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Voitures-salaires : élargissons le débat !

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Le système des « voitures-salaires » permet aux employeurs comme aux employés qui en bénéficient de réaliser de substantiels bénéfices financiers au détriment du budget de l’État et de la sécurité sociale. Ce qui affecte notamment la capacité de l’un et l’autre à mener des politiques sociales, alors même que le régime de faveur dont jouit cet « avantage en nature » profite principalement aux ménages dont les revenus sont les plus élevés. Ce volet, peu discuté, a toute sa place à côté des questions de mobilité et d’environnement dans le débat relatif aux « voitures-salaires ». Débat qui bénéficierait également d’une clarification des principaux acteurs quant à leur vision d’un futur désirable et des moyens à utiliser pour y parvenir.

L’appellation « voiture de société » peut prêter à confusion. Parmi les véhicules immatriculés au nom d’une société, certains sont destinés à n’être utilisés que dans le cadre des déplacements professionnels. Ils ne sont généralement pas destinés à un seul travailleur et sont usuellement désignés sous le vocable de véhicules ou voitures « de flotte ». A contrario, une « voiture-salaire » est un véhicule dont l’employeur supporte le coût initial et qu’il met à disposition de l’employé pour ses déplacements personnels. L’employé peut en faire usage sans demander l’autorisation de son employeur[1]. C’est des voitures-salaires qu’il sera question ici.

L’octroi de cet « avantage de toute nature » (ATN) permet aux employeurs de ne verser qu’une « cotisation de solidarité » à l’Office national de sécurité sociale (ONSS) en lieu et place de la cotisation sociale normalement due sur les salaires. Inutile de préciser que ladite cotisation de solidarité est nettement plus faible (près de quatre fois) que la cotisation ONSS. Les employeurs peuvent également déduire fiscalement en tout ou partie l’amortissement et les intérêts liés à l’achat de la voiture, les frais de véhicule (entretien, assurance…) et le carburant consommé. Ils peuvent également déduire partiellement la TVA. Les employés, quant à eux, ne payent pas de cotisation sociale sur ce salaire « alternatif » et payent un impôt sur le revenu réduit en fonction d’un mode de calcul qui sous-estime très fortement la valeur de l’avantage financier que représente la voiture-salaire[2].

Gagnant-gagnant-perdant

Que la voiture-salaire soit octroyée à un salarié ou à un dirigeant d’entreprise avec statut d’indépendant, il s’agit, fondamentalement, d’un système « gagnant-gagnant-perdant » : la collectivité y perd tandis que les employeurs et les employés y gagnent. Si du moins on se place dans une perspective à court terme : il n’est en effet nullement avéré qu’une diminution des contributions au budget de l’État et de la sécurité sociale (donc, une réduction potentielle des politiques sociales que celui-ci peut mettre en place) engendre, à long terme, un gain pour les employeurs et pour les employés.

Car l’effet sur le budget de l’État est loin d’être négligeable : en 2011, Inter-Environnement Wallonie estimait à 3,56 milliards d’euros le déficit annuel en matière de contribution au bien public induit par le système des voitures-salaires[3]. Les chiffres d’IEW sont corroborés par ceux de l’OCDE et ont d’ailleurs été repris par la Commission européenne dans son Rapport 2016 pour la Belgique[4].

Incidences sur la mobilité et l’environnement

Malgré les dénégations des bénéficiaires du système des voitures-salaires (employeurs, employés et secteur automobile), celui-ci induit, objectivement, une augmentation du nombre de voitures présentes sur les routes et du nombre de kilomètres roulés (du fait de la généralisation des « cartes carburant » qui permettent à l’employé de faire le plein sans bourse délier). En raison de leur traitement fiscal avantageux, les voitures-salaires appartiennent en moyenne à des catégories supérieures à celles des véhicules privés. Plus lourdes et plus puissantes, elles sont ipso facto plus énergivores qu’un véhicule plus léger et moins puissant et potentiellement plus dangereuses[5].

Par ailleurs, le « standing » (modèle, taille, puissance, équipement…) de la voiture dépend généralement non pas des besoins réels de son bénéficiaire mais des fonctions qu’il occupe. Un employé qui est promu à un poste de responsabilité plus élevé se verra couramment octroyer une voiture d’une catégorie supérieure même si ses besoins de mobilité sont restés identiques. Ainsi, les voitures-salaires entretiennent dans l’imaginaire collectif l’image de la « grosse bagnole » comme marqueur de réussite sociale – et donc comme objet d’aspiration. C’est peut-être là tout à la fois l’aspect le moins débattu et l’obstacle le plus important que dresse ce système sur la route d’une mobilité plus durable.

