Retour aux articles →

Philippe Moureaux, un marxiste au PS

Entretien avec Philippe Moureaux

Philippe Moureaux est-il le dernier marxiste au PS ? En Belgique francophone, on trouve encore pléthore de marxistes déclarés au sein de la « gauche radicale » (PTB, LCR, Vega, PSL…) et même quelques-uns à Écolo. Mais, au sein du PS, on a beau chercher, on n’en voit pas d’autres. Cela fait belle lurette que ce parti ne s’embarrasse plus d’idéologie, cette breloque inutile quand il s’agit de gérer ici et maintenant. Philippe Moureaux est le dernier a s’assumer avec constance comme un « marxiste identitaire », se revendiquant ouvertement de la pensée du vieux Karl, ce qui détonnait – et étonnait – tant son évocation fut longtemps ringardisée avant que ses enseignements fassent l‘objet aujourd’hui d’une réappropriation critique. Né en 1939, Philippe Moureaux est aussi un des derniers d’une génération qui a façonné le visage de la Belgique fédérale. Devenu la figure de proue du PS bruxellois dans des conditions qu’il rappelle, il a petit à petit quitté cette position centrale pour devenir la conscience de gauche d’un Parti socialiste englué dans la gestion. Mais c’est surtout son attitude en flèche sur une « question immigrée » devenue depuis une « question musulmane » qui l’a marginalisé au sein d’un monde politique qui, sur cette question, ne brille pas par son courage. Écarté du pouvoir en 2012 dans sa commune de Molenbeek, aujourd’hui retraité de la vie politique active, il reste attaché à une social-démocratie fidèle à ses valeurs fondatrices, aujourd’hui laminée par l’irrésistible montée du social-libéralisme. Irrésistible, à moins que…

En 2010, vous quittez la présidence du PS bruxellois. Dans votre lettre de démission, on trouve cette phrase : « Sans illusions excessives, j’espère que la Fédération bruxelloise restera une fédération de gauche, ouverte à l’ensemble des Bruxellois sans préjugé social ou philosophique. » C’est terrible…

Philippe MOUREAUX : Les mots étaient pesés. Mais il faut savoir d’où l’on vient. La fédération bruxelloise a été longtemps la plus à droite du PS. Ici, le grand homme, c’était tout de même Spaak et son successeur, c’était Henri Simonet qui allait plus tard quitter le PS pour rallier les libéraux. Sous mon impulsion, elle a pu apparaître progressivement comme la plus à gauche. Mais je suis bien conscient que le processus était fragile. Comme marxiste, je ne nie pas le rôle des individus, mais ils ne peuvent rien s’ils ne s’appuient pas sur des groupes sociaux. J’ai tenté de réveiller le peuple modeste de Bruxelles que le PS n’atteignait plus, faute d’ouverture. Et, en effet, j’ai quelque crainte pour l’avenir.


S’il en est ainsi, comment en devenez-vous le leader ?

Philippe MOUREAUX :
En 1980, je n’étais qu’un militant presque inconnu de la Fédération bruxelloise du PS. J’ai 40 ans. Et d’un seul coup, je suis passé d’homme de l’ombre – directeur de l’IEV Institut Émile Vandervelde, le service d’études du Parti socialiste , chef de cabinet de Guy Spitaels, chargé de mission pour André Cools – à ministre. J’étais déjà membre de la Fédération bruxelloise du PS, mais un militant presque inconnu. À ce moment-là, Simonet, qui reste l’homme fort du PS local, notamment parce qu’il peut s’appuyer sur le poids historique de la section d’Anderlecht, est en disgrâce au boulevard de l’Empereur qu’il agace à cause de son atlantisme marqué. Il fallait désigner un socialiste bruxellois dans le gouvernement Martens II. Ce ne sera pas lui. Ç’aurait pu être Roger Lallemand mais c’est moi qu’André Cools a finalement choisi, sans doute au nom du lien de confiance qui nous unissait.


Les militants bruxellois ont accepté cette promotion fulgurante ?

