caractériser revient à dévoyer ce concept, essentiel pour qualifier les rapports de pouvoir générés par la sombre Histoire de domination coloniale et néocoloniale de nos pays sur de larges pans de l’humanité1.

La condescendance de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord pour les populations issues de ses marges est en revanche une réalité, susceptible de produire des biais analytiques. À cet égard, les chercheurs et militants d’Europe de l’Est ont raison de souligner que la gauche intellectuelle n’est pas vaccinée contre les postures paternalistes qui en découlent, pas plus qu’elle ne l’est vis-à-vis des principales dominations structurelles, qu’elles soient fondées sur la classe, la race sociale ou le genre.

Alors que la parole des catégories populaires, des personnes racisées ou des femmes est structurellement sous-valorisée, le point de vue atlantiste des Européens de l’Est prévaut dans les milieux politico-médiatiques du « Nord Global ».

Peut-on néanmoins affirmer que la critique de l’OTAN ou les appels à un cessez-le-feu entre la Russie et l’Ukraine relèveraient de ce tropisme, consistant à ignorer la perspective des dominés ? Alors que la parole des catégories populaires, des personnes racisées ou des femmes est structurellement sous-valorisée dans les sphères de pouvoir, le point de vue résolument atlantiste des Européens de l’Est, au contraire, prévaut largement dans les milieux politico-médiatiques autorisés dans le « Nord Global ».

L’idée, populaire à l’Est, que le présent conflit a pour unique origine une trop grande complaisance envers Poutine fait aujourd’hui figure de dogme dans l’Union européenne (UE) et constitue la pierre angulaire de sa politique de défense. Pour mémoire, d’autres « premiers concernés », les peuples d’Europe du Sud en lutte contre l’austérité, n’ont jamais bénéficié en leur temps d’une oreille aussi attentive de la part des mêmes élites occidentales.

Disqualifier le discours pacifiste

Attribuer à un regard colonial occidental tout désaccord avec les approches des questions de sécurité et de défense dominantes à l’Est semble d’autant plus hors de propos que celles-ci sont parfaitement compatibles avec les postures les plus « occidentalistes ».

Épinglons à cet égard les propos du chef de la diplomatie européenne Josep Borrell en octobre 2022 sur le « jardin européen » menacé par la « jungle » que représenterait le reste du monde. Ces déclarations authentiquement néocoloniales ne l’ont pas empêché de se mettre au diapason de la ligne dure du leadership ukrainien.

Comme l’écrasante majorité de l’establishment politique européen, Borrell réclame en effet des hausses de livraisons d’armes à Kiev et rejette toute trêve tant que l’ensemble du territoire ukrainien (Crimée comprise) ne serait pas libéré.

Cette allégation selon laquelle le seul mouvement pour la paix serait sujet à un prétendu biais colonialiste envers le discours est-européen dont serait, curieusement, épargné le reste de la société, doit être prise pour ce qu’elle est : une ficelle rhétorique.

Au nom de la primauté de la parole essentialisée et en partie fantasmée2 des victimes, les pacifistes sont sommés de suspendre leur engagement contre l’impérialisme états-unien et de cesser les « slogans nuisibles sur le démantèlement de l’OTAN », susceptibles de détourner de l’effort de guerre.

Cette allégation sur le prétendu biais colonialiste doit être prise pour ce qu’elle est : une ficelle rhétorique.

Il est bien compréhensible que les pays de l’Est refusent de servir de pions sur le vaste échiquier de la géopolitique mondiale, et revendiquent leur droit à défendre leurs intérêts, si nécessaire, en jouant des rivalités entre impérialismes. Il est plus interpellant qu’une partie des progressistes occidentaux en prennent prétexte pour mettre en demeure les pacifistes actifs dans le camp euro-atlantique de renoncer à assumer leur rôle de contre-pouvoir.

Cette injonction contribue à évacuer toute perspective de désescalade susceptible d’entrouvrir un chemin vers un règlement pacifique des contentieux régionaux, et avec elle tout scénario dans lequel l’Ukraine ne serait pas inféodée à l’un ou l’autre des deux rivaux stratégiques en présence. Difficile, devant cette alternative mortifère, d’envisager pour sa population une authentique souveraineté, qui lui permettrait de déterminer librement son modèle de développement à l’abri de la prédation des oligarques, que ceux-ci regardent vers l’Est ou vers l’Ouest.

Entendre le Sud 

Il existe pourtant une dimension du débat que le concept de colonialité permet d’éclairer : le dédain européen face aux prises de position des pays dits « en développement ». Dès les premiers votes à l’ONU sur le conflit russo-ukrainien, il est en effet apparu que le « Sud Global »3, qui représente les trois quarts de l’humanité, traçait sa propre voie.

Tout en condamnant généralement l’attitude de la Russie, la plupart de ses représentants se sont refusés à sanctionner cette dernière. Les relations privilégiées qu’entretiennent certains d’entre eux avec Moscou n’expliquent pas tout.

Durement frappés par la crise sanitaire, les pays du Sud sont les premiers à subir le coût d’une déconnexion de la Russie du marché mondial. Ils n’ont pas plus intérêt à la réorientation massive des budgets nationaux vers le domaine militaire, aux dépens, notamment, de l’aide internationale.