Un avantage très réservé

Pourcentage de ménages avec voiture salaire en fonction des revenus (bruts) du ménage. Données relatives à la Flandre, janvier 2015 à janvier 2016. Source : IMOB, Universiteit Hasselt. 2016. Onderzoek Verplaatsingsgedrag Vlaanderen 5.1

En moyenne nationale, 28 % des ménages disposent de deux voitures ou plus. La proportion s’inverse chez ceux qui disposent d’une voiture-salaire : « La plupart du temps, lorsqu’un ménage dispose d’une voiture de société, c’est en plus d’au moins un autre véhicule familial puisque seuls 28 % des ménages possédant une voiture de société n’ont qu’une seule voiture[6]. » En Flandre, 24,2 % des ménages dont les revenus bruts sont supérieurs à 5000 euros mensuels disposent d’une voiture de société contre 8,8 % des ménages dont les revenus sont compris entre 2000 et 3000 euros par mois.

 

Des salaires corrects ?

Le 2 décembre 2014, Bart de Wever résumait parfaitement, dans une interview à L’Écho, le mantra des laudateurs de la voiture-salaire : « Pourquoi les gens ont-ils autant recours aux voitures de société ? Simplement pour trouver une manière de pouvoir, dans ce pays, avoir un salaire correct »[7]. Abstraction faite du caractère quelque peu indécent de cette affirmation au vu des revenus de certains travailleurs (sans parler des conditions de vie des allocataires sociaux), cet argument résiste-t-il à l’analyse ?

Certes, à force d’entendre répéter en boucle que le coût du travail est trop élevé en Belgique, tout le monde a fini par intérioriser le message. Mais ce genre de « vérité » mérite une mise en perspective à travers trois éléments.

  1. Si les contributions des citoyens et des entreprises au budget de l’État et de la sécurité sociale sont importantes, les services reçus en retour ne le sont pas moins. Soins de santé, éducation, protection sociale : la qualité des services dont jouit la population belge est exceptionnelle[8]. Pour s’en convaincre, il suffit d’interroger les travailleurs d’autres pays européens qui résident en Belgique. Qu’ils viennent des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de France ou d’autres pays plus éloignés, ils sont presque unanimes.
  2. Les gouvernements régionaux et fédéral cherchent les centaines de millions d’euros nécessaires pour boucler leurs budgets. Des coupes sombres sont décidées dans les administrations, les entreprises publiques ou la sécurité sociale au détriment de la qualité de vie de toute la population. Dans ce contexte, n’est-il pas indécent de maintenir le régime d’exception dont jouissent les voitures de société ? Rappelons l’avis du Conseil supérieur des finances : « Sur le plan économique, octroyer un régime fiscal favorable à un avantage extrasalarial concentré dans le haut de la distribution des revenus n’est ni efficace ni équitable[9]».
  3. La voiture de société est classiquement présentée par ses partisans comme un remède à une fiscalité sur le travail trop élevée. Le gouvernement fédéral a mis en place une série de mesures pour faire baisser cette dernière et manifeste sa volonté de continuer en ce sens. Le « problème » disparaît donc. En toute logique, le remède (la voiture-salaire) devrait également être supprimé : il apparait déraisonnable de continuer d’avaler des aspirines quand le mal de tête a disparu.

Un soutien syndical mal assumé

Ce sont majoritairement des employés dont les revenus appartiennent aux tranches les plus élevées qui se voient octroyer des voitures-salaires, bénéficiant sur ces revenus en nature d’un taux d’imposition plus faible que celui appliqué sur les revenus en espèces de travailleurs dont le salaire est moins élevé. On pourrait dès lors résumer la situation en disant qu’une majorité de citoyens de condition modeste paie pour les voitures-salaires d’une minorité de citoyens mieux nantis. En outre, le manque à gagner de l’État et de la sécurité sociale a un impact direct sur les politiques sociales que l’un et l’autre peuvent – ou plus exactement ne peuvent pas – mener. Notamment en matière de promotion d’une mobilité durable et, plus particulièrement, de transport en commun. Mais également de soins de santé et de protection sociale.

Mutualisation et solidarité constituent deux valeurs phares de l’histoire syndicale. Deux valeurs bafouées par le système des voitures-salaires. Or, étonnamment, la remise en question de ces dernières est quasi inexistante de la part du monde syndical, à quelques exceptions près[10]. La raison en est évidente et reconnue en coulisses : au sein des organisations syndicales, les centrales professionnelles d’employés défendent cette disposition fiscale dont jouissent leurs membres. Au détriment d’une vision globale incluant notamment la réflexion relative aux voitures salaires. Autrement dit, le nécessaire débat rationnel qui peine à se mettre en place dans la société, s’il est engagé au sein du monde syndical, n’y a pas encore débouché sur une conclusion qui soit favorable à la collectivité et à l’environnement.

