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Tordre le Code pénal pour réduire le droit de grève ?

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Assistons-nous à une tentative de réduction et limitation du droit de grève en Belgique ? En se basant sur le récent jugement du tribunal de première instance de Liège et la condamnation de 17 syndicalistes à des peines de prison avec sursis et des amendes, Daniel Richard répond à cette question et décrit un système de répression et de judiciarisation de l’action sociale qui ne dit pas son nom.

« Le droit de grève est un droit fondamental (…). Toutefois, ce droit n’est pas absolu.[1.Point 4.3.2 du jugement n°2020/2429 prononcé le 23 novembre 2020 par le tribunal de première instance de Liège, division Liège. À l’époque du télétravail généralisé, il faudra cinq jours à la défense pour recevoir copie du jugement…] » Selon le tribunal de première instance de Liège, il ne peut ainsi pas déroger à l’article 406 du Code pénal qui réprime « l’entrave méchante à la circulation »[2.Article 406 du Code pénal : « Sera puni de la (réclusion de cinq ans à dix ans) celui qui aura méchamment entravé la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime par toute action portant atteinte aux voies de communication, aux ouvrages d’art ou au matériel, ou par toute autre action de nature à rendre dangereux la circulation ou l’usage des moyens de transport ou à provoquer des accidents à l’occasion de leur usage ou de leur circulation. / Indépendamment des cas visés à l’alinéa précédent, sera puni d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six (euros) à mille (euros), celui qui aura méchamment entravé la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime, par tout objet constituant obstacle de nature à empêcher la circulation ou l’usage des moyens de transport. / Sera puni d’une peine de huit jours à deux mois et d’une amende de vingt-six à cinq cents (euros) celui qui, par toute autre action, aura méchamment empêché la circulation en cours sur la voie ferroviaire ou routière. »]. En condamnant 17 militants syndicaux, tous défendus par la FGTB, la dix-septième chambre du tribunal de première instance liégeois a choisi son camp. C’est celui des patrons[3.Comme lorsque le président de la FEB, Peter Timmermans, appelle à une limitation du droit de grève : « Les bourgmestres doivent avoir le courage de demander à leurs services d’ordre de mettre un terme aux blocages routiers (…). Les syndicats ont (…) tout intérêt à saisir la main que nous tendons et à entamer une concertation à ce sujet, sans quoi c’est au niveau politique qu’il faudra assurer la sécurité juridique », Le Soir, 29 octobre 2015.] !

Ce travail d’interprétation des juges a été jalonné par un récent jugement de la Cour d’appel qui a confirmé la condamnation de Bruno Verlaeckt, président de la FGTB d’Anvers, pour avoir organisé, le 24 juin 2016, un piquet de grève interprofessionnel empêchant l’accès au port[4.Jugement rendu le 26 juin 2019.]. Mais aussi par le prononcé d’un nombre considérable d’astreintes financières visant des participants à des mouvements sociaux aux abords des entreprises. Ce travail de sape se déploie dans le silence complice du monde politique, à quelques exceptions près[5.Notamment le PTB, la fédération liégeoise du PS, le député socialiste Marc Goblet (ancien président de la FGTB).].

Sur le trottoir de l’ancienne résidence des Princes évêques de Liège, une éphémère installation attire l’attention, ce lundi 23 novembre 2020. Elle annonce l’ouverture, à Mons, du procès dit « Mawda », du nom d’une enfant kurde morte sous une balle policière, dans les bras de ses parents. Ils fuyaient, dans la camionnette bondée d’un passeur, l’Irak… et la guerre. Les faits se sont déroulés dans la nuit du 16 au 17 mai 2018 à l’issue d’une course poursuite sur l’autoroute E42, aux environs de Maisières. Le chauffeur et le passeur sont poursuivis pour « entrave méchante à la circulation, avec circonstance aggravante de décès et rébellion armée ».

De l’autre côté de la rue du Palais, la nouvelle aile de la Justice en Cité ardente paraît déjà inadaptée aux réalités de l’époque : l’espace d’accueil est avalé par le portique de sécurité et les dispositions sanitaires imposées par le Covid-19. L’atmosphère glisse d’une ambiance d’aérogare à celle d’un couloir d’hôpital. Le troisième pouvoir a lui aussi ses « check point » et ses frontières intérieures.

Au premier étage, le prononcé du jugement dans l’affaire dite des « 17 syndicalistes du Pont de Cheratte » est annoncé vers 12h30. Une audience à huis clos est toujours en cours. Onze avocats finissent par quitter la salle. Le greffier s’adresse à la vingtaine de sympathisants de la FGTB venus soutenir « les camarades ». Pour des raisons sanitaires, une poignée d’entre eux seulement pourra entrer pour entendre la lecture du prononcé. Accroc au principe de publicité des débats ? Il y a souvent un tribut démocratique aux mesures sécuritaires. Les débats de l’audience précédente ont été vifs et les locaux, inaugurés il y a quinze ans à peine, ne peuvent être ventilés correctement. Justice désargentée. Justice inadaptée.