Philippe MOUREAUX : Ce n’était pas évident. Une personne a joué un rôle déterminant pour mon acceptation comme nouvelle figure de proue des socialistes bruxellois : Guy Cudell, le bourgmestre inamovible de Saint-Josse. Un homme paradoxal, capable de positions publiques très en rupture avec le parti, sur une ligne plutôt de gauche et, surtout, par son ouverture aux populations issues de l’immigration, mais incapable de véritablement s’émanciper par rapport au vieil appareil de la Fédération bruxelloise. Quand il m’a vu arriver, il a vu quelqu’un qui partageait beaucoup de ses points de vue. C’était bien nécessaire face à Simonet qui m’avait recruté au PS et à qui ma promotion fait de l’ombre. Ce qui m’a donné de la légitimité, et qui, en même temps, a provoqué un rejet de la part de certains, c’est la loi antiraciste de 1981 que j’ai fait voter en qualité de ministre de la Justice et à laquelle mon nom est toujours associé. À ce moment-là, Simonet répand le bruit suivant : avec cette loi, Moureaux a signé son arrêt de mort, car notre base populaire où le racisme fleurit ne l’acceptera pas. Puis, fin 1981, il y a des élections et on doit constituer les listes. J’accepte d’être derrière lui et je fais un très bon score. À ce moment-là, j’ai derrière moi tout un lobby de gauche, humaniste, qui va vraiment faire ma campagne, plus aussi la communauté juive – ce qui est assez incroyable quand j’y pense aujourd’hui. À partir de là, je m’impose : j’avais des amis et maintenant, j’ai aussi une base électorale. J’ai aussi la confiance de Spitaels, qui a remplacé Cools à la présidence du parti. Simonet va progressivement s’effacer et, même en restant ministre et sans être formellement président de la Fédération, j’en deviens le pivot.


À ce moment-là, vous n’avez encore pris pied dans aucun bastion municipal. Votre arrivée à Molenbeek, c’est quand ?

Philippe MOUREAUX : Je débarque à Molenbeek en 1981. Première bataille électorale un an ou deux après. Molenbeek, où j’avais fait une bonne campagne, m’intéressait pour son profil sociologique mais aussi parce que la section socialiste disposait d’un poids déterminant dans la fédération, en alliance systématique avec celle d’Anderlecht. Ce fut un échec cinglant que j’avais d’ailleurs prévu, car j’héritais d’une situation épouvantable. Le bilan du socialisme molenbeekois, après le long règne d’Edmond Machtens, bourgmestre de 1939 à 1978, était désastreux. À sa mort, le PS local avait connu une crise profonde et perdra la direction de la commune. Tout devra être reconstruit…


Au terme de votre carrière municipale, vous diriez que vous avez complètement pu rompre avec le « système Machtens » qu’on a pu décrire comme « quasi mafieux » ?

Philippe MOUREAUX :À une certaine époque, les socialistes n’échappaient pas à certaines connivences douteuses avec le monde des affaires. Quand j’ai commencé ma vie politique, j’ai dû accepter les règles d’un système qui, aujourd’hui, apparaît infâme. Mais, sans de l’argent du privé, je n’aurais pas pu financer mes campagnes électorales. Dans ce système, les mêmes hommes d’affaires étaient sollicités par tous les partis… et ils donnaient à tous, socialistes compris. C’était leur intérêt bien compris de se faire bien voir de tous les côtés. Évidemment, il faut ensuite renvoyer l’ascenseur… Quand j’arrive dans la section de Molenbeek, elle est encore très nombreuse, dépassant même les mille membres aux grandes heures. Elle va fondre comme neige au soleil parce que beaucoup de membres l’étaient suite à des pratiques clientélistes, par exemple comme condition pour disposer d’un logement social. Qu’est-ce que je constate ? Sur les centaines de membres présents, il y avait une seule personne, une espèce d’alibi, qui n’était pas belgo-belge. Petit à petit, on a changé ça.


