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Economie « collaborative », entre nouveaux « business models » et injustices sociales

On peut distinguer trois modèles. 1. L’économie coopérative, basée sur du volontariat, active sur le net, visant la production d’un bien commun (ex. : Wikipédia). 2. L’économie à la demande, qui offre des services d’échange entre offreurs et demandeurs, tel le marché capitalistique classique. 3. L’économie du partage, où c’est le bien, et aucunement la relation, qui est valorisé (ex. : Airbnb, Uber).

L’économie dite « collaborative » est prise en étau entre deux projets que tout oppose : d’une part, des formes nouvelles de production de biens et de services entre pairs, au service d’une émancipation individuelle et collective sans coordination hiérarchisée ; d’autre part, l’émergence de nouveaux acteurs économiques faisant de l’intermédiation entre producteurs et consommateurs un nouveau business, sur fond de centralisation capitalistique (multiplication de plateformes) et de dérégulation (absence quasi généralisée de règles de droit à ce stade). Il est urgent de pouvoir cartographier précisément, au-delà des cas les plus souvent médiatisés – comme Uber, Airbnb, Menu Next Door, Ouishare…– ces nouveaux modèles économiques. Et il est non moins essentiel de s’interroger sur les régulations les plus adéquates à inventer ou mettre en oeuvre afin que ces modèles se déploient sans nuire à la collectivité, sans franchir des seuils d’inacceptabilité sociale dans une société redevenue profondément inégalitaire. Nous proposons de réfléchir dès à présent à la question suivante : à quelles conditions le travail dans l’économie collaborative peut-il avoir un sens ? Depuis une vingtaine d’années, l’horizon d’un travail plus juste a été abandonné au profit des seules préoccupations en matière de développement de l’emploi. Néanmoins, l’expérience ordinaire du travail dévoile de nouvelles formes d’injustices qu’il faudrait mieux comprendre pour mieux les combattre. Pour que l’économie soit soutenable, il est donc impératif que soient compris à la fois les nouveaux modèles économiques en émergence et formes d’injustices vécues par les travailleurs. Cette réflexion vaut pour l’ensemble des activités de travail. Mais parce qu’elle revendique un net décalage visà- vis des principes de l’organisation traditionnelle du travail, le champ hétérogène de l’économie collaborative permet de reformuler et d’approfondir cette question. Pour les besoins du propos, et bien que les catégories soient encore relativement floues, convenons de distinguer trois cas de figure.

