Les étrangers présentent un défaut majeur qui consiste à cesser de l’être lorsqu’ils sont naturalisés. De nombreux étrangers se camoufleraient ainsi dans les statistiques sous l’apparence belge. C’est pour mettre bon ordre à cette usurpation d’identité que des esprits éclairés ont inventé l’allochtone. Ainsi pourra-t-on distinguer à perpétuité ceux qui sont d’extraction étrangère ou plus précisément de culture musulmane (puisque ce sont ces derniers qui sont en fait visés) sans que la naturalisation puisse faire oublier leur altérité. Plus précisément, par allochtones, on désignera les immigrés d’origine maghrébine et turque, qu’ils soient ou non naturalisés, vivant en Belgique. Une enquête récente Le Soir, 29-30 août 2009 relevait que, pour les Marocains issus de l’immigration en Belgique, «le fait d’être traité comme un étranger» était le problème le plus important. Est-ce en les désignant, eux et leurs enfants, comme «allochtones» que l’on compte définir une citoyenneté égalitaire ? Paradoxalement, les débats très intenses et riches en Turquie à propos des minorités (arménienne, juive, grecque…) éclairent d’un jour nouveau la partition opérée chez nous par l’utilisation du terme allochtone. Ahmet Insel, intellectuel turc de renom, avait repéré dans les pratiques langagières la perpétuation des discriminations en Turquie à l’égard des minorités. En effet, «étranger» se traduit en turc par «yabanci». Le mot «ecnebi» signifie également étranger, mais, dans ce cas, il désigne les étrangers de l’intérieur, ceux qui ont la nationalité turque et y résident depuis la nuit des temps sans pour autant l’être vraiment en raison de leur religion. Arméniens, juifs ou grecs d’origine, ils resteront pour toujours des «ecnebi» et stigmatisés en conséquence. Si bien que les fractions les plus ouvertes et progressistes de la société turque ont engagé un débat pour l’égalité qui suppose la remise en cause de cette partition. À présent, même le gouvernement de M. Erdogan, qualifié «d’islamo-conservateur», a compris qu’une société démocratique ne pouvait accepter une distinction entre «étrangers» (yabanci) et «étrangers de l’intérieur» (ecnebi). Il propose en conséquence d’effacer désormais dans l’identification de ses nationaux toute référence permettant de distinguer les «Turcs d’origine» de ceux que l’on pouvait considérer comme différents en raison d’une extraction non nationale, en fait religieuse On remarquera que le mot «ecnebi» ne désigne pas les Kurdes qui sont musulmans, mais les minorités chrétiennes et juives et constituant à ce titre une minorité pouvant être à tout moment suspectée. Le recours au mot allochtone traduit la frilosité de nos sociétés à l’égard des minorités et de l’immigration. Le caractère démesuré des débats autour du «voile islamique» supposé symboliser à lui tout seul l’oppression des femmes, les menaces pesant sur la laïcité et le refus d’intégration des immigrés en est pour le moment la manifestation la plus visible. La désignation comme «ecnebi» en turc et «allochtone» en «belge» Ce terme utilisé en Flandre et aux Pays-Bas n’est utilisé en français nulle part ailleurs qu’en Belgique ne définit pas les personnes par leur appartenance administrative ou territoriale mais les assigne, une fois pour toutes, génération après génération, dans un ailleurs, pays supposé «de leurs ancêtres». Entrecroisement paradoxal que celui où la Turquie s’efforce de prendre ses distances par rapport à un nationalisme laïque militarisé fondé sur la discrimination des minorités et essaye difficilement de s’ouvrir vers une citoyenneté ouverte et notre société tentant par des inventions terminologiques (allochtone) de séparer le bon grain (judéo-chrétien) de l’ivraie (musulmane). Alors que d’aucuns émettent des doutes sur l’adhésion de la Turquie, dont la grande majorité de la population est musulmane, à l’Union européenne, n’est-il pas temps de se demander plutôt si l’Europe serait suffisamment sécularisée ou (défroquée ?) pour faire preuve d’ouverture.