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Le consommateur et le délinquant

La présence grandissante de la technologie dans la «gestion de la cité» se fait au détriment d’une réflexion sur ses enjeux pour la démocratie. Une série de difficultés spécifiques apparaissent. La question technique, dans son rapport aux libertés fondamentales, est trop importante pour la laisser aux seuls techniciens.

Y a-t-il entre le luddisme Terme forgé par l’historien anglais Edward P. Thompson qui désigne le mouvement organisé, en 1811-1812 autour du bris de machines – essentiellement des métiers à tisser – par des artisans tondeurs et tricoteurs. Le nom provient de celui de John ou Ned Ludd qui aurait brisé deux métiers à tisser vers 1780, mais dont l’existence même n’est pas authentifiée et l’enthousiasme moderne pour le progrès technique per se une voie pour la délibération collective au sujet des «avancées» technologiques ? Ou, autrement dit, existe-t-elle cette introuvable ligne de crête entre, d’une part, le défaitisme nostalgique issu de Heidegger, concevant la technique et le rapport technique à la Nature, au monde et aux autres sur le mode de l’arraisonnement «Gestell» et de la déshumanisation radicale (arraisonnement), la dialectique –négative – des Lumières d’Adorno et Horkheimer, et, d’autre part, la technophilie prométhéenne, embrassant avec enthousiasme notre «devenir-cyborg» ? La politisation de la question constituerait sans doute un premier pas sur – et constitutif de – cette ligne de crête. En ramenant le débat hors du ciel des idées ou des eaux bouillonnantes de l’amor fati technophile, elle permet de le mener sur le plan des effets induits en termes de gouvernement.

Neutralité technique ?

Car, politique, la question technique l’est d’emblée, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit des dispositifs participant de l’émergence d’une société de surveillance et de traçabilité (puces RFID, bracelet électronique, caméras de surveillance, interconnexion des bases de données). Dans le contexte actuel de crispation sur la question sécuritaire, et d’invocations – juridiquement incertaines et controversées Voir à ce sujet Julien Pieret «Existe-t-il un droit à la sécurité?», Journal du droit des jeunes, décembre 2007, n°270, pp. 18-31  – du droit à la sécurité comme droit de l’Homme, ces dispositifs de surveillance apparaissent en effet comme l’impossible béquille d’une société en miettes, gérant par le sécuritaire son deuil du lien social. Il a d’ailleurs été peu remarqué jusqu’ici que les deux figures centrales, véritables nouveaux étalons axiologiques des comportements humains, qui émergent de ces dispositifs de surveillance, sont celles du consommateur et du délinquant. C’est en effet les actes de ceux-ci qu’il s’agit de tracer, de prévoir ou de prévenir… dans un mélange de prévenance et prévention. Le débat sur la sécurité est d’ailleurs symptomatique de la construction technique de problèmes, c’est-à-dire la construction de problèmes dont une des caractéristiques est de n’admettre comme réponse qu’une réponse technique : posant d’emblée les termes du débat en se prévalant de la neutralité de l’expertise, le discours technique en préformate les conclusions, plutôt que d’en interroger les présupposés. Bref, une fois posée «l’évidence incontestable» de l’augmentation de l’insécurité, on décidera de placer caméras de vidéo-surveillance, lecteurs de puces RFID ou toute autre technologie de contrôle, sans même interroger l’évidence qui a présidé à leur placement. Or, en bonne systémique, la réponse choisie peut devenir un des éléments constitutifs du problème – a fortiori lorsqu’elle se fonde sur une dénégation ou un aveuglement volontaire. Ainsi l’effet induit, en termes de sentiment d’insécurité, du placement de caméras de surveillance dans l’espace public est-il fondamentalement double : réduction – «Ici, je suis protégé» –, d’une part, légitimation – «S’ils les ont placées, c’est que le danger était grand. Et d’ailleurs, juste à côté, ils n’en ont pas encore mis : je ne suis pas rassuré.» – de l’autre. On notera qu’outre le renforcement de la sécurité et de la prévisibilité, les avantages allégués des différentes techniques d’observation tiennent essentiellement dans des progrès incrémentaux en termes d’efficacité/fluidification (installation de puces dans les cartables des élèves de l’école communale de La Bruyère pour faciliter leur comptage ; carte Mobib de la Stib pour accélérer le flux des voyageurs), mais aussi dans leur caractère «humain» en regard de dispositifs antérieurs (bracelet électronique comme mesure alternative à la détention).

