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Les quatre PS… et le cinquième

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22619738473_4f9b8ab0b2_b © risinsun
À l’instar de la social-démocratie européenne, le PS belge est confronté a une crise existentielle. Aujourd’hui, la synthèse entre rhétorique et réformisme ne prend plus dès l’instant où le PS est battu sur le plan de la rhétorique et mis en difficulté sur le bilan de ses participations.
Cet article a été initialement publié en février 2018.

Quand on demande à Nestor-Hubert Pécriaux, ancien sénateur et bourgmestre socialiste de Morlanwelz, comment est-il arrivé au Parti socialiste, sa réponse ne souffre d’aucune hésitation :

« C’est très simple, j’ai été élevé dans le bain d’huile. Ma mère était gérante d’un magasin coopératif à Jolimont et mon père ouvrier au charbonnage de Bray et militant socialiste à Haine Saint-Paul. Après la guerre, il est secrétaire de la section socialiste. Le parti se reconstruit avec les retours des prisonniers politiques. C’est une époque qu’on a du mal à imaginer maintenant. Une organisation presque tribale entre les sections locales du parti qui représentaient chacune un village. On était bien avant la fusion des communes. Mes premiers faits d’armes remontent à la Question royale. J’ai 11 ans et pendant les grèves, je suis mis à contribution par mon père pour distribuer les convocations aux membres du comité de la section. »

Entre mythologie et idéologie

Sont-ils encore très nombreux ceux qui, comme lui, ont les souvenirs politiques ancrés dans l’histoire de ce Parti socialiste ? Celui qui domine de façon insolente le corps électoral du pays francophone[1.Si on excepte la parenthèse 2007-2010 où il fut dépassé par le MR, le PS est le premier parti francophone depuis sa création en 1978, soit 36 ans de domination.], au moins jusqu’à ce que les élections de juin 2019 confirment ou infirment la litanie de sondages qui se succèdent depuis quelques mois et qui annoncent tous, à quelques nuances près, un séisme sans précédent dans la carte politique wallonne et bruxelloise.
Celui qui se construit sur un récit débutant avec l’adoption de la Charte de Quaregnon et l’élection des premiers parlementaires du Parti ouvrier belge en 1894 [2.Même si le P.O.B. a été officiellement fondé 1885.]. Ce narratif aura, en tout cas, été bien entretenu par la technostructure du parti qui a très souvent usé de la symbolique de Quaregnon dans les moments de crise. La question de la crise que le PS vit depuis son éjection du gouvernement fédéral en juin 2014 nous amène à nous poser une question : est-ce que ce parti existe toujours dans sa forme “mythologique” ?

Cette mythologie s’appuie sur des éléments tangibles. Si le PS revendique aussi vigoureusement un ancrage historique dans les bassins industriels, c’est parce que cet ancrage est un fait historique qui n’a jamais été démenti à ce jour. Sur le plan de l’organisation, le PS s’est progressivement conçu comme un parti “total”, épicentre d’un système qui étend son influence dans de nombreuses strates de la société : syndicat, mutuelle, éducation permanente, presse, banque, assurance, etc…Sur le plan électoral, le PS a longtemps disposé d’un quasi-monopole à gauche sur le “vote populaire”[3.Jean Faniel, “le Parti socialiste est-il populaire ?”, Politique n°62, décembre 2009.]. Fait rare dans l’Europe politique, il n’a jamais été réellement mis en concurrence sur ce terrain ni par un parti communiste ni par l’extrême-droite.