Si on revoit ces années-là, votre binôme avec Charles Piqué ne manque pas de sel. Dans votre perception de l’immigration, vous n’étiez absolument pas sur la même longueur d’onde. En 1987, vous passez avec lui un «compromis» par lequel le PS de Bruxelles – contrairement au PS wallon – renonce à la revendication du droit de vote des étrangers. Dans votre livre Philippe Moureaux, Un engagement contre le racisme et pour le droit à la différence (Les Cahiers de l’éducation permanente, PAC, 2014), vous parlez à propos de cet épisode de « concessions peu glorieuses et qui me restent encore à travers de la gorge ».

Philippe MOUREAUX : Sans aucun doute, c’est le moment de ma vie politique dont je suis le moins fier. Mais, sincèrement, je crois que c’était reculer – car c’était bien un recul – pour mieux sauter. Qui peut affirmer que si je n’avais pas fléchi le genou à ce moment-là, Bruxelles ne se serait pas devenu ce qu’elle est aujourd’hui : la ville, la région d’Europe où il y a le plus de citoyens d’origine étrangère ayant des droits et participant effectivement à la vie politique.


Au moment de votre démission de la présidence du PS bruxellois, vous donnez une interview au Soir qui fait ce constat : « Des laïques militants vous reprochent l’ouverture aux musulmans ». Vous commentez : « Ils me reprochent d’être ouvert à des populations qui n’ont pas leur héritage athée, laïque. Il faut accepter les convictions religieuses et culturelles tout en défendant le socle commun de l’égalité entre les hommes et les femmes et le respect des uns et des autres. » Manifestement, de ce point de vue, le PS bruxellois n’a pas toujours pas viré sa cuti…

Philippe MOUREAUX : Pas plus qu’aucun autre parti. Il s’agit d’un sentiment général, accentué avec les affaires de terrorisme, sur base d’éléments réels qu’on gonfle ensuite de façon caricaturale. Et le grand public, fragilisé par la crise économique, s’en saisit. Les raisons en sont multiples. Mais c’est surtout la droite qui alimente la xénophobie pour diviser les travailleurs. Et les médias à son service en rajoutent une couche.


Revenons à Molenbeek. Aujourd’hui, vous êtes parti et votre fille Catherine arrive. Il n’y avait pas d’autre solution pour assurer la relève ?

Philippe MOUREAUX : J’ai essayé de faire venir Marie Arena, qui a préféré Forest, et surtout Laurette Onkelinx, qui aurait eu ici le boulevard qu’elle n’a pas à Schaerbeek. J’ai beaucoup regretté son refus. On parle de népotisme. J’en suis d’une certaine manière le produit, puisque c’est mon père, ministre libéral, qui m’a mis le pied à l’étrier de la politique… avec le concours involontaire de ses domestiques qui étaient communistes et qui m’ont initié au marxisme. Ma fille a aussi eu la chance d’avoir des parents engagés dans la carrière politique qui lui ont donné une certaine avance.  [NDLR. La mère de Catherine Moureaux est Françoise Dupuis, qui fut secrétaire d’État dans le gouvernement bruxellois et, lors de la dernière législature, présidente du Parlement bruxellois.] Mais on pourrait parler de népotisme si elle n’avait pas d’autres qualités…


Le népotisme, ce n’est pas qu’elle mène une carrière politique, mais qu’elle la poursuive dans la commune que son père a dirigée pendant si longtemps, pour prendre sa succession…

Philippe MOUREAUX : Pourquoi vient-elle à Molenbeek ? Il y a eu les élections régionales. Depuis mon éviction en 2012, je m’étais mis un peu en retrait. En juin 2014, Catherine se représente au Parlement bruxellois et je me propose de faire la campagne avec elle à Molenbeek. Et là, il s’est passé quelque chose qui relève peut-être de l’irrationnel, mais qui a été pour moi une merveille. D’abord, la manière dont j’ai été accueilli par les gens – certains pleuraient – et comment ils accueillaient ma fille. Je souligne qu’elle a le contact naturel avec la population, ce qui est une qualité rare en politique que je n’ai acquise que sur le tard. Ça s’est traduit dans le résultat des élections. Les puristes pourront protester, mais c’est un fait : les gens la veulent.


