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11 septembre : des morts « politisés »

Depuis quelques années, des gens très différents veulent commémorer, d’une manière ou d’une autre, la date du 11 septembre. L’événement a produit une telle «foire au sens» qu’il est difficile de ranger les analyses et les points de vue de façon cohérente parmi les clivages politiques et idéologiques traditionnels. Face à l’explosion interprétative qui a suivi les attentats, sur ses causes et ses instigateurs, mais aussi sur ses conséquences, on peut distinguer trois manières d’aborder cette date.

Un tournant historique?

Une première posture consiste à avoir en mémoire la débauche médiatique qui a entouré le 11 septembre 2001 et à ne pas être prêt d’oublier, images atroces à l’appui, le tournant historique que l’effondrement des tours du World Trade Center et l’avion écrasé contre le Pentagone signifient pour les démocraties occidentales en général et les États-Unis en particulier. D’obscurs terroristes animés par une vision du monde théocratique hallucinante ont réussi à faire trembler les États-Unis et le monde en tuant au passage un nombre considérable de civils innocents broyés et écrasés dans les décombres du sud de Manhattan. Des fous de Dieu motivés par un projet politique totalitaire se sont littéralement positionnés et affichés comme une alternative radicale et extrême aux démocraties occidentales et à la mondialisation qui les accompagne. Au-delà des responsabilités, que l’Occident soit vertueux ou non, et quelles que soient les revendications des terroristes ! Une première interprétation consiste à penser que le monde a vraiment changé ! Et qu’une différence d’envergure (de forme) donne aux attentats terroristes une différence de fond : il est question de guerre, affirmait Bush et les responsables occidentaux de l’époque (Blair, Chirac, Verhofstadt…) ! Quel monde nous propose Ben Laden et tous ceux qui prétendent se faire sauter ou faire sauter les gens en son nom ou au nom de sa vision de l’humanité ? Face au «non-négociable», et quelles que soient les erreurs commises par les puissances occidentales, on pourrait se dire que le 11 septembre justifie d’avance toutes interventions occidentales autour du globe, qu’elles soient économiques (soutiens à des gouvernements ou à des partis d’opposition), politiques (votes et droits de veto dans les grandes institutions internationales) ou militaires (interventions directes dans certains pays). En trois ans, avec presque 2.000 soldats américains tués depuis le début de la guerre en Irak (mars 2003), et près de 14.000 blessés, l’intervention militaire a perdu beaucoup de son soutien auprès de la population En particulier aux États-Unis ! Lire l’article d’Elizabeth White sur la coordination contre la guerre et/ou pour le retour immédiat des troupes aux États-Unis dans le Washington Post du 1er septembre 2005. Article disponible en ligne : www.washingtonpost.com (../wp-dyn/content/article/2005/09/01/AR2005090101528.html).., mais le concept même de guerre contre le terrorisme et sa validité restent plus que jamais dans les esprits en Occident.

Le 11 septembre 1973

Dans la «foire au sens» que recèle le 11 septembre, on pourrait aussi exclusivement, essentiellement et depuis plus de trente ans, penser non pas aux New-Yorkais mais au 11 septembre 1973. La date de sinistre mémoire où à Santiago du Chili, le président de la République démocratiquement élu, Salvador Allende, se suicidait dans son palais encerclé et bombardé par les forces du général Pinochet, le chef des putschistes qui allait instaurer la dictature jusqu’à la fin des années quatre-vingts. Une dictature sanglante avec ses arrestations arbitraires, ses exécutions sommaires, sa police spéciale (la DINA, la police politique), sa chasse aux militants de gauche, aux syndicalistes, aux journalistes indépendants… Des milliers de morts et de disparus… En pensant au coup d’État de Pinochet en 1973, on voit une dictature qui, en termes de brutalités, valait bien l’Ouganda d’Amin Dada dans les années septante ou le régime de Saddam Hussein, récemment déchu. On voit aussi un vieillard sur une chaise roulante arrêté dans une clinique londonienne en 1998 (où il était hospitalisé) à la demande d’un juge espagnol, qui avait engagé une procédure d’extradition pour des délits de «génocide», «tortures» et «disparitions» commis sous la junte militaire de 1973 à 1990 Lire le dossier très complet autour des crimes de Pinochet et des poursuites à son encontre sur le site de l’Association Internet pour la promotion des droits de l’homme à l’adresse suivante : http://www.aidh.org (../Justice/11Chili_Londres.htm)…

