Selon votre appartenance politique où votre pays d’origine, vous utiliserez la démocratie dans des sens nombreux dont la diversité rivalise avec les objectifs de celui qui se prétend démocrate, ou prétend que tel ou tel pays, son pays ou le vôtre, mérite ce qualificatif. Ainsi, certains utiliseront la liberté d’expression et de la presse, le pluralisme des partis et la séparation des pouvoirs effectifs pour défendre tel ou tel pays accusé de ne pas être vraiment démocratique, Israël et les Etats-Unis par exemple, quand d’autres mettront en évidence le principe de redistribution des richesses, l’égalité sociale, la condition des minorités ou encore l’abolition de la peine de mort comme critères démocratiques. On peut batailler pendant des heures sur ce qu’est la démocratie. Le vote est-il un droit ou une obligation…etc? Au-delà des querelles sur la dictature du grand capital cachée derrière les démocraties occidentales, autant de démocraties de façade selon les uns, autant de régimes de libertés selon les autres, il est possible de ramener l’idée démocratique à deux piliers fondamentaux: le nombre et les valeurs. Le nombre, c’est-à-dire la comptabilité concrète des voix, le résultat du scrutin, l’addition des opinions, le quorum et la légitimité qu’il génère. Et, d’autre part, les valeurs: la liberté, l’égalité, la tolérance, et tout ce que l’on retrouve dans la phraséologie des droits de l’Homme et les principes qui les sauvegardent. La démocratie, c’est la loi du nombre et le respect de certaines valeurs. Plus exactement, c’est la tension féroce, la confrontation permanente entre l’un et l’autre. La crispation éternelle entre ce qui sort des urnes, et les vieux principes auxquels on ne veut pas toucher. L’idéal démocratique, c’est le contraste entre certaines volontés populaires (le vote d’extrême droite notamment) et les fondamentaux: pluralisme des idées, principe de non-discrimination, égalité des chances, etc. Dans ce contexte, la télévision, à travers ses différents programmes, présente la caractéristique de se prétendre démocratique en trichant à deux niveaux sur ce concept. Non seulement les programmes télévisés ignorent les valeurs, mais en plus ils trichent sur le nombre. Plus exactement, ils manipulent les premières, ils les retournent à leur avantage au rythme de leurs ambitions, tout en bluffant sur le second; le chiffre, la masse et la représentation populaire qu’ils prétendent incarner.

Un public «bidon»

Il existe une disproportion flagrante entre le «peuple» de la télévision et le «peuple» en général. Si l’on met de côté la musique, les films et les séries qui représentent une catégorie spécifique, on remarque que les émissions et les débats dits «publics», avec animateurs, invités, public présent physiquement dans les gradins et public abstrait derrière son écran, l’on remarque que ces programmes prétendent tous représenter bien plus que les individus qui sont sur place. On observe que leur rhétorique, la parole de leurs animateurs et le sens des débats organisés affirment implicitement représenter la seule «pensée» valable, l’idée générale, l’opinion publique, la masse, etc. Les programmes de variété, les débats et les journaux télévisés prétendent tous représenter le plus grand nombre. Ils adoptent tous un discours qui donne l’impression d’un consensus, d’une connivence, d’un accord entre présentateurs, public physique et téléspectateurs. Ils empruntent un ton qui, à bien y réfléchir, a même quelque chose de magique et de merveilleux. Ces programmes affirment une légitimité du nombre, de la masse, du peuple et, à ce titre, prétendent incarner une sorte de démocratie de télévision, une sorte de souveraineté télévisuelle du peuple sur ce qui se dit et se fait dans la programmation. Et pourtant, force est de constater que ces programmes n’engagent ni la population en général, ni leurs invités présents physiquement sur les plateaux (qui sont ces gens d’ailleurs?), ni leurs téléspectateurs, ni même leurs animateurs lorsque l’on pense aux rapports contractuels et financiers qui les lient aux chaînes de télévision. Ces programmes n’engagent en réalité que très peu de monde car loin d’incarner la population ou la majorité des gens, ils représentent à chaque fois une minorité instable, diverse et difficilement perceptible, un groupe bigarré, hétéroclite, aux aspirations différentes et parfois même contradictoires. La télévision, ce n’est pas la population comme voudrait le laisser croire le public présent physiquement sur les plateaux, ce n’est pas le consensus non plus malgré les apparences, ce n’est même pas ceux qui possèdent une télévision et le câble ou le satellite. Ces programmes, ce ne sont pas l’opinion publique et la force du nombre, ce ne sont que ceux qui regardent telle chaîne et tel programme à tel moment et pour combien de temps (cinq minutes? Vingt minutes?)! Ces débats publics, ces émissions où l’on prétend parler au nom du consensus généralisé, de l’opinion majoritaire, de la France, de la Belgique, de la Wallonie ou des téléspectateurs francophones, ne représentent en substance qu’une partie très retreinte de la population dont nous ne pouvons finalement jamais connaître la nature ni l’opinion. Pour chaque programme, pour chaque débat prétendant incarner la population, il n’est jamais question que d’une minorité, une frange infime de la population, une partie ridicule de la collectivité sociale. Une poignée d’individus au regard du groupe, un ensemble de personnes qui ne se connaissent pas et n’ont aucun intérêt à se connaître. Des gens insaisissables en définitive!