Ils veulent Catherine, avec ses qualités propres, ou Philippe à travers elle ?

Philippe MOUREAUX : Catherine n’est pas Philippe, mais nous partageons la même empathie à l’égard des populations les plus diverses. Ce genre d’ouverture n’est pas si fréquent dans le personnel politique belgo-belge. En outre, elle est plutôt de gauche, sans doute moins rigide que moi, sans doute un peu plus «anarchiste de gauche». Je considère que c’est une chance pour Molenbeek.


Pas trop difficile d’être marxiste quand on est plongé dans une pratique politique, institutionnelle qui nécessite des compromis permanents ?

Philippe MOUREAUX : D’abord, je ne suis pas un marxiste dans le sens soviétique du terme. Cette idée qu’on ne peut pas faire de compromis, c’est une déformation de la pensée de Marx. Je suis retombé sur une lettre de Marx à propos de la Commune de Paris. Selon lui, les communards avaient eu tort de ne pas utiliser la Banque de France qu’ils avaient en mains pour négocier un compromis avec les Versaillais. Marx a beau être assez rigide sur le plan théorique, il n’est pas du tout opposé au compromis dans les situations concrètes. Évidemment, il faut toujours se demander où vous mène le compromis, s’il ne vous incruste pas dans la société capitaliste. Dans toutes les politiques que j’ai pu mener, ça a toujours été mon critère. La critique que je fais au marxisme, c’est de ne pas avoir assez pris en compte les problèmes culturels. Ainsi, certains – comme mon collègue historien de l’ULB Marcel Liebman – ont laissé entendre que le combat pour le suffrage universel avait impliqué d’abandonner le terrain socio-économique. C’est vrai, la conquête du suffrage universel n’a pas ouvert la porte au socialisme, mais ses résultats sont tout de même extraordinaires ! Toutes les lois sociales sont venues soit de la gauche soit d’une droite apeurée par la poussée de la gauche.


La peur du rouge, moteur du changement social ?

Philippe MOUREAUX : En quelque sorte. C’est pour cette raison que je ne suis pas sûr que la chute du Mur de Berlin en 1989 ait été une bonne chose. Par comparaison avec ce qui a suivi, beaucoup se rendent compte de ce qui a été perdu. On dit même que si Poutine ne tripotait pas les urnes, ce sont les communistes qui reviendraient au pouvoir en Russie.


Il faudrait revenir à une social-démocratie plus radicale ? Ça a pu exister dans les années 1960, quand elle engrangeait encore des avancées sociales. Mais aujourd’hui, la social-démocratie européenne n’est-elle pas complètement « blairisée » [1.Du nom de Tony Blair, ancien Premier ministre travailliste au Royaume-Uni et promoteur d’une « troisième voie » d’orientation sociale-libérale] ?

Philippe MOUREAUX : En tout cas, elle est très affaiblie et elle reçoit des avertissements de tous les côtés : Grèce, Espagne, France avec la poussée du Front national. La montée de l’extrême droite est la conséquence de l’affaiblissement idéologique des partis de gauche, qui n’apportent plus aujourd’hui suffisamment d’espoir aux gens. Et, sur ce plan-là, le parti socialiste belge est sans doute le moins mauvais. La lecture de Piketty m’a confirmé qu’on a vécu une énorme parenthèse, à peu près jusqu’à la chute du Mur de Berlin, où, grâce à la social-démocratie, on a atteint en Europe la société la moins inégalitaire de toute l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, on est reparti en sens inverse.


Cette évidence que le capitalisme ne peut pas faire du bien à tout le monde, c’est une nouvelle chance pour le marxisme ?