Privilégier une approche systémique

Les diverses suggestions de réforme qui fleurissent ces derniers temps, telle la proposition « d’allocation de mobilité[11] »formulée par le Comité ministériel restreint (kern) le 30 juin 2017, pèchent généralement par trois défauts majeurs. D’abord, le cantonnement de la réflexion au seul domaine de la mobilité. Ensuite, l’a priori de stricte neutralité budgétaire pour les bénéficiaires (employeurs et employés). Enfin, le refus (conscient ou non) de considérer l’enjeu de contribution au bien social. Pour que les suggestions de réforme fassent sens sur le plan de la durabilité, elles doivent s’inscrire dans une approche systémique, ce qui implique notamment qu’une série de questions soient posées – et trouvent réponse :

> veut-on (ou non) maintenir le système de protection sociale et de soins de santé actuels ?

> veut-on (ou non) abaisser la fiscalité sur le travail ?

> en fonction des réponses aux deux questions précédentes, quelles devraient être les nouvelles orientations budgétaires et fiscales ?

> veut-on (ou non) baisser de 6 à 7% par an les émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports (un impératif pour répondre au défi climatique) ?

> dans l’affirmative, quelles sont les conséquences en termes de parts modales, quels leviers d’action veut-on activer et quels sont les moyens budgétaires nécessaires ?

En toute chose, une vision claire du futur désirable – et des voies à emprunter pour y arriver – permet de juger de la pertinence des actions. Le débat sur la voiture-salaire ne saurait déroger à cette évidence. Dès lors, un positionnement clair des différents acteurs en termes de vision et de valeurs constitue un préalable à tout débat sociétal sur la question. Pour Inter Environnement Wallonie, la durabilité, la stabilité et l’harmonie des sociétés humaines doivent être recherchées. Il convient pour cela de répondre aux problèmes environnementaux (bouleversements climatiques, effondrement de la biodiversité…) et sociaux (régression des valeurs de mutualisation et de solidarité, accroissement des inégalités sociales). Et cela implique de mettre un terme au système des voitures-salaires, qui contribue à amplifier ces différents problèmes.

[1] Définition proposée par É. Cornélis et al., Company car analysis (COCA). Rapport final, Bruxelles, SPF Mobilité et Transports/Politique scientifique fédérale, 2007, p. 15.

[2] Pour être complet, il convient de souligner que certains véhicules ou voitures immatriculés au nom d’une société sont attribués à des dirigeants d’entreprise ayant statut d’indépendant ; dans ce cas, aucune cotisation de solidarité n’est due par l’employeur, mais le bénéficiaire déclare cependant l’ATN reçu.

[3] P. Courbe, Voitures de société – Oser la réforme !, Namur, Inter-Environnement Wallonie, 2011, http://www.iew.be/spip.php?article5065.

[4] Commission européenne, Rapport 2016 pour la Belgique contenant un bilan approfondi sur la prévention et la correction des déséquilibres macroéconomiques, 2016, SWD(2016) 71 final, p. 67, https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/cr2016_belgium_fr_0.pdf.

[5] P. Courbe, LISA Car, la voiture du 21e siècle, Namur, Inter-Environnement Wallonie, 2014.

[6] É. Cornelis et al., Rapport BELDAM – Belgian Daily Mobility 2012, p. 38.

[7] Lecho.be, 2 décembre 2014.

[8] Le terme d’exceptionnel doit être compris dans l’optique d’une comparaison par rapport aux services – ou à l’absence de services – auxquels sont confrontés la majeure partie des habitants de notre planète. Ce qui ne signifie nullement que lesdits services ne doivent pas être protégés contre les attaques de ceux qui les considèrent excessifs ni qu’ils ne doivent être améliorés.

[9] Conseil supérieur des Finances, La politique fiscale et l’environnement, 2009, p. 10.

[10] A titre d’exemple, Marc Goblet et Rudy De Leeuw (FGTB) développaient un regard critique dans une carte blanche publiée par Le Soir le 21 décembre 2016 sous le titre « Budget mobilité : une fausse bonne idée bien coûteuse ».

[11] P. Courbe, Voitures de société : que penser du « cash for cars » ?, Namur, Inter-Environnement Wallonie, 2017.