Population réelle, ‘sms’ et micro-trottoir

Pour faire passer la pilule du faux public qui incarne « les gens », le commun des mortels, le pays ou la région, pour faire passer le simulacre de démocratie directe et permanente, le consensus fantoche, les responsables de télévisions ont imaginé toute sorte de stratégies, au rythme des innovations technologiques. Ainsi, au vieux public présent physiquement sur les plateaux pour applaudir, rire, pleurer ou huer selon des injonctions codées et précises, aux vieux micro-trottoirs et leurs vieilles méthodes de persuasion et aux sondages d’opinion classiques, se substituent aujourd’hui, s’ajoutent plus exactement, les coups de téléphone des téléspectateurs, les messages sur répondeurs et depuis peu les ‘sms’ et les courriers électroniques. Autant de démarches qui donnent l’impression d’un lien entre le peuple et l’émission, autant d’exigences qui font «démocratie», «consensus» et «unité», mais qui à bien y regarder ne peuvent enthousiasmer que les «motivés», c’est-à-dire une fraction ridicule des téléspectateurs, une partie infime d’une partie déjà dérisoire de la population. L’individu qui envoie un ‘sms’ à TF1 ou rédige un courrier électronique à l’attention de RTL ne représente que lui-même. Affirmer le contraire serait totalement faux. Mais par la magie de la télévision, il nous conforte, il renforce l’idée de la proximité, de la fusion, de l’union, du lien naturel entre l’émission et le peuple, entre le programme, l’animateur, le débat et l’opinion publique. Entre nous et les autres, quels qu’ils soient!

Télévision et valeurs

Si la démocratie incarne la tension permanente entre les urnes et les principes, la télévision triche sur le nombre, ignore les principes et instrumentalise les valeurs. Elle les utilise comme des marchandises au rythme d’une prétendue demande populaire et de l’argent que tout cela rapporte. Elle les retourne contre elles-mêmes au nom d’une prétendue proximité, d’une connivence entre programmation et volonté populaire. Ainsi, vous verrez des reportages sur l’affaire Dutroux transformés en véritables films de science fiction avec mises en scène, bruitages et effets spéciaux (ce qui est scandaleux étant donné l’importance et l’horreur de cette affaire), au nom de l’émotion, au nom de la compréhension et de la tristesse que nous avons pour les victimes (les valeurs). De la même manière, vous aurez régulièrement des corps en feu, des enfants déchiquetés, des troncs humains traînés derrière une voiture ou des cadavres dans la poussière au nom de notre volonté d’être informé (les valeurs), autant d’images qui n’informent personne mais qui activent les passions et la haine dans l’incompréhension totale et généralisée. Vous aurez des élus d’extrême droite qui stigmatisent vos proches et les traînent dans la boue, et qui pourront agir de la sorte au nom du pluralisme (les valeurs), vous aurez des consultants en tous genres, des spécialistes «bidon» pour faire durer des reportages sans queue ni tête,…etc. Il en va de cette manière car la tension et l’équilibre entre prétendue volonté populaire (le simulacre) et les principes, sont totalement niés sur le petit écran. Nous sommes aujourd’hui en présence d’un discours quotidien qui ment sur «sa» logique démocratique et sur sa légitimité, et qui utilise ce mensonge pour programmer tout et n’importe quoi, en notre nom et au nom de notre volonté, pour autant que cela rapporte de l’argent.

Démocratie d’opinion et régimes démocratiques

Ce qui pose problème ici, c’est la prétention démocratique de la télévision, sa prétention à représenter la population. C’est la légitimité qu’elle prétend avoir au nom d’un nombre, d’une masse qu’elle ne représente en rien, pas même avec les quelques individus sondés dans le cadre de la mesure technique de l’audience à domicile, et encore moins avec le micro-trottoir, ses trois «pour» et ses deux «contre». Ce qui est grave fondamentalement, c’est l’imprécision qui règne entre simulacre de démocratie à la télévision et fonctionnement réel de notre démocratie au quotidien. Le problème se situe au niveau de la confusion dans les esprits entre un régime de télévision basé sur le (faux) nombre et sur les passions («Ils veulent, ils auront! Et tout de suite!»), et un système politique démocratique concret! Le vrai, le nôtre, celui qui nous concerne tous, un système basé certes sur les urnes mais aussi, et peut-être principalement, sur des valeurs et des principes. Autant d’éléments qui ne pourront être balayés par la force du nombre comme le veut la télévision et comme elle l’exige dans sa programmation. À la télévision, au nombre, au sondage permanent et au simulacre de représentativité, notre régime démocratique leur substitue le temps, la réflexion, la discussion et l’élaboration des choix, le respect, la tolérance, la liberté et l’égalité, autant de caractéristiques qui séparent l’organisation de notre société de la programmation de TF1, RTL, AB3 et du service public qui singe pathétiquement ces dernières. La démocratie n’est pas un sondage permanent qui se limite au nombre et triche sur ce dernier. Mais elle risque de le devenir si dans nos esprits, et dans l’esprit de nos élus, il faut toujours coller à l’opinion cet « avis » collectif imprécis, changeant, instable, nébuleux, passager et éphémère.