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Double langage

DOUBLE LANGAGE : Expression qui vise à disqualifier l’interlocuteur. Elle repose sur une prémisse (le langage est univoque) et sur un soupçon (les mots cachent une intention opposée). La rhétorique des «insiders» (établis) pour disqualifier les «outsiders» (prétendants) se construit, selon Norbert Elias, autour de cette suspicion. La social-démocratie a ainsi été suspectée de double langage : d’un côté celui tenu aux ouvriers et de l’autre dans les cénacles du pouvoir. Dans l’imaginaire d’extrême droite, les francs-maçons et les Juifs ont été l’incarnation par excellence du double langage. Irréprochables en public, ils étaient soupçonnés de commettre les pires vilenies lorsqu’ils étaient entre eux. L’expression se révèle d’autant plus efficace qu’elle se suffit à elle-même. Le seul soupçon la rend irréfutable. Irrémédiablement, l’accusation de double langage entraîne la diabolisation de ceux qui sont supposés le tenir. Ainsi, Tariq Ramadan, pour avoir cité les noms d’intellectuels juifs adoptant, selon lui, des comportements communautaristes, s’est vu accusé d’user de «méthodes de sinistre mémoire en dressant une liste d’intellectuels juifs français» et s’est fait taxer, excusez du peu, d’antisémite. Des propos semblables concernant des intellectuels musulmans, arméniens ou autres n’ont pourtant pas entraîné pareil opprobre. Personne ne trouverait scandaleux, mais tout au plus sans intérêt, de s’interroger par exemple sur le rôle des intellectuels juifs par rapport à Mai 68, pour autant que la proposition n’émane pas de Ramadan. L’établissement de statistiques ethniques suscite d’âpres discussions. On ne fustige pas pour autant ses partisans d’antisémitisme ou de racisme. Il est vrai que Ramadan focalise actuellement les accusations de double langage. Pourtant, en dehors du fait qu’il est musulman, croyant, fidèle au texte du Coran qu’il se propose de contextualiser, on ne voit pas bien ce qui lui vaut sa diabolisation. Alors qu’il tient un langage parfaitement acceptable lorsqu’il s’adresse à nous, il est suspecté de tenir un discours tout différent lorsqu’il s’adresse aux siens, qui plus est en arabe. Nous voilà ramenés à la partition entre «eux» et «nous». Alors qu’ils nous tranquillisent par un langage à dormir debout, ils préparent en réalité, entre eux, clandestinement notre anéantissement. Les Juifs, dans l’entre-deux-guerres, assimilés par les antisémites à des judéo-bolcheviques n’étaient pas désignés autrement. Depuis que la guerre supposée des civilisations a perturbé les esprits, l’assimilation du terrorisme à l’islamisme et de l’islamisme à l’islam a confondu cette croyance à une culture rétrograde, sinon barbare. Dès lors, comme pour les «insiders» et «outsiders», toute personne réduite à son appartenance à l’islam se trouve stigmatisée et perçue comme menaçante. Les pratiques culturelles et religieuses des autres ne peuvent donc être tolérées en raison du danger qu’elles représentent. C’est pourquoi le rejet du relativisme, considéré comme matrice du pluriculturalisme, revient à l’avant-plan. Les «autres» (musulmans en l’occurrence) sont sommés de devenir comme «nous». Nos traditions européennes, judéo-chrétiennes et laïques doivent en conséquence nous protéger contre l’Orient. Voilà où, pas à pas, nous entraîne le phantasme du double langage qui demeure l’attribut des autres.