Malgré le manque de statistiques approfondies, un constat s’impose : l’école à Bruxelles reproduit fortement les inégalités observées dans la société. Les raisons sont multiples : quasi-marché scolaire exacerbé par la mobilité urbaine, inégalités socio-économiques saillantes, inégalités de financement entre Communautés (française et flamande)…

Tout essai d’analyse de l’école en Région bruxelloise se heurte d’emblée à un premier écueil : la rareté de données et de travaux globaux sur le sujet. Si les acteurs de terrain témoignent des difficultés rencontrées par les élèves et les enseignants dans les classes à Bruxelles, cette question commence seulement à faire l’objet d’un intérêt politique soutenu et d’études spécifiques plus approfondies. Les analyses qui existent ne dressent le plus souvent que des tableaux fort partiels de la réalité bruxelloise. L’enseignement, et la recherche scientifique fondamentale, relevant des Communautés, la production de statistiques scolaires et même la plupart des études en sciences de l’éducation ne concernent spécifiquement que l’une ou l’autre part de l’ensemble des élèves scolarisés et/ou résidant à Bruxelles : soit les élèves des écoles francophones (un peu moins de 80% des jeunes scolarisés à Bruxelles), soit les élèves des écoles flamandes (plus de 17%). L’information disponible oublie de plus quasi systématiquement les écoles européennes (qui concentrent tout de même à Bruxelles 1,4 % des effectifs du maternel, 3,7% du primaire et 4,9% du secondaire en 2007) ; sans même parler des publics des établissements internationaux et privés pour lesquels aucune donnée publique n’existe. À la sortie de l’enseignement… Les statistiques scolaires produites par les différents pouvoirs publics compétents sur Bruxelles demandant un long travail de récolte et d’analyse, il est plus aisé de s’appuyer sur des indicateurs externes au système d’enseignement. Les données produites par les recensements de l’Institut national de statistique ou les Enquêtes force de travail peuvent par exemple être sollicitées, tout en ayant en tête leurs limites : tout particulièrement le fait qu’il s’agit d’enquêtes et donc d’estimations comprenant des marges d’erreurs plus ou moins importantes dues à l’absence de réponse dans des quartiers pauvres de la Région ou à la faiblesse de l’échantillon bruxellois. On privilégiera ici les Enquêtes force de travail qui offrent l’avantage d’être mises à jour chaque année (le dernier recensement datant par contre de 2001) et de constituer une base comparable entre Régions belges, mais également avec l’ensemble des pays européens (les indicateurs de l’Union s’appuient d’ailleurs sur ces données). Pour donner une idée de ce que «produit» l’école, on prendra donc la tranche d’âge qui suit immédiatement la fin de l’obligation scolaire (les 18-25 ans), tout en sachant que bien évidemment toutes les personnes de cette catégorie résidantes à Bruxelles n’y ont pas nécessairement fait leurs études fondamentales et secondaires… À partir de ces enquêtes, on constate par exemple qu’à Bruxelles le pourcentage de jeunes de 18 à 25 ans sortis du secondaire sans diplôme et qui ne se trouvent pas en formation est, depuis 1999, généralement supérieur à 20%. Par comparaison, la Flandre a d’ores et déjà atteint l’objectif européen d’un taux de 10% maximum et la Wallonie se situe à environ 13%. En Région de Bruxelles-Capitale, ce pourcentage est même reparti à la hausse selon les derniers résultats de 2007 (près de 25%)… Pour prendre un autre indicateur des Enquêtes force de travail, un peu moins de 30% de la population de 20 à 24 ans habitant à Bruxelles n’a pas terminé le secondaire (Flandre : 13%, Wallonie 21%), alors que l’objectif européen de 85% de moins de 25 ans ayant terminé le secondaire avec fruits. Notons bien sûr que certains de ces jeunes de 20 à 24 ans peuvent encore se trouver dans le secondaire et obtiendront peut-être leur diplôme. Mais ils présentent alors un retard scolaire de deux ans au moins, ce qui corrobore les chiffres que l’on peut tirer des statistiques scolaires côté francophone par exemple. Selon Etnic Service des statistiques de la Communauté française – http://www.statistiques.cfwb.be/ (ndlr) , 60% des élèves qui habitent à Bruxelles fréquentant l’enseignement secondaire ordinaire de plein exercice francophone ont au moins un an de retard (44% pour les élèves habitant en Wallonie) ; et 29% connaissent un retard de deux ans, voire plus (16% des Wallons). Comment tenter de l’expliquer ?