Dépendance technologique

Il est un autre sens dans lequel la question technique devrait, mieux qu’aujourd’hui, se voir intégrée à la délibération politique : les progrès technologiques déplacent en effet activement les termes et les conditions du débat sur le rôle de l’État et ses marges de manoeuvre, y compris jusque dans ses prérogatives les plus régaliennes. Qu’on songe à quel point l’État est dépendant des sociétés fournisseuses de technologies et de leurs choix commerciaux : pour ne prendre qu’un seul exemple, s’il venait à la société israélienne qui commercialise les dispositifs de bracelets et de boîtiers électroniques actuellement utilisés dans le cadre de la surveillance électronique des détenus, l’idée de modifier cette technologie, et par exemple, d’y intégrer un GPS, l’administration n’aurait que peu de choix et devrait suivre le mouvement, reconfigurant ainsi fondamentalement non seulement le modus operandi mais également les fondements mêmes du dispositif actuel. Reste que, politiquement, le contrôle des technologies s’avère difficilement praticable. Dans une perspective marquée par celle du sociologue allemand Ulrich Beck Auteur du fameux La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (Paris, Aubier, 2001 ; édition originale : Risikogesellschaft, Suhrkamp Verlag, Francfort, 1986) , on peut également s’interroger sur le sens qu’il y aurait encore à légiférer nationalement, et même au niveau européen, dans des matières marquées par la convergence, l’imprévisibilité et l’hybridation, mais aussi par une mondialisation concurrentielle au sein de laquelle les scrupules risquent rapidement de passer pour des facteurs réduisant la compétitivité d’un territoire donné. Jusqu’à un certain point, le débat – certes perdu – qui a entouré l’érection des centrales nucléaires ou, plus récemment, les différentes actions de ce que la philosophe Isabelle Stengers qualifie de «moment OGM», gagent de la possibilité de politiser des questions profondément techniques. Reste que dans ces deux cas, les technologies concernées étaient fortement territorialisées – territorialisation qui rendait plus opérants les modes traditionnels de contestation que la réticularité si caractéristique des technologies d’observation. Une des clés de la difficile politisation/contestation de la question des nouvelles technologies dans leurs rapports aux droits fondamentaux tient en effet dans la combinaison inédite de discrétion et d’indiscrétion qui les caractérise, à leurs qualités paradoxales d’invisibilité et d’omniprésence. À la fois partout et nulle part, saisissantes et insaisissables, elles n’offrent que peu de prise à la délibération démocratique ou au discours des droits de l’Homme, dont elles peuvent d’ailleurs parfois contribuer à annoncer l’obsolescence. Malgré toutes ces difficultés qui, au niveau militant d’une association comme la Ligue des droits de l’Homme, se retraduisent en une difficulté à faire dialoguer des juristes et des ingénieurs, des mouvements de contestation, certes modestes et épars, se dessinent : qu’on songe par exemple à la forte réaction des parents de l’école de La Bruyère dont on voulait pucer les cartables des enfants, ou encore le Collectif liégeois contre la vidéosurveillance Voir son site : http://clcv.agora.eu.org. Héritiers partiels des mouvements anti-nucléaire et anti-OGM, les militants du mouvement de la décroissance sont probablement les observateurs les plus vigilants de cette portée politique des nouvelles technologies. Mais l’observation n’est pas garante de la pertinence des réponses : on peut ainsi rester ébahis devant la position de Serge Latouche, un des porte-voix de la «galaxie décroissante» qui, esquissant les contours d’un programme politique décroissant, y incluait un énigmatique, et pour tout dire improbable, «droit d’inventaire sur les technologies».