Des hommes et du sang

On peut enfin considérer que le 11 septembre signifie finalement un peu des deux événements à la fois (celui de 1973 et celui de 2001). Et c’est ici que les choses deviennent intéressantes et prennent une tournure foncièrement politique, et partant, fondamentalement polémique. En écoutant les cris de familles, de policiers ou de pompiers qui ont perdu un proche, un ami ou qui simplement souffrent de maladies respiratoires depuis l’effondrement des immeubles dans le sud de Manhattan Des dégâts collatéraux auxquels on ne pense pas. Voir Temps présent, «Les héros sacrifiés du 11 septembre», RTBF, mercredi 7 septembre 2005. En lisant les témoignages sur les enlèvements, les tortures, les disparitions et les exécutions d’opposants politiques sous Pinochet, on peut volontairement ne voir que l’horreur et la misère et exprimer notre colère face aux drames humains, quels que soient les circonstances, les responsabilités et le profil des victimes (nationalité, âges, classe sociale,…). On peut décider de ne pas se perdre dans des interprétations délicates sur le bien et le mal, sur les bons et les mauvais, sur les gens qui ne devraient pas souffrir et sur les gens qui ont mérité de mourir ! On peut refuser de séparer la violence prétendument «légitime» de l’État et les actes barbares des terroristes sans âmes… On peut vraiment décider de ne voir que la mort, la souffrance et la violence, et ne faire aucune différence entre des civils tués en Irak, les victimes de Pinochet, les soldats américains tués ou blessés au combat, les femmes d’ouvrage et les financiers ensevelis sous les décombres du World Trade Center. Quelques semaines seulement après le 11 septembre 2001, il y a quatre ans, le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie et la Ligue des Droits de l’Homme Deux associations basées (notamment pour la seconde) à Bruxelles. Consultez les sites internet suivants : www.liguedh.be et www.mrax.be.. ont publié un texte «La haine? Je dis NON» qui allait clairement dans ce sens Le texte de la campagne a été publié, entre autres, dans POLITIQUE (N°21, novembre 2001, p.66). Les Mariam (noire, musulmane et américaine de New York), Toufik (kurde de Bagdad), Yaël (juive israélienne de Natanya), Abdel Jawad (jeune palestinien issu d’une famille chrétienne et laïque) et autre Hamza (musulman de Bruxelles) étaient présentés comme autant de victimes, dans les décombres des tours jumelles, d’une frappe américaine, dans un attentat suicide palestinien, des balles israéliennes ou, plus près de chez nous, des injures «anti-arabes» des camarades de classe. Le refus de la spirale de la haine et de la violence était l’enjeu essentiel, au-delà des individus, des souffrances, des nationalités et des religions. Au-delà des responsabilités (de l’irresponsabilité) des États et des gouvernements ! Mais devant les corps déchiquetés, les enfants brûlés et les vieillards abattus, on peut aussi aller plus loin dans l’analyse ! Et ce faisant, redonner une signification ciblée et complète à tous ces événements. Et en l’occurrence ici, on pourrait penser qu’il y a un lien évident entre 1973 et 2001 et que dès lors, les victimes de New York, bien que plus ou moins innocentes selon les interprétations, seraient malgré tout, et malgré elles, un peu responsables de leur funeste destin (près de 3.000 morts). On pourrait même établir clairement un lien de causalité entre les attentats du 11 septembre et le soutien des États-Unis à de multiples dictatures depuis la Deuxième Guerre mondiale Dans une réponse à notre chronique «Antiaméricanimse, antisionisme et mauvaise foi» (POLITIQUE, N°30, juillet 2003, p.62 et 63), Felipe Van Keirsbilck a mis jadis en évidence une série de faits historiques et politiques qui selon lui justifient une image désastreuse des États-Unis et de la responsabilité de ses dirigeants dans l’évolution du monde. Voir «Nous sommes tous anti-américains» (POLITIQUE, N°31, octobre 2003, p.62 et 63) , dont le régime de Pinochet n’était pas le plus monstrueux. Il y a quatre ans, dans l’éditorial du Monde diplomatique qu’il signe deux semaines après les attentats de New York et de Washington Le Monde diplomatique, octobre 2001 , Ignacio Ramonet a illustré sans ambiguïté le lien de causalité qu’il voyait entre 1973 et 2001 : «C’était le 11 septembre. Détournés de leur mission ordinaire par des pilotes décidés à tout, les avions foncent vers le coeur de la grande ville, résolus à abattre les symboles d’un système politique détesté. Très vite : les explosions, les façades qui volent en éclats, les effondrements dans un fracas d’enfer, les survivants atterrés fuyant couverts de débris. Et les médias qui diffusent la tragédie en direct… New York, 2001? Non, Santiago du Chili, 11 septembre 1973. Avec la complicité des États-Unis, coup d’État du général Pinochet contre le socialiste Salvador Allende, et pilonnage du palais présidentiel par les forces aériennes. Des dizaines de morts et le début d’un régime de terreur long de quinze ans…» Ibidem, p.1.

Des cadavres politisés

Célébrer aujourd’hui exclusivement l’anniversaire de la mort du président Allende peut devenir, depuis les attentats de New York, une manière discrète de montrer notre indifférence vis-à-vis du 11 septembre 2001 A fortiori si on décide de célébrer la mort d’Allende depuis 2001 et que l’on ignorait cet anniversaire auparavant !.. et de ses victimes. Mais a contrario, faire des attentats du World Trade Center un événement historique unique sans précédent peut apparaître vraiment injurieux vis-à-vis des milliers de morts qui ont payé et paient encore aujourd’hui le prix des dictatures et des régimes autoritaires autour du globe. La minute de silence imposée dans les médias quelques jours après le 11 septembre 2001 a mis en évidence la disproportion scandaleuse entre l’hommage européen rendu aux victimes américaines et le peu d’intérêt réservé aux miséreux du reste du monde, qui disparaissent dans des catastrophes devenues depuis presque quotidienne. Mais on peut aussi se demander si les gens écrasés sous les tours jumelles de Manhattan ont une quelconque responsabilité dans la chute d’Allende il y a plus de trente ans ! Et même s’ils sont vraiment redevables des agissements d’une partie du personnel politique américain. On peut aussi se demander si les victimes de Madrid ou de Londres ont mérité de payer pour la présence de leurs soldats en Irak (décidées par José Maria Aznar et Tony Blair). La mémoire des morts et le choix de ces derniers sont toujours un acte fondamentalement politique.