Philippe MOUREAUX : Reconquérir le terrain idéologique n’est pas une petite affaire. Les maîtres de l’opinion publique ont tellement détourné le sens de certains mots… Même si les réseaux sociaux ont pris le relais en partant dans tous les sens, la parole légitime, celle des grands médias, est de plus en plus formatée, répétant en boucle les mêmes fausses évidences. La liberté d’expression existe, bien sûr, mais en fait elle est de plus en plus brimée.


En tout cas, le PS belge, pas plus que d’autres, ne semble capable de faire le virage. Il marquait des points quand la concertation sociale engrangeait des résultats. Quand elle apporte de moins en moins, peut-il encore changer de logiciel, en empruntant éventuellement les mots du marxisme ?

Philippe MOUREAUX : L’impasse dans laquelle on est pour le moment, sur un plan général, au niveau européen, conduit à l’émergence de divers mouvements qui, comme hier les Indignés, sont peu structurés au niveau idéologique, mais sont en train de faire bouger les lignes. Je crains pourtant qu’ils échouent faute de cohérence. Mon espoir, c’est en effet que les partis sociaux-démocrates retrouvent des positions plus fermes. Sans quoi il faut se préparer à des confrontations de classes beaucoup plus rudes, à des révoltes. Et ça ne se jouera pas entre les partis, mais dans la rue.


Vous y croyez vraiment, à ce possible « retour à » ?

Philippe MOUREAUX : Oui. Je lui donne une chance sur deux. Avec la petite influence que j’ai au parti, je me bats pour essayer de revenir à certaines valeurs, tout en cultivant celles qui subsistent. Le PS est malgré tout le seul grand parti populaire en Wallonie et à Bruxelles. Et il n’y a pas d’alternative. Le PTB est un parti social-démocrate comme l’était le PS à l’âge classique. Ils sont un peu plus rutilants, mais ils ne sont jamais allés au pouvoir, ce qui leur permet d’affirmer qu’ils tiendront les promesses que le PS a été incapable de tenir. Je ne suis pas de ceux des socialistes qui les vomissent. Je les respecte. Peut-être qu’ils sont utiles comme aiguillon, mais je ne leur vois pas un grand avenir dans l’évolution de la société. Et si on regarde les autres, c’est triste. Écolo, quelle déception depuis l’effacement de Jacky Morael avec qui on avait fait du bon boulot.


Curieusement, le PTB a aussi marqué des points sur cette question « culturelle » que vous pointiez comme peu présente dans la tradition marxiste. Par exemple, ils sont les seuls à ne pas avoir instrumentalisé la question du foulard islamique, ce qui leur a permis de toucher les milieux populaires d’origine marocaine…

Philippe MOUREAUX : En revanche, j’ai été très étonné par leur silence étourdissant quand on a commencé à parler des problèmes de terrorisme, avec ces jeunes qui partent en Syrie. Moi, je n’étais pas très heureux que le PS se lance dans une posture répressive. Mais du côté du PTB, rien. Pourquoi ? Parce qu’ils visent un double électorat : à Bruxelles, celui que vous dites, mais aussi un électorat d’ouvriers « blancs », notamment dans la région liégeoise, qui n’est pas très tendre à l’égard des personnes d’origine étrangère et auquel ils n’ont pas envie de déplaire… Donc, là, à mon avis, ils sont d’une hypocrisie qui n’est pas très différente de celle des autres partis, dont le mien.


Vous évoquiez deux scénarios possibles. Soit la social-démocratie se sauve, soit on va vers des révoltes. Il y en a un troisième : l’arrivée au pouvoir d’une droite radicale avec un fort soutien populaire. Là, on ne serait plus dans une lutte de classes sociales classique mais de prolétaires blancs contre prolétaires non blancs…

Philippe MOUREAUX : En général, quand l’extrême droite arrive au pouvoir, c’est avec l’appui du monde des affaires. Bien sûr, si la situation s’aggrave, l’hypothèse de l’extrême droite est très forte, qui se présenterait à la fois comme pouvant rétablir l’ordre tout en prétendant s’occuper en même temps du sort des gens modestes. Pour se poser en candidats au pouvoir, ils ont raboté leur image : ce sont désormais des « racistes gentils », ils n’aiment pas trop « ces gens-là » mais, s’ils sont sages, on ne les mettra pas dans des camps de concentration.


