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L’idéologie mobilitaire

Un certain discours actuel, dominant, encense une « hyper-mobilité », qu’elle soit professionnelle ou personnelle (amitiés, sexualité…) : « jouissez sans entraves », « soyez ouvert à toute opportunité ». Mais derrière cet étendard, quelle quantité de souffrances sociales ?

Si l’on se livrait à un des exercices préférés des médias actuels, le «microtrottoir», et que l’on interrogeait le bon peuple sur ce que lui évoque le terme mobilité, il y associerait certainement un large éventail de termes relevant des transports et, d’une manière plus large, des déplacements physiques : voiture, transports en commun, embouteillage, route, navette, temps d’attente, radioguidage, camion, transport de fret Le présent article prend place dans une réflexion des auteurs devant aboutir à la publication d’un essai dans le courant de l’année 2010 … On prend en effet souvent la mobilité physique pour l’ensemble des pratiques de mobilité. Plus encore, on tend à la réduire à ses médias : les modes de transport. Cette double réduction, pour compréhensible qu’elle soit, n’en pose pas moins un important problème : elle tend à empêcher de voir la question dans son ensemble. « Pourquoi sommes-nous de plus en plus mobiles ? » , « Pourquoi nous sentons-nous tenus d’aimer cela ? », « Quelles sont les causes de la mobilité ? », « Quels sont les liens entre ces changements de comportements et les transformations sociales globales ? ». Telles sont quelques-unes des questions que nous aimerions pouvoir traiter à l’occasion d’un élargissement de la question de la mobilité à celle des mobilités.

Les mobilités comme panacée

Qui cherche à y répondre est d’emblée frappé par le fait que tout se passe comme si notre développement individuel et collectif dépendait de l’adoption de comportements mobiles. La mobilité doit nous permettre de rencontrer de nouvelles personnes, d’acquérir de nouvelles expériences, d’obtenir de nouvelles opportunités professionnelles, de réaliser de nouveaux projets, d’atteindre ces nouveaux horizons où tant de choses sont possibles, bref, d’être dans le coup. La mobilité est parée de mille vertus auxquelles il serait bien malvenu de renoncer. Refuser des opportunités de mobilités est caractéristique du looser qui renonce au dynamisme propre à améliorer sa vie, voire qui abandonne l’idée de « vivre vraiment ». De fait, la mobilité est aujourd’hui valorisée au point qu’il est difficile d’identifier des figures positives de l’immobilité. Où sont les vertus de constance, de stabilité et de tempérance qu’apprirent nos grands-parents ? Mais de quelle mobilité est-il question ? Bien évidemment, pas seulement de celle, physique, que nous évoquions ci-dessus, mais, plus largement, de celle qui relève de manière large d’un changement de coordonnées spatiales au cours du temps. Ah, l’espace ? Nous sommes donc toujours dans le registre physique ? Non ! L’espace est bien entendu physique, mais il peut aussi être social lorsqu’il désigne des domaines de la vie sociale soumis à des règles particulières. Ainsi, l’espace des possibilités sociales ouvertes à un individu pauvre et peu éduqué ne sera-t-il pas le même que celui réservé à un universitaire issu de la bourgeoisie ; de la même manière, hommes et femmes, enfants et parents, actifs et retraités n’habitent-ils pas les mêmes espaces sociaux. L’espace peut aussi être axiologique (relatif aux valeurs) ; nous pouvons en effet tous tracer les contours (approximatifs) des conceptions du Bien pour un chrétien, un socialiste, un libéral, un fasciste ou un scientologue. Ces espaces non physiques sont séparés par des frontières. On pourrait multiplier les exemples, qu’il suffise de retenir que l’espace considéré est aussi bien social que physique ; sans oublier que l’espace physique lui-même ne prend sens que dans un cadre social.