Le premier des trois juges entame la lecture à trois voix. Elle va durer près d’une heure trente. Identités des 17 prévenus, leur nationalité, leur domicile, etc. Puis l’énoncé des deux préventions retenues : « Avoir méchamment entravé la circulation (…) par tout objet constituant (un) obstacle de nature à empêcher la circulation dans chaque sens sur l’autoroute A3/E40 à hauteur de Cheratte où des travaux étaient en cours » et « avoir méchamment empêché la circulation en cours (…) par tout autre action que celles visées à l’article 406 al.1 et 2 du Code pénal ».

Une grève générale en 2015

Pourquoi eux ? Ils étaient des centaines aux abords de ce pont, le 19 octobre 2015 en matinée. Les 17 prévenus ont juste été reconnus. Notamment sur les images des médias ou sur les fils des réseaux sociaux…

Ce jour-là, la FGTB décrète, seule, une grève générale de 24 heures. À Herstal, des manifestants – qui ne sont pas tous des syndicalistes – profitent des ralentissements sur le chantier de l’autoroute. La circulation est bloquée à hauteur du pont de Cheratte. Il est un peu plus de 5h du matin. Des feux boutés sur les voies sont alimentés par le matériel de travaux qui s’éternisent ici. Ce blocage improvisé durera jusqu’en fin d’avant-midi et provoquera, dira-t-on, jusqu’à… 400 km d’embouteillages[6.À titre de comparaison, le parcours de l’E40, depuis la frontière allemande jusqu’à Ostende, représente quelque 250 km…].

Les forces de l’ordre tentent d’argumenter sans relâche pour mettre fin à l’action au plus vite : les incendies menaceraient la stabilité du pont (l’ingénieur venu sur place dira plus tard, précise le jugement, que sa visite l’a rassuré), une personne serait décédée en raison des blocages syndicaux…

Le ministre wallon des Travaux publics est furieux. Maxime Prévot (CdH) annonce que la Région wallonne va déposer plainte pour « dégradation du domaine public ». Le chef de groupe MR à la Chambre, Denis Ducarme, annonce son intention d’interpeller le ministre de l’Intérieur, le N-VA Jan Jambon[7.La Libre Belgique, 20 octobre 2015.].

La presse se déchaîne. « Blocage, vandalisme : la scandaleuse action syndicale », titre un journal local[8.La Meuse, 20 octobre 2015.]. Des journalistes mettent la pression sur Marc Goblet, le Secrétaire général de la FGTB, pour qu’il désavoue ses troupes. En vain. Et le 22 octobre, La Meuse révèle que les événements de l’autoroute sont responsables du décès d’une patiente danoise hospitalisée au Centre hospitalier chrétien de Hermalle. Un chirurgien qui devait l’opérer en urgence aurait été bloqué dans les files sur l’E40. Le lendemain, le même journal, qui fut caillassé par les grévistes de l’hiver 60, annonce que « la grève a fait une 2e victime » : un automobiliste serait décédé, de l’autre côté de la ville, suite à un infarctus cette fois, mais dans un autre embouteillage… Qui dit mieux ?

Le jugement rendu

Le processus de l’instruction ne fera finalement pas cas de ces accusations populistes. Les prévenus sont rapidement blanchis de ces condamnations médiatiques : les grévistes ne sont pas des assassins.

Le jugement prononcé le 23 novembre, considère la plainte de la Région concernant l’indemnisation d’un dommage pour partie irrecevable, pour partie non fondée. Et celle de la Sofico non fondée. Le Tribunal statue par ailleurs que les prévenus ne peuvent être tenus pour responsables des préjudices économiques causés par la mise à l’arrêt de l’autoroute. Ils sont en outre acquittés, au bénéfice du doute, de la première prévention (l’organisation matérielle du blocage routier).

En revanche, la justice reconnaît établie l’autre prévention : avoir empêché méchamment la circulation en cours… par leur simple présence sur l’autoroute après sa paralysie.

Discriminations des peines

Le jugement établit qu’au moment de la présence des prévenus la circulation était à l’arrêt depuis plusieurs heures… Or l’alinéa 3 de l’article 406 du Code pénal qui fonde, pour le tribunal, la condamnation des 17 syndicalistes de la FGTB précise explicitement que la circulation entravée doit être… « en cours » !

L’impression du profane devient soudain… très désagréable. Le bras du Code pénal semble sérieusement tordu pour justifier les peines. D’autant que l’élément moral (le caractère « méchant » de l’entrave), reconnu lui aussi par le jugement dans le chef des prévenus, postule une intention, une volonté. En l’occurrence, elles ne peuvent exister puisque l’entrave était réalisée de fait avant leur arrivée sur le pont ! L’intention « méchante » prêtée aux prévenus n’a aucun sens.

L’argumentation semble bancale mais les condamnations sont lourdes (15 jours d’emprisonnement avec un sursis de trois ans et 300 euros) pour les… militants de l’organisation identifiés. Les responsables syndicaux quant à eux – des délégués d’entreprise à Thierry Bodson, le nouveau président fédéral de la FGTB – voient leur tarif doublé.