Quelque chose intrigue dans votre parcours : vous, l’idéologue marxiste, vous êtes devenu un spécialiste des affaires institutionnelles…

Philippe MOUREAUX : J’ai eu la chance de pouvoir constituer un tandem extraordinaire avec Dehaene, qui était un homme tout à fait atypique dans le monde politique. On se disait tout, on expliquait à l’un et à l’autre la vie interne de nos partis respectifs, pour mieux comprendre jusqu’où on pouvait aller et jamais ni l’un ni l’autre n’a été dire ne fut-ce qu’un mot de ces conversations dans la presse. C’est exceptionnel et ça nous a permis de construire des compromis en voyant jusqu’où on pouvait aller trop loin.


On pourrait encore travailler dans cet esprit pour améliorer le fédéralisme belge ?

Philippe MOUREAUX : On est un peu au bout de la course. Ou bien les réformes actuelles fonctionnent, ou bien on va vers le séparatisme. Le confédéralisme, je n’y crois pas. De fait, la Flandre est déjà semi-indépendante.


Ce qui semble nouveau et qui pourrait servir d’antidote au séparatisme, c’est l’apparition d’une conscience régionale bruxelloise, qui ne se limite plus à un collage bancal de Flamands et de francophones. En Wallonie, au contraire, la conscience wallonne semble en perte de vitesse…

Philippe MOUREAUX : J’ai vécu une période où le sentiment wallon était très fort. Il déplaçait les masses, et le PS était en phase avec ce sentiment. Avec Elio Di Rupo, le PS a commencé à se distancer progressivement de ce sentiment wallon. Rationnellement, c’était peut-être souhaitable, mais il en a rajouté avec des accents belgicains, en poussant le bouchon fort loin. Ce n’est pas le PTB, qui se veut encore plus belgicain qu’Elio, qui va enfourcher ce lièvre, même quand il s’adresse à un public populaire très wallingant. Et comme Écolo met fièrement en avant sa convergence avec Groen, il n’y a plus personne qui porte le drapeau wallon. Mais j’ai la conviction que le sentiment wallon est toujours latent. Si un parti avec des gens intelligents et un peu démagogues le remet à l’ordre du jour, ce sentiment va remonter très vite. À Bruxelles, c’est l’inverse. Quand je commence ici ma carrière, il y a un sentiment anti-flamand, mais pas de sentiment bruxellois. À l’époque, de nombreux Bruxellois en politique sont en réalité des Wallons, se percevant tels, qui ont déménagé dans la capitale. C’est le noyau de base du FDF. Mais, depuis, la population bruxelloise s’est fortement métissée. Quand vous essayez de leur expliquer qu’ils ont par définition une identité d’intérêts avec la Wallonie, ça passe difficilement.


La Wallonie n’a pas connu un tel renouveau démographique…

Philippe MOUREAUX : … et, du coup, elle n’arrive pas à remobiliser un sentiment d’appartenance régionale qui s’est étiolé chez les « anciens Wallons ». C’est pourtant un des défis du gouvernement wallon d’après la réforme de l’État, maintenant qu’il dispose de véritables pouvoirs. L’idéal serait de faire revivre un fort sentiment d’appartenance sans basculer dans le nationalisme. Équation difficile…


Bruxelles est vaccinée contre le nationalisme ?

Philippe MOUREAUX : En tout cas, il y a eu une rupture au sein du PS sur cette question, quand Spitaels, devenu ministre-président wallon en 1992, a commencé à jouer cette carte. J’ai eu avec Spitaels un parcours sans fautes pendant des années jusqu’au moment où il a pris ce tournant-là. Quand il a présenté la Flandre comme un « lion édenté », ce n’était pas une manière d’arranger les choses. Là, il y avait un spasme wallingant qui fait que moi qui étais le plus wallon des Bruxellois, j’ai été pratiquement ostracisé. On oubliait d’un coup que j’avais négocié et signé comme ministre des Réformes institutionnelles la loi organisant pour la première fois la Région wallonne. Les excès viendront plus tard.