« Il est inacceptable que les dépenses militaires mondiales en une seule année dépassent les 2 000 milliards de dollars, alors que la FAO nous dit que 735 millions de personnes souffrent de la faim chaque jour dans le monde », déclarait par exemple le 24 août 2023 le président brésilien Lula lors du sommet des Brics de Johannesburg.

Les pays du Sud sont les premiers à subir le coût d’une déconnexion de la Russie du marché mondial.

Ajoutons que la flambée des prix des matières premières agricoles et les entraves au commerce avec la Russie et l’Ukraine4, consécutives à la guerre, menacent de famine de nombreux pays africains extrêmement dépendants de cette région. Face à l’urgence qui est la leur de mettre fin à ce conflit, les initiatives de paix en provenance de la Chine, du Brésil et de plusieurs États africains se sont ainsi multipliées ces derniers mois.

Ces velléités d’indépendance ont été fraichement accueillies par le Nord. De fait, cette « rébellion du reste du monde », selon les mots lourds de sens de l’ancienne membre du Conseil de sécurité nationale états-unien Fiona Hill, constitue un fréquent motif de crispation des chancelleries occidentales.

En amont du récent sommet de Bruxelles entre l’UE et la Communauté d’États latino-américains et des Caraïbes (Celac) les 17 et 18 juillet 2023, cette dernière a refusé une proposition de déclaration de l’UE appelant à soutenir une paix aux conditions de Kiev. Comme pour mieux signifier le décalage entre les deux approches, l’organisation a répliqué en formulant des demandes de réparations coloniales envers le Vieux Continent, à la grande stupéfaction des diplomates européens.

La croyance en notre légitimité à embrigader le reste du monde dans une guerre qui n’est pas la sienne trahit la persistance de schémas de pensées coloniaux.

De manière plus étonnante de la part d’internationalistes, ces voix du Sud n’ont pas plus été prises en compte par ceux qui, parmi les progressistes, militent pour un renforcement du soutien militaire à l’Ukraine. Dans une tribune parue dans Le Monde, l’ex-eurodéputé écologiste Alain Lipietz exhorte ainsi sentencieusement le « Camarade Lula » à « dire stop à Vladimir Poutine», entre autres en livrant des armes à l’Ukraine. Aucun passage de cette missive n’évoquera l’impact de ce conflit et de sa prolongation sur la population brésilienne ni, plus largement, sur les peuples anciennement soumis par les pays occidentaux.  

La croyance en notre légitimité à embrigader le reste du monde dans une guerre qui n’est pas la sienne trahit ainsi la persistance de schémas de pensées coloniaux. Comment, en effet, justifier autrement que par le sentiment de supériorité qui en découle les énormes sacrifices demandés au Sud sur l’autel d’une lutte de libération nationale particulière, quand tant d’autres sont ignorées là où nous disposons pourtant de leviers importants, comme en Israël/Palestine ?

Notre propension à repeindre les non-alignés en suppôts de Poutine, qui ne seraient pas fondés à définir souverainement leur action extérieure ? Notre étonnement, enfin, devant notre absence de crédibilité lorsque nous invoquons rituellement la nécessité de ne pas légitimer les violations de la Charte des Nations-Unies, alors que nous l’avons allègrement bafouée en Afghanistan, en Irak ou en Libye ?

Sortir de l’eurocentrisme

Rien n’impose de s’aligner sur les points de vue dominants et les intérêts du Sud, ni d’ailleurs sur ceux de quelque région que ce soit. Reste que, jusqu’à présent, nous nous sommes uniquement focalisés sur le pari hasardeux de défaire militairement la Russie, au point de négliger tout autre impératif, y compris celui de préserver les vies humaines.

Cette rupture avec l’eurocentrisme serait particulièrement profitable à une gauche dont la volonté de soutenir un peuple agressé a affaibli la vigilance face au militarisme.

Cette posture nous a non seulement rendus sourds aux appels au cessez-le-feu, mais conduit de surcroît à les combattre activement. L’expérience des peuples qui ont fait les frais des interventions occidentales prétendument désintéressées pourrait donc nous aider à remettre en cause certaines certitudes consolidées par l’ « union sacrée » du moment, et, dès lors, à opérer des arbitrages plus avisés.

Cette saine rupture avec l’eurocentrisme pourrait être particulièrement profitable à cette gauche dont la noble volonté de soutenir un peuple agressé a affaibli la vigilance vis-à-vis du militarisme.

Elle les conduirait peut-être à constater qu’une défense conséquente du droit international appellerait à une dissolution de l’alliance atlantique, dont les velléités de se substituer à lONU sont, depuis le dernier concept stratégique de 2022, plus manifestes que jamais. Et donc, osons rêver, à réaliser que les exhortations à « composer avec l’OTAN »5 représentent, pour les pays qui ont eu à souffrir de l’impérialisme occidental, une violence au moins égale à celle ressentie par celles et ceux qui, en Ukraine, s’estiment abandonnés face à l’impérialisme russe.

Parvenir, à partir de sa perspective de dominant, à écouter les voix des dominés : et si la décolonisation de notre vision du monde commençait par là ?

(Image de la vignette de l’article sous  CC BY 2.0 ; Le président de la République Lula en entretien avec le journaliste Reinaldo Azevedo. Palácio do Planalto, Brasília, le 2 mars 2023, par Ricardo Stuckert/PR.)