Espace-temps segmenté

À y regarder de plus près, on peut rapidement déceler que la valorisation actuelle de la mobilité suppose une conception particulière de l’espace et du temps. On ne peut en effet imaginer de déplacement sans modification des coordonnées temporelles et spatiales. Lorsqu’on observe les structures sociales du début des années 1960, on constate qu’elles se caractérisent par le cloisonnement et la stabilité. Par exemple, le monde de la vie privée est spatialement et temporellement séparé du monde du travail. Des horaires régissent le passage régulier des temps de travail aux temps privés, les lieux de réalisation des différentes activités sont clairement distincts, les compétences de chacun et les rôles sociaux qui y correspondent sont nettement limités à l’une ou l’autre sphère. C’est ainsi qu’à l’heure dite, le père de famille quitte son domicile pour se rendre sur son lieu de travail et endosser son rôle professionnel. À midi et à cinq heures, il fera le trajet inverse et subira des mutations contraires. Plus généralement, dans ce contexte, les populations ne se mélangent pas : la hiérarchie sociale s’interprète en termes de « classes », les filles et les garçons gardent leurs écoles respectives, les prisonniers sont enfermés et séparés de l’espace social, les frontières protègent le territoire de chaque pays, siège d’une nation et d’une culture propre, les disciplines scientifiques sont clairement distinctes… La société s’ordonne donc autour de temps et d’espaces soigneusement cloisonnés. À l’intérieur des frontières temporelles règne la stabilité : le temps est pour ainsi dire immobile. Dans ce cadre, le temps de travail est-il entièrement dû à l’employeur et le temps privé est-il protégé de toute incursion d’acteurs professionnels. De même, le temps de la peine de prison est-il théoriquement celui d’une attente de la date de libération. Il en va de même à l’intérieur des frontières spatiales : les lieux de travail sont dépourvus d’aménagements destinés aux activités privées ; inversement, le territoire national est, d’un seul tenant, un seul lieu où règne un même ordre juridique, linguistique, politique, culturel. Grâce à ces frontières, le temps est maîtrisé. La vie s’organise sous forme de durées – des espaces de temps –, de périodes qui se succèdent, de routines. Les limites favorisent des « permanences » relatives, des stabilités. Le temps se vit dans le « métro-boulot-dodo » récurrent ou dans les « étapes de vie ». Bien sûr, le temps s’écoule, les individus vieillissent, les structures évoluent… Mais si « les temps changent », le social est fondamentalement vu au travers du prisme de la constance. Lorsque les changements sont devenus trop profonds, ils sont brusquement intégrés par un saut qualitatif. Il faut parfois adapter le droit, les comportements sociaux, la répartition des rôles sociaux, mais il s’agit à chaque fois d’instituer une nouvelle ère de stabilité… jusqu’à la prochaine révolution. Ce déroulement temporel s’insère dans une lecture « prométhéenne » du temps, dominée par l’idée d’une marche en avant vers le Progrès. Il n’est donc pas question de sociétés immobiles, seulement d’une conception de la mobilité qui prend place dans un contexte de valorisation des stabilités, lesquelles ne peuvent être remises en question sans bonne raison. Aux stabilités temporelles correspond l’uniformité spatiale : qui désire s’y déplacer doit traverser des frontières dont le franchissement est soumis à l’approbation – toujours conditionnelle – d’un gardien. À l’intérieur de chaque enclos, une uniformité spécifique. Une seule langue, une seule culture dans l’espace national (fantasmé), un seul registre d’activité dans l’espace professionnel, un seul sexe dans l’école… Il reste peu de place pour l’acteur individuel, pour la minorité, pour l’exception, pour la singularité… rapidement considérée comme une déviance. Comme dans les tragédies classiques, une unité de temps et de lieu correspond donc à une unité d’action. Faut-il pour autant croire à ces cloisonnements et à ces uniformités juxtaposées ? Certes non. Les frontières ne sont pas tant étanches que perçues comme telles, les choses ne sont pas davantage immobiles. Ce dont nous parlons ici, c’est donc bien d’un système de pensée, d’une représentation du monde, certes susceptible de déteindre sur les comportements, mais plus encore de masquer du réel ce que l’on ne désire pas voir.