Dans son ouvrage sur les socialistes liégeois François Brabant, Histoire secrète des socialistes liégeois (La boîte à Pandore, 2015)[2.Voir aussi le focus «Borgia chez les socialistes liégeois» (Politique, n°90, mai-juin 2015) dont l’article «House of cards, version boulets-frites»], François Brabant relève leur longue absence dans le cercle dirigeant central du PS, où la Wallonie est surtout représentée par des Hennuyers : Spitaels, Busquin, Di Rupo, Magnette, Demotte… Malgré les excès de Spitaels que vous relevez, ce n’est pas dans le Hainaut que l’identité wallonne a le plus largement fleuri…

Philippe MOUREAUX : Effectivement, le Hainaut, à partir de Spitaels, a commencé à prendre le dessus. Il y a eu toute la période post-Cools, qui a été faite de tellement de divisions violentes à Liège, sans compter le déménagement de Laurette à Bruxelles. Mais un président montois peut parfaitement représenter tous les Wallons et Bruxellois. En tout cas, moi, cela ne me dérange pas. Si je prends l’histoire du POB, le premier président est Vandervelde, un Bruxellois, puis vous avez l’épisode De Man, un grand intellectuel qui termine très mal et qui est lui Flamand, et puis vous allez avoir beaucoup de Hennuyers. Le Hainaut a toujours formé beaucoup d’hommes politiques importants y compris parmi ceux qui ont rué dans les brancards. Comme Alfred Defuisseaux, le chantre du suffrage universel.


En fin de compte, c’est partout à travers leur ancrage local que les socialistes ont assuré leur popularité…

Philippe MOUREAUX : Oui mais là, les temps ont définitivement changé. On ne tiendra plus les municipalités avec du clientélisme. À Molenbeek, j’ai anticipé le mouvement. J’ai mis un point d’honneur à promouvoir une politique municipale très ouverte. Une fois par semaine, tout le monde pouvait venir me voir. Au début, des gens sortaient leur carnet de membre. Systématiquement, je leur disais de le remettre dans leur poche. « Si je peux vous aider, comme citoyen de Molenbeek, je vous aiderai, que vous ayez ou pas ce carnet. » Quand je suis parti, on a prétendu que j’avais truffé l’administration communale de socialistes. C’est totalement faux, c’est même l’inverse. Quand j’engageais des gens, je vérifiais une seule chose : qu’ils n’étaient pas racistes ! Bon, je reconnais que beaucoup des personnes que j’ai engagées sont devenues socialistes par la suite en travaillant avec moi. Mais là, je ne vois pas ce qui est répréhensible. On attire des gens sur un projet, sur une pratique, et pas en leur faisant des cadeaux. Je ne veux pas noircir le tableau de ce qui m’a précédé. Quand le POB s’est développé, il a été l’objet d’une haine féroce de la part des gens en place. Si vous êtes au POB, on ne vous donne pas de logement, vous êtes sur la liste de noire du patronat… Dès qu’ils le peuvent, les militants du POB forment alors une petite forteresse et essaient de protéger des gens qui sont ostracisés par ailleurs. Par exemple en leur donnant certains avantages compensatoires. C’est un mouvement naturel qui s’explique très bien, mais qui n’est plus de notre temps. Depuis lors, il y a eu l’enseignement obligatoire, le suffrage universel, l’État de droit… On peut se battre sans recourir aux passe-droits. Les socialistes doivent en tirer la leçon : c’est par la qualité et les résultats de leur gestion qu’ils pourront recruter les meilleurs, et pas autrement.