1. L’économie « coopérative »

On peut résumer l’utopie fondatrice des projets conduits sous ce premier ensemble comme suit : en s’appuyant sur Internet, ils réunissent des contributeurs volontaires et compétents autour de la réalisation d’un travail menant au développement d’un produit, qui tend lui-même vers la forme d’un « commun ». Songeons au cas de Wikipedia, de la production de logiciels libres ou encore de plans partagés permettant la fabrication d’objets, comme lors de l’initiative « POC21 ». Deux logiques distinctes sont à l’œuvre. D’une part, ces projets sont orientés en production, ce qui leur confère une propriété structurellement différente des mouvements de contestation. Leur action a pour objectif l’élaboration de biens, tangibles ou intangibles, qui ont pour vocation de rencontrer des usages, de soutenir la concurrence avec d’autres solutions alternatives, d’être à la fois robustes et évolutifs à travers le temps. Bref, ces collectifs se fixent des objectifs de qualité et d’ingéniosité leur permettant d’offrir de véritables alternatives aux biens marchands ou industriels, en ce compris dans des modèles de gratuité. D’autre part, ces projets sont orientés en valeur. Celle-ci correspond à l’idée selon laquelle les formes d’appropriation de savoirs peuvent être organisées collectivement, en dehors des normes dominantes de la propriété privée et de la mise en dépendance des consommateurs. Si les collectifs ainsi constitués font mouvement, c’est que les participants – notamment les plus actifs et les plus engagés – constituent ces valeurs en véritables causes, et qu’ils les traduisent en ressources pour l’organisation. Ce modèle n’est pas naturellement harmonieux, car ces deux composantes peuvent autant s’entretenir que s’opposer l’une l’autre. En témoigne le nombre de projets qui ne dépassent pas le stade d’un premier cercle de contributeurs soudés, mais qui peinent à diversifier les participations. Accueillir cette diversité suppose, en effet, des normes de fonctionnement suffisamment souples pour ne pas décourager l’implication, et suffisamment opérantes pour structurer le collectif. Or ceci ne peut se faire qu’au prix d’une intense activité de délibération, d’un long processus de constitution d’un espace public de discussion dans la sphère professionnelle. Dans les termes de la philosophie politique, on voit ainsi apparaître un horizon d’attentes morales, qui sont à la fois constamment présupposées et constamment menacées par l’organisation du travail qui caractérise ce nouveau modèle économique. De là l’émergence de normes de justice contextualisées : si l’on ne peut exclure des formes particulièrement brutales d’expropriation des biens créés – donnant à l’exploitation un nouveau visage – « l’économie coopérative » repose également sur des présupposés de coopération qui ne se limitent pas à de simples exigences fonctionnelles. Travailler dans l’économie coopérative, c’est intégrer une dynamique économique fondée sur la mobilisation de référentiels partagés, dont l’existence même est liée à la volonté des parties et à leurs facultés délibératives. Lorsque de tels référentiels sont mis en échec – par impossibilité de maintenir l’exigence d’argumentation dans la durée, l’exclusion non motivée des tiers, l’interdiction de la prise de parole des parties prenantes… –, nous sommes en mesure d’y voir bien autre chose que de simples blocages fonctionnels : des formes contemporaines d’injustices, qui travaillent cette nouvelle économie de l’intérieur et, à terme, risque de miner le corps social.

2. L’économie « à la demande »