Contestation des segmentations

Dès le courant des années 1960, la philosophie libertaire qui va épouser l’idéologie politique de la gauche et le libéralisme économique porté par la droite, vont battre en brèche ce système de pensée. Pour la philosophie libertaire, il s’agit de rejeter les discours globalisants et impersonnels et de placer la personne – le sujet – au centre de l’attention. « Jouissez sans entraves », proclame-t-on en 1968, affirmant par là la prééminence de l’épanouissement individuel, lequel justifie le refus de toutes les entraves, de toutes hiérarchies, de toutes normes collectives. Pour le libéralisme économique, il ne s’agit pas tant de remettre en cause la structure sociale que de refuser toute entrave au commerce et à l’activité économique. Cela implique de tailler en pièces les protectionnismes nationaux, les protections sociales, les structurations du travail (durée, jours de travail..) et les contraintes liées aux structurations politiques et culturelles : le déploiement économique ne tolère aucune segmentation, il doit pouvoir produire sans entrave. Mise en mouvement de soi dans la quête de l’épanouissement individuel et libre circulation des biens et des personnes expriment déjà ce qui constituera l’essence de l’idéologie mobilitaire. Corollairement à ces deux courants de pensée, se développent de nouveaux usages et de nouvelles formes technologiques qui vont donner corps à une nouvelle perception de l’espace et du temps. Tout d’abord, les infrastructures de transports rapides se développent (autoroutes, trafic aérien, trains à grande vitesse). Ensuite, l’avènement de l’informatique et des technologies de communication relativisent jusqu’à les abolir les distances et les frontières spatiales, de même qu’ils érodent les segmentations temporelles. Le monde est maintenant conçu comme un seul espace dont toute segmentation ne peut être qu’artificielle. Lieux de travail ou de vie, Etats et régions, continents, coprésence et ubiquité sont des catégories qui perdent progressivement leur pertinence. De même, les segmentations temporelles n’ont plus de sens : si l’on travaille aussi bien de chez soi qu’au bureau, quel est le sens du temps privé ? si l’on met son profil Facebook à jour au travail, pourquoi ne répondrait-on pas au soir à un appel professionnel sur son portable ? Le « découpage » faisant de l’individu successivement et dans des espaces distincts un parent, un navetteur, un travailleur… perd toute légitimité. En effet, la remise en question des segmentations entraîne inévitablement leur délégitimation. Si le réel est fondamentalement unifié, lui imposer des catégorisations et des divisions est non seulement absurde, mais aussi injustifiable. Une vision acceptable du monde doit reposer sur la prise en compte de son unité indivise. Un espace continu est caractérisé par l’absence de frontières, les passages progressifs d’une zone poreuse à l’autre succédant aux passages de frontières étanches. De la même manière, le temps est perçu comme un flux continu où les permanences sont des illusions. Le réel change à tout moment. Il n’est dès lors plus possible de se fier à aucune stabilité, mais plutôt nécessaire de tenter de rester en phase avec un réel en mutation permanente. En découle une accélération du changement, sous l’impulsion d’individus qui, plutôt que de tenter d’instaurer des stabilités, donnent tête baissée dans le changement et accélèrent d’autant l’instabilité sociale. La mobilité est devenue un mot d’ordre.

Just in time contre droits acquis

Ce qui vient d’être avancé n’est pas la description fidèle d’une quelconque réalité, mais bien celle d’un discours actuel prétendant, lui, rendre compte du réel. Il n’y a pourtant qu’un pas entre la description de ce que l’on croit être le réel et la prescription de ce qu’il doit être. Le franchissement de ce pas a consommé le passage du paradigme de mobilité à l’idéologie mobilitaire. La délégitimation des stabilités a induit une remise en question des institutions sociales. Désormais à découvert, l’individu porte le poids de la mobilité : il est sommé de se mettre en mouvement et de s’adapter de manière constante. Sans repos ni répit, il se doit d’être constamment sur le qui-vive, sous peine de se désynchroniser d’un réel dont il ne pourrait suivre les fluctuations. Mode, consommation, marché du travail, management, évolutions technologiques, il faut du souffle pour ne pas se laisser distancer. L’adaptation impose bien entendu de pouvoir se défaire au plus vite et sans état d’âme de ses attaches. De toutes ses attaches : géographiques, sociales, éthiques, comportementales, relationnelles, affectives, matérielles, locales… Ainsi, toute à la célébration impérative des mobilités, l’économie valorise le «just in time», accélère le rythme de déqualifications des emplois, remet en cause la stabilité des liens professionnels, décloisonne les fonctions et rôles, rejette les hiérarchies et met sous pression les « droits acquis ». Les relations humaines elles-mêmes, qu’elles soient professionnelles, amicales ou amoureuses, sont de plus en plus vécues comme sécables à tout moment. Il s’agit pour l’individu d’être « ouvert aux opportunités ». Les ancrages sociaux et spatiaux ne doivent être considérés que comme temporaires, tout comme les engagements relationnels. Même le regard doit pouvoir porter sans limite, aussi la transparence est-elle une valeur cardinale de ce nouveau système de pensée. Toute vérité est bonne à dire, toute dissimulation entrave la libre mobilité des individus. La mobilité est naturelle puisqu’elle correspond à la marche du monde. Elle est bonne pour chacun, puissant ou faible, riche ou pauvre, inséré ou relégué. Elle est adéquate en toute circonstance et à toute échelle. De grande ampleur ou modestes, personnelles ou collectives, mondiales ou hyperlocales, toutes les mobilités sont bonnes à prendre dans un système qui a pris la constance en détestation. Il n’est jamais besoin de justifier l’exigence de mobilité. C’est donc une véritable idéologie qui naît sous nos yeux et qui contraint tant les individus que la structuration du social. Face à ce bien absolu qu’est la mobilité, toute immobilité est suspecte et soumise à justification. Complaisance dans le chômage et refus de s’activer, crispation sur les droits acquis au risque de restreindre dangereusement le champ des possibles économiques, attachement suspect à des valeurs dépassées faisant la part belle aux principes immuables et autres répartitions des rôles figées, immobilisme géographique ringard et dédain pour les occasions de courir le monde, les immobilités n’ont plus la cote… et les immobiles sont sur la touche.