Êtes-vous optimiste pour l’avenir de Bruxelles ? Les « nouveaux Bruxellois » deviennent incontournables, mais on ne leur fait pas de cadeau…

Philippe MOUREAUX : Les populations, ou bien on les chasse, ou bien elles finissent toujours pas pénétrer dans le tissu social. Mais cela peut mettre très longtemps. J’ai toujours voulu être un accélérateur de ce mouvement. L’horizon, c’est le métissage, c’est-à-dire une synthèse des différents apports culturels dans le respect des personnes. On y arrivera, même s’il y aura des ressacs, avec plus ou moins de douleur. La gauche doit s’investir à fond dans ce sens, y compris au nom de ses priorités traditionnelles qui sont économiques et sociales, parce que ce sont majoritairement les populations les plus faibles de ce point de vue qui sont visées. Le combat social et le combat culturel sont ici indissociables.


Au terme de votre carrière politique, quels sont vos fiertés, vos regrets et les conseils que vous donneriez à de potentiels successeurs ?

Philippe MOUREAUX : Ma fierté : bien sûr la loi antiraciste de 1981 et, au-delà, tout mon combat pour la diversité. Enfin, et d’une façon générale, mon combat pour la grande idée de la gauche, le combat pour l’égalité. C’est de m’être toujours demandé à chaque acte posé : cet acte amène-t-il un peu plus d’égalité ? Mon principal regret renvoie à cette période noire de la fin des années 1980, y compris au sein de mon parti, où j’ai dû reculer sur la diversité. Le climat était alors encore pire qu’aujourd’hui. Ce recul était sans doute indispensable, mais ce n’était pas un moment glorieux sur le plan moral pour moi. J’ai fait alors un calcul qui aurait pu rater, mais il m’a permis de rester à mon poste et d’inverser la tendance quelques années plus tard. Mon principal conseil, fondamental : quand vous voyez une fenêtre d’opportunité pour faire passer une réforme, plongez, elle ne se représentera pas. Je l’ai pratiqué à de nombreuses reprises. Ainsi, on n’aurait sans doute pas voté à ce moment-là la loi antiraciste si on n’avait pas pu tabler sur l’émotion consécutive à un attentat qui s’était déroulé à Anvers contre des enfants juifs. Il y a eu alors une telle pression de la société civile pour « faire quelque chose » que j’ai pu faire voter une loi sans passer par le Conseil des ministres. J’ai donc foncé. Autre exemple : quand, lors de la formation du gouvernement Verhofstadt I, je me suis retrouvé négociateur du volet « immigration » et où j’ai trouvé en Jacky Morael, d’Écolo, un allié aussi motivé que je l’étais. On nous a laissé travailler et ce gouvernement a été très loin sur ces questions Ce gouvernement a notamment à son actif une réforme facilitant très largement l’acquisition de la nationalité belge – sur laquelle on est revenu depuis –, une vaste campagne de régularisation des sans-papiers et l’extension à la défense du droit des étrangers des missions du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Donc, n’hésitez pas quand vous en avez l’occasion. Est-ce que je conseillerais de s’engager dans un parti ? Malheureusement, beaucoup trop le font par intérêt. Quand on commençait à parler d’élections, des gens issus de la classe moyenne modeste venaient dans mon bureau me proposer de les prendre sur ma liste en me demandant : « Ça rapporte combien d’être échevin ? ». Ce comportement est plus fréquent aujourd’hui qu’hier. Sans aucun doute, l’engagement politique, cela vaut la peine. Mais il peut aussi se pratiquer dans le monde associatif, qui est plus remuant et où on dispose de plus de liberté. Pour entrer dans un parti, il faut être d’accord avec lui à, disons, 70 ou 80%, sinon il ne faut pas y aller. Mais il importe de toujours conserver son esprit critique, y compris à l’égard de sa propre formation. Il ne faut pas hésiter à en user, évidemment avec mesure et de façon responsable.


Entretien retranscrit et annoté par Henri Goldman, et réalisé avec le concours de Joanne Clotuche et d’Edgar Szoc.