Un raisonnement analogue pourrait être mené pour l’économie dite « à la demande », bien que le mode de production et les normes de justice qu’elle mobilise soient différents du cas précédent. Cette économie s’appuie sur des plateformes visant à mettre en relation des offreurs et demandeurs de services, le plus souvent dématérialisés et déterritorialisés. Un demandeur se manifeste en caractérisant un type de travail à effectuer : une traduction à effectuer, un site internet à monter, un conseil juridique à donner, une enquête marketing à réaliser, etc. De l’autre côté, des professionnels proposent une offre monétaire et affichent leurs « crédits réputationnels » comme gage de la bonne exécution. Le demandeur juge du meilleur rapport qualité- prix et conclut l’affaire qui se réalise ensuite. Cette forme de travail n’a rien de neuf sur le principe. Elle prend cependant appui sur de nouveaux dispositifs permettant de mondialiser les échanges, de mettre en concurrence des offreurs et de relativiser l’importance des qualifications formelles au profit des compétences réelles. Dans le discours des visionnaires d’une société où prédomineraient ces formes d’activité, le freelance en constitue la figure centrale, synonyme d’un style de vie alternatif au salariat. Cette figure s’incarne, notamment, dans celle du digital nomad, décrit par la littérature managériale comme un « baroudeur des temps modernes » : à partir de visas touristiques, il/elle voyage de ville en ville au gré de bons plans dénichés sur internet, et réalise ses activités professionnelles à distance. Des plateformes d’intermédiation comme Upwork sont spécialisées sur ce créneau de marché. Lors de ses expériences de travail, réalisées dans des lieux de type co-working, le digital nomad est en concurrence avec ses pairs tout en développant également des échanges de pratiques – des « coups de main » –, caractéristiques d’une culture de la solidarité qui se superpose à un principe de concurrence. On ne peut évidemment s’abstenir de faire le rapprochement entre le développement d’un modèle économique tirant, par la concurrence de tous contre tous, les salaires vers le bas et un discours managérial rendant positive cette nouvelle manière de vivre « de peu », faite de mobilités et d’actualisation des compétences au gré de l’obtention de prestations. Dans de nombreux cas, nous avons certainement affaire à un retour de l’exploitation, au sens marxien du terme. Mais il y a plus. Car ce qui est en jeu dans ce modèle économique touche, plus profondément, à la possibilité de construire des « capacités » dans la durée. Ce modèle renvoie en effet à un horizon d’attentes qui est constitutif de sa dynamique même, à savoir : faire de tous ses membres des « gens capables ». Mais que faut-il entendre ici par « capacité » ? Dans les termes de la philosophie politique, ce terme a une double signification : il renvoie à la possibilité de formuler un projet de vie –un « idéal de vie bonne » – que l’on a de bonnes raisons de valoriser, surtout s’il constitue une alternative aux modes de vie dominants ; il suppose que chacun ait les moyens de concrétiser de tels projets de vie – de les transformer en « accomplissements », en s’appuyant sur les ressources et les institutions d’une communauté politique. La contradiction de l’économie « à la demande » apparaît alors au grand jour : alors même que sa mise en oeuvre repose sur la promesse d’une économie alternative, faite de mobilités multiples et de modes de vie frugaux, on découvre l’extrême fragilité de ces alternatives dans la durée. En clair, la promesse de modes de vie alternatifs est constamment confrontée à l’impossibilité de les concrétiser, de les transformer en « accomplissements ». Dès lors, c’est la précarité des modes de vie eux-mêmes – et non plus uniquement des statuts d’emploi – qui apparaît comme l’un des foyers de l’injustice sociale dans ce modèle économique, lequel risque de produire des « incapables » alors même que l’attraction pour des modes de vie alternatifs semble faire de plus en plus d’émules.