Usages d’une idéologie

Comme celles qui l’ont précédée, l’idéologie mobilitaire est contraignante. Elle pèse donc sur les individus et sur les groupes sociaux, mais d’une manière nouvelle. Elle est donc génératrice de souffrances pour ceux qui n’ont pas la possibilité ou la chance de s’identifier à son discours. Le cadre auquel une promotion à Rome est proposée sera sans doute plus heureux de sa mobilisation que le demandeur d’emploi non qualifié appelé à occuper un poste subalterne et mal payé, à trois bus de chez lui. Certains se satisferont d’une contractualisation des liens affectifs et familiaux, se réjouiront de la relativisation des rôles et identités sexuels ou trouveront leur plaisir dans l’adaptation constante de leurs pratiques professionnelles aux évolutions de la technologie ; d’autres regretteront les familles d’autrefois fondées sur l’éternité du lignage et sur l’indissolubilité du mariage, pleureront le temps où l’on savait ce qu’était être un homme et ce que devait faire une bonne mère et épouse, ou seront nostalgiques du temps où l’on pouvait s’enorgueillir d’appartenir à une confrérie professionnelle héritière de savoir-faire immémoriaux. Quelle que soit sa prétention à l’universalité et à la rationalité, une idéologie est une ressource pour qui pourra l’instrumentaliser et en usera pour justifier certains comportements et en dévaloriser d’autres. C’est ainsi que certains verront leurs immobilités sévèrement condamnées et leurs mobilités dédaignées, à l’inverse d’autres qui pourront faire oublier les premières et valoriser les secondes. Dénonce-t-on l’immobilisme des petits qui refusent de bouger pour monter l’échelle sociale ? On oublie souvent de condamner l’abandon par la collectivité des institutions censées promouvoir cette mobilité ascendante (aide sociale, école, politiques de santé…). Réclame-t-on la transparence du domicile des chômeurs pour traquer la fraude sociale ? On omet de réclamer avec la même vigueur celle des comptes bancaires. Exige-t-on une participation des travailleurs au projet qu’est leur entreprise, fût-ce au prix de licenciements et d’une dégradation des conditions de travail ? On n’en néglige pas moins de les faire participer aux bénéfices. Valorise-t-on les cadres aux multiples expériences professionnelles ? Cela n’empêche nullement de se méfier des travailleurs peu qualifiés passant d’une entreprise à l’autre. L’idéologie mobilitaire, pour prégnante qu’elle soit, n’est pas appliquée à tous de même manière. La prendre au mot serait faire bon marché de ses usages et renoncer à identifier les maîtres qu’elle sert. Ce serait aussi se voiler la face sur les souffrances qu’elle engendre et sur l’inégalité de leur répartition. Cela étant, il ne faut pas voir en elle un mal en soi. L’ouvrier à la chaîne à perpétuité, le rond-de-cuir à vie, la femme cloîtrée en cuisine, l’homosexuel déviant ou l’étranger rejeté du corps social, ces bannis des catégorisations sociales rigides, n’auraient pas compris que nous nous complaisions dans la nostalgie d’une idéologie qui ne fut pas tendre pour eux. Du reste, les idéologies antérieures n’ont pas dit leur dernier mot et il n’est pas impossible que se développent des discours concurrents à celui de la mobilité. Simplement, il convient sans doute de se méfier de ceux qui nous font miroiter les infinis bonheurs du nomadisme des mobiles modernes.

Références :
– Z. Bauman, Liquid Modernity, Cambridge, Polity Press, 2000.
-L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
– V. Kaufmann, B. Montulet, «Between Social and Spatial Mobilities : The issue of Social Fluidity», W. Canzler, V. Kaufmann et S. Kesselring, Tracing mobilities, Ashgate 2008, pp. 37-56.
– R. Mac Kenzie, Spatial distance and community organization pattern, Social Forces, 5:4, 1924, pp. 623-627.
– B. Montulet, Les enjeux spatio-temporels du social – Mobilités, Paris, L’Harmattan, 1998.
– B. Montulet, «Au-delà de la mobilité : des formes de mobilités», Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXVIII 137-152, 2005.
– J. Urry, Mobilities, Cambridge, Polity Press, 2007.