Pourquoi cette distinction ? La « faute » – la seule présence sur une autoroute déjà à l’arrêt – est… identique. Deux poids, deux mesures ? Cette discrimination de sentence ne peut bien sûr se comprendre que comme une expression non-équivoque d’une condamnation spécifique de la FGTB – institution sans personnalité juridique – par l’entremise de ses mandataires. Si bien que le sentiment devient celui d’un jugement pour « faire exemple » plutôt que « pour rendre justice ».

Un droit de grève considéré comme relatif

« Dans la mesure où les faits, qualifiés d’infractions par la partie publique, se sont déroulés à l’occasion d’un mouvement de grève générale organisée par la FGTB, il ne pourra cependant pas être fait l’économie d’un débat au sujet de l’étendue du droit de grève, celui-ci étant invoqué par la défense pour justifier certains comportements » indiquent les juges liégeois. Ils entendent ensuite redéfinir le profil du droit de grève « qui doit s’appréhender au regard des autres droits et libertés garantis aux autres citoyens ».

En conséquence, le jugement indique que l’article 406 du Code pénal peut être appliqué dans le cadre de la répression de la grève, un jugement qui devient pour le coup plus… politique que juridique. Une violation « de la loi pénale ne peut être justifiée par un droit de grève, souligne le texte. Ce droit aurait pu être exercé sans que, à cette occasion, ne survienne une entrave à la circulation (…) La prévention des dangers liés à la circulation et la nécessité de garantir la liberté de circulation peut difficilement être considérées comme inutile dans une société démocratique ». C’est un point de vue.

Justice aveugle ?

À aucun moment, le tribunal liégeois ne fait référence au contexte dans lequel la grève s’est déroulée pour apprécier cette proportionnalité entre des droits différents. La mise en place d’un gouvernement fédéral organisant la minorisation politique de la minorité démographique wallonne, un projet politique au service des intérêts du capital (avec, notamment, un tax shift non financé), des projets de régressions sociales (dans le secteur des pensions, par exemple), des économies déraisonnables dans certains secteurs (les services publics et la justice, entre autres) et une contestation syndicale dure, massive et répétée. Une opposition sociale ignorée par le pouvoir qui ne se concerte qu’avec la fédération des entreprises de Belgique (FEB).

La grève générale du 19 octobre 2015 a été précédée par une manifestation « monstre »[9.« 83.000 manifestants à Bruxelles. La rage contre le gouvernement », titre La Meuse le 8 octobre 2015. « Carton plein pour les syndicats », titre L’avenir. « La base syndicale réclame d’intensifier la lutte », dit La Libre Belgique. « Les syndicats refusent de lâcher prise face au gouvernement Michel. Un an de mobilisation n’a pas suffi à faire plier l’équipe Michel. Alors, les syndicats en remettent une couche » avait écrit, la veille, le 7 octobre 2015, L’Echo.] à Bruxelles. Et toujours pas de réponse de la part du gouvernement.

Elle a été suivie par un déferlement de condamnations dans les médias. Le prix de l’indignité peut être décerné au quotidien Le Soir. Le 23 novembre 2015, sous la plume de son éditorialiste en chef, il y est écrit : « La palme de l’indigence revient (…) aux syndicats, qui maintenaient hier soir leur mot d’ordre de grève dans certains endroits de Wallonie. Vu les circonstances (NDLR : le niveau 4 de la menace terroriste à Bruxelles), ils ne valent pas qu’on leur consacre une ligne ». Violent, non ?

Les relais de la pensée dominante – de tout temps celle de la classe dominante, disaient Marx et Engels – labourent le terrain de l’opinion publique. La Justice se fait législatrice « à la place des Califes » pour redessiner des contours restrictifs de droits démocratiques, dont ceux de contester l’ordre établi.

Ce sont des décisions et des choix fondamentalement politiques !

Ces rétrécissements seront opposés demain aux grévistes, aux Gilets jaunes, aux militants d’Extinction Rebellion ou aux défenseurs des Droits humains… En général, ils sont malhonnêtement justifiés par une proportionnalité en rapport avec d’autres libertés. Comme quand la grève est opposée au droit de travailler… qui s’accommode bien d’un chômage massif. Comme quand les piquets entravent celui de circuler… que la fermeture des frontières ne gêne pas.

C’est ainsi qu’au nom de la démocratie, des institutions démocratiques peuvent faire la courte échelle à des valeurs très étrangères à celles dont elles continuent de se revendiquer. La responsabilité du monde politique est ainsi engagée. Pour avoir introduit, hier, le concept même d’entrave « méchante » au lendemain de la « grande grève ». Et par son silence, aujourd’hui. À défaut pour la gauche parlementaire d’avoir été capable de clarifier d’emblée la notion d’ « entrave méchante » afin de protéger l’exercice du droit de grève, la droite se prépare, elle, à s’appuyer sur l’interprétation des juges pour cristalliser ces régressions du droit de grève dans la loi.

Les 17 condamnés du « Pont de Cheratte » ont décidé d’interjeter appel contre ce jugement.

Bien à toi, Mawda…

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-SA ; scène d’un blocage spontané sur les voies de Bruxelles Midi par des personnels de nettoyage et des cheminots en 2006 prise par Han Soete.)