Un système inégalitaire…

Le défi auquel l’enseignement est confronté à Bruxelles est le même que partout ailleurs en Belgique : la lutte contre la (re)production des inégalités sociales par l’école. Chez nous, les élèves des milieux populaires obtiennent en effet plus fréquemment que dans d’autres pays de l’OCDE de faibles résultats, comme l’ont bien mis en évidence les évaluations tant internes qu’externes (comme Pisa Programme international pour le suivi des acquis des élèves. Il s’agit d’enquêtes triennales de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui mesurent les performances des systèmes éducatifs des pays membres. (Wikipédia-ndlr)..). À Bruxelles, en Flandre ou en Wallonie, cette (re)production des inégalités procède fondamentalement des mêmes causes structurelles qui sont à présent bien documentées par les chercheurs en sciences de l’éducation : le système scolaire, particulièrement francophone belge, a plus que d’autres tendance, via des mécanismes de redoublement et d’orientation, à différencier de manière précoce les parcours des élèves en fonction des formes, des filières et des établissements ; des établissements qui sont en concurrence et fortement hiérarchisés sur un «quasi-marché» scolaire trop peu régulé, ce qui laisse libre cours aux stratégies de «consommateurs d’écoles» des parents les mieux informés. Mais pourquoi la situation bruxelloise est-elle si nettement défavorable ?

Une situation sociale plus préoccupante

À y regarder de plus près, ces mécanismes prennent à Bruxelles des formes particulières. On peut pointer deux aspects parmi l’ensemble des facteurs (socioculturels, familiaux, institutionnels…) qui participent à la production des inégalités scolaires. La situation sociale bruxelloise est tout d’abord plus préoccupante. La pauvreté touche, par exemple, 28% de la population bruxelloise (pour 8% des habitants de Wallonie et 6% en Flandre). En Région bruxelloise, 27% des moins de 18 ans vivent dans un ménage sans emploi (18% en Wallonie, 8% en Flandre). L’indice socio-économique de l’ensemble des écoles francophones en RBC est plus faible que la moyenne en Communauté Wallonie-Bruxelles. Mais surtout, les écarts entre élèves sont plus importants que partout ailleurs et la proportion d’élèves d’écoles francophones résidant dans des quartiers défavorisés y est plus importante que dans tous les arrondissements wallons. Plus de 30% des jeunes élèves bruxellois des écoles francophones habitent dans des quartiers dont l’indice est inférieur à -1, ce qui, par comparaison, est le cas de «seulement» 19,7% des moins de 18 ans dans l’arrondissement de Charleroi, pourtant le plus mal loti à cet égard.

Une ségrégation plus forte

Le second facteur à mettre en évidence est celui de la plus forte ségrégation scolaire des publics, c’est-à-dire la concentration, particulièrement aiguë à Bruxelles, des élèves les plus faibles et des élèves les plus performants dans des écoles différentes. Cette concentration serait d’abord un effet de la ségrégation résidentielle plus forte à Bruxelles qu’ailleurs. Mais à Bruxelles, comme dans toutes les grandes villes, un nombre important d’écoles se trouvent concentrées sur un territoire restreint sur lequel il est plus facile de se déplacer (notamment grâce aux transports en commun). Une telle offre d’écoles augmente les effets de quasi-marché, c’est-à-dire les possibilités stratégiques de parents «consommateurs d’école» qui via leur liberté de choix aiguillonnent les concurrences entre établissements. Mais ce qui différencie Bruxelles d’autres réalités urbaines c’est notamment le fait que cette offre scolaire très dense est démultipliée puisque que les deux Communautés organisent et financent des écoles sur le territoire de la Région. Dans ce contexte, certaines écoles sélectionnent plus fortement les publics pour ne garder que les élèves scolairement performants (y compris ceux issus des quartiers pauvres), tandis que d’autres sont bien obligées de n’accueillir que les plus faibles. À tel point que la ségrégation scolaire prend à Bruxelles la forme d’une réelle dualisation sociale et ethnique : les milieux populaires, scolairement moins performants et en général d’origine immigrée, se concentrent dans les écoles en discrimination positive du «croissant pauvre» Espace formé par les communes de Saint-Josse, Molenbeek, Saint-Gilles et Anderlecht, soit l’ouest du «Pentagone» (Ndlr) , le plus souvent techniques et professionnelles. Cette tendance à la polarisation des publics est de plus renforcée par le fait que 16% de la population scolarisée à Bruxelles provient en réalité du Brabant (flamand essentiellement – 14%), et grossit les rangs d’écoles sélectives, à l’indice socio-économique très élevé.