3. L’économie « du partage »

Dans l’économie dite « du partage », ce qui fait l’objet d’un échange, c’est le bien, pas la relation. La force de cette nouvelle modélisation économique est que le terme de « partage » peut se construire en dehors de tout rapport à une communauté. Mais c’est aussi sa faiblesse : jusqu’où avaliser un échange entre sujets mutiques, inaptes à se reconnaître mutuellement dans le « partage » – et non l’achat ou la vente – de biens ? Les plateformes de l’économie du partage sont supposées organiser une allocation « optimale » entre des biens dormants et des demandes latentes à l’aide d’un algorithme, qui est la propriété – l’atout capitalistique – de la plateforme. On pense au partage d’un logement via Airbnb, d’un déplacement via Uber, d’un emprunt de matériel via Bricolib, etc. Cet algorithme n’est pas un simple agenceur passif de flux de demandes et d’offres : il est un dispositif actif qui vise à mobiliser, canaliser et valoriser, mais aussi à sanctionner, décourager ou exclure des pratiques ou des participants, sans jamais entrer dans le langage du travail et de l’emploi. Il incite par exemple des chauffeurs de voitures « partagées » à être présents à certains moments de la journée et dans certains lieux, et renforcera cette information si les chauffeurs s’y rendent effectivement en acceptant les demandes qui leur parviennent, bien que celles-ci soient peu rentables. Il fournit les canevas d’évaluation aux usagers, lesquels caractérisent « la grandeur » du profil du « partageur », ce qui n’est pas sans conséquence sur ses revenus. Bref, la sophistication des plateformes est loin d’être neutre : elle façonne de nouvelles modalités de gestion, de la main-d’œuvre comme de la clientèle. Sans doute plus encore quand dans les cas précédents, on assiste ici à une mise en tension entre discours et pratiques, promesses et réalités. Le terme de « partage » dit bien les ambivalences profondes de cette modélisation économique. Il semble d’une part s’opposer à deux traits essentiels du capitalisme : sa normativité juridique (fondée sur la propriété privée) et sa normativité éthique (valorisant l’égoïsme et le chacun pour soi). Mais ce terme est réservé aux objets sans jamais se référer aux sujets qui les portent – à ces sujets dont les objets ne sont que les médiateurs. Avec cette ambivalence, on assiste à une désincarnation encore jamais vue de l’échange économique. Le système taylorien-fordien pouvait être compensé par des normes de sociabilité. L’économie des services oppose souvent intensification du travail et réaménagement des formats organisationnels par le collectif. Mais une telle compensation est, dans ce cas de figure, rendue impossible par le simple fait que le partage procède essentiellement d’artefacts technologiques. Un horizon anthropologique semble s’y dessiner : l’effacement d’une communauté de sujets derrière le projet d’un partage toujours plus poussé des objets. Dans les termes de la philosophie politique, c’est le terme de « reconnaissance » qui apparaît cette fois comme la référence morale implicite. Chez Honneth par exemple, « reconnaître » ne signifie pas seulement faire valoir les compétences ou des qualités respectives de chacun des membres d’une communauté politique. Chez lui, la reconnaissance est indissociable du conflit ; ce conflit met en jeu des singularités, dont la reconnaissance est une condition du devenir-sujet. Chacun n’accède au rang de sujet qu’à condition d’être reconnu par un alter ego sur une scène sociale conflictuelle. L’impossibilité d’une telle dynamique peut, à l’inverse, déboucher sur un effondrement identitaire. Le mépris apparaît alors comme une forme c o nt emp o r a i ne d’injustice. Mais il est une norme relationnelle : c’est la façon dont les relations sociales tiennent l’autre pour nul et non avenu qui le constitue comme un critère d’injustice dans l’économie post-industrielle. Dans le cas de l’« économie du partage », il y a bien un enjeu crucial à faire en sorte qu’une communauté se constitue et que ses membres se reconnaissent mutuellement, alors qu’une telle reconnaissance semble interdite par la modélisation économique ellemême. Des luttes sont à l’oeuvre, ou pourraient l’être à l’avenir, à propos de la façon dont pourrait s’organiser ce partage des objets indexés à des sujets. Si l’exploitation prend ici le visage de prestations minimales, dérogeant à toutes les normes du droit du travail, l’expérience collective du mépris peut ouvrir sur de nouvelles exigences morales, dont les « partageurs » seront à la fois la source et les destinataires. Encore une fois, il ne s’agit pas de diminuer le partage des objets mais d’interroger ce qu’il signifie pour ceux qui décident de faire ce choix – librement ou sous la contrainte de la nécessité.

Quelle politique face à l’« économie collaborative » ?

On découvre ainsi, sur ces questions, des enjeux qui vont bien au-delà de la simple apologie d’une économie sans contrainte. Une meilleure connaissance des modes de « création de valeur » est essentielle : cette économie repose sur une diversité de pratiques que l’on aurait tort de réduire à un schéma trop simple. Elle est porteuse de dynamiques d’innovation qui peuvent être créatrices d’emplois et de richesses. Mais elle met simultanément en jeu une autre appréhension de la « valeur » – des normes de justice ou des expériences d’injustice. Face à cela, la fonction du politique n’est pas de dérouler un appareillage bureaucratique, fait de sanctions ou d’interdictions. Mais il est encore moins de « laisser faire », en se laissant prendre au piège d’une économie que ses attributs discursifs ne cessent d’humaniser. L’exploitation fait retour dans cette économie, selon des schémas divers : il est du rôle des acteurs politiques d’opposer à cette évolution des règles de droit – notamment issues du droit du travail – et des principes fondamentaux relatifs au statut des personnes. Mais l’injustice ne se réduit pas à l’exploitation : il est également du rôle des acteurs politiques d’équiper les travailleurs-usagers de cette nouvelle économie pour qu’ils puissent, par eux-mêmes, retourner en leur contraire les formes d’injustice qu’ils subissent. Dans l’économie-monde, la justice sociale est aussi affaire de contextes et d’acteurs.