Spécificités bruxelloises

Ces spécificités bruxelloises sont en grande partie liées à ses caractéristiques urbaines de grande ville internationale qui mènent à la dualisation résidentielle et scolaire à travers la ghettoïsation des populations les plus pauvres issues de l’immigration comme des plus riches… Mais Bruxelles présente également des caractéristiques institutionnelles spécifiques qui influencent négativement l’ensemble de ces phénomènes scolaires, en dédoublant l’offre scolaire à Bruxelles, comme on l’a vu, mais également en créant divers cloisonnements et des inégalités de financement. La Communauté flamande finance, par exemple, chaque élève à concurrence de 22,7% de plus au primaire ordinaire que la Communauté française (18,1% au secondaire ordinaire)… Sur ce plan, ce qui pose problème à Bruxelles, c’est qu’institutionnellement coexistent plusieurs systèmes scolaires sans concertation entre eux ; mais que par contre, au niveau sociologique, des publics passent d’un système à l’autre (d’un réseau à l’autre, d’un régime linguistique à l’autre, voire vers les écoles européennes) et instituent une dynamique scolaire au niveau bruxellois sans régulation publique correspondante.

Publics en difficulté

Sur ce territoire restreint où les situations sociales et scolaires polarisées entre (très) pauvres et (très) riches semblent bien interdépendantes, les acteurs scolaires (parents, élèves, écoles…) «dominants» cherchent à se différencier via différentes stratégies, comme le choix stratégique d’une école néerlandophone, tandis que les acteurs «dominés» subissent différents mécanismes de sélection, tels que la relégation dans une école de l’enseignement spécialisé de type 8 Enseignement adapté aux enfants présentant des troubles de l’intelligence, de l’audition ou de la vision (Ndlr) , en discrimination positive ou de l’enseignement technique et professionnel. Dans ce contexte, deux types d’écoles et de publics se trouvent particulièrement mis sous pression par la compétition scolaire : les écoles ghettos et les publics populaires, très certainement ; mais également les écoles socialement plus mixtes et les classes moyennes, tiraillées entre les deux pôles extrêmes de la hiérarchie des établissements. Si les échecs et redoublements sont plus nombreux à Bruxelles, ce ne serait pas seulement en raison de difficultés socio-économiques plus importantes, mais également parce que les parents des classes moyennes préfèrent, plus encore qu’ailleurs, voir leurs enfants redoubler dans le général plutôt qu’être orientés vers le technique ou le professionnel. Cet évitement d’écoles aux résultats très faibles, concentrant les populations de nationalité étrangères ou d’origine immigrée, fragilise dès lors encore un peu plus un enseignement qualifiant traditionnellement moins important numériquement parlant qu’ailleurs dans cette grande ville de services qu’est Bruxelles.

Les effets du marché du travail

La fracture sociale à Bruxelles est donc également une fracture ethnique. Cette fracture est aussi générationnelle : les jeunes Bruxellois sont, relativement, moins bien formés que les précédentes générations. Si, en RBC comme ailleurs, les générations montantes bénéficient de l’élévation généralisée du niveau de formation, la position relative des classes d’âges bruxelloises vis-à-vis de leurs homologues flamands et wallons s’est détériorée. Alors que dans les catégories plus âgées, Bruxelles connaît un taux de personnes peu diplômées plus faible qu’ailleurs, ce taux est en effet plus élevé que dans les autres Régions pour les personnes en dessous des 45 ans. En moyenne, toutes catégories d’âges confondues, ce taux de personnes peu diplômées reste plus faible à Bruxelles qu’ailleurs mais cette position avantageuse s’érode un peu plus chaque année… Et cela pose d’autant plus problème que le marché du travail à Bruxelles, premier bassin d’emplois du pays, exige de plus hauts niveaux de qualification qu’ailleurs en Belgique. Mais on aurait tort d’en déduire un lien trop direct entre les difficultés du système scolaire bruxellois et le taux de chômage qui sévit dans la Région. On peut en effet soutenir l’hypothèse inverse selon laquelle des phénomènes comme la surqualification ou la discrimination à l’embauche ont des effets retour néfastes sur l’école en termes de démotivation ou d’exacerbation des stratégies compétitives. Ainsi par exemple, tous les indicateurs démontrent que les jeunes femmes sont désormais mieux formées que les jeunes hommes. Mais ces efforts de formation tant initiale que continuée des femmes ne semblent pas se traduire en positions correspondantes sur le marché du travail, particulièrement pour les jeunes femmes bruxelloises, qui sont plus fréquemment issues de l’immigration… Pour conclure, on insistera sur les limites de cet article qui n’est en aucune façon rentré dans le quotidien des écoles et des classes Voir pour cela le récent article de Bernard Rey « La ville et l’école », Bruxelles (dans) 20 ans, Cahier de l’Agence de développement territorial, n°7, janvier 2009, pp. 241 et ss où le métier même d’enseigner est confronté à des défis importants. Ceux-ci sont loin d’être rencontrés et les taux élevés d’abandon de la profession après cinq ans dans les écoles flamandes de Bruxelles ou la pénurie d’enseignants fortement marquée à Bruxelles dans les écoles du croissant pauvre montre, une fois de plus de façon inquiétante, que ces défis sont loin d’avoir été relevés.