Sur le plan idéologique, le PS a indubitablement conservé une matrice inspirée du socialisme “historique”. La Charte de Quaregnon, qui n’avait jamais été amendée depuis son adoption en 1894, propose des réformes de structures radicales à l’inspiration marxiste évidente[4.Ernest Mandel, “Le 90ème anniversaire de la Charte de Quaregnon”, La Gauche n°15/16, août 1984.] et ce même si la critique historique du document relève souvent, et légitimement, d’autres inspirations plutôt rousseauistes. La Charte s’est imposée, dans la durée, comme un talisman, rappelant les fondements du socialisme belge et son attachement à la lutte des classes. Ce débat reste vivant puisque le projet de manifeste proposé par Elio Di Rupo dans le cadre du chantier des idées en août 2017 fut très largement contesté, notamment par la base, justement parce que visant d’une part à remplacer la Charte et d’autre part ne faisant plus aucune référence à la lutte des classes. Le document adopté au Congrès de Liège du 26 novembre 2017 réitère l’attachement du PS à son texte fondateur et donc à la lutte des classes que le parti n’organise pas mais qui sert bien de référentiel aux nouveaux engagements du PS.

Est-ce à dire que le PS aurait toujours été un îlot de radicalité dans une social-démocratie européenne qui a choisi le combat contre les inégalités sociales au détriment de celui qui vise à l’abolition du capitalisme ?
La réalité est plus nuancée. D’abord, parce qu’à l’image du Programme de Gotha, la Charte est déjà un compromis entre les courants socialistes de l’époque qui oscillent entre anarcho-syndicalisme, marxisme et socialisme gantois d’inspiration social-démocrate.

Cette contraction dialectique est aussi celle de la social-démocratie européenne. La lutte des classes n’est pour elle qu’une figure rhétorique. Dans les faits, le POB a fait le choix de ne pas organiser la lutte d’une classe ouvrière que certains de ses dirigeants jugent trop molle[5. Louis de Brouckère en 1909 cité par Marcel Liebman in Les Socialistes Belges, la révolte et l’organisation 1885-1914, 1979, p. 267.] que pour pouvoir servir de force motrice aux changements radicaux que les socialistes veulent réaliser. Ce choix stratégique ne sera jamais vraiment remis en question par la suite.

Les cinq PS

De parti, il y en eu quatre en réalité. Différents mais imbriqués comme des matriochkas.
Depuis la fondation du Parti ouvrier belge jusqu’à sa liquidation par Henri De Man. De l’après-guerre à la scission du PSB en 1978. De cette scission aux terribles années 1990 qui débutent avec l’assassinat d’André Cools en juillet 1991 se poursuivent avec l’épisode des 3 Guy et les affaires Augusta Inusop et Dassault. Et enfin de la fin de cette période troublée qui s’achève avec l’arrivée à la présidence, en 1999, d’Elio Di Rupo à la période actuelle.

Quatre séquences historiques pendant lesquelles le PS doit se réinventer sous la pression d’événements intérieurs et extérieurs souvent très durs. En parvenant à surmonter ces vicissitudes, le PS construit le mythe d’un parti résilient et inoxydable que même les épisodes les plus violents ne parviennent pas à mettre au tapis.

Si on considère les dernières périodes du PS, force est de constater que peu de partis politiques auraient pu survivre à la succession de coups qui se sont abattus : la mort violente et inexpliquée d’une figure historique, l’inculpation de son successeur et de deux ministres, la fragilisation progressive des deux bastions ouvriers historiques du parti (Charleroi et puis Liège) et ensuite des socialistes bruxellois sous l’effet de la mise à jour de scandales révélant les pratiques douteuses d’une partie de certains barons locaux.
En fin de compte, c’est la litanie des derniers scandales qui fragilisera le plus ce mythe. L’hypothèse d’un effacement du PS étant désormais évoquée à son sommet et plus précisément par celui qui personnifie le plus l’espoir de jours meilleurs, Paul Magnette. Ce cas de figure était encore inimaginable il y a quelques années. Même au cœur des négociations de l’orange bleue en 2007, malgré un score historiquement bas et la prise du leadership francophone par le MR, personne n’aurait songé à s’avancer sur une pareille pente.

La question qui se pose désormais est de savoir dans quelle mesure un cinquième PS peut émerger de cette phase de tension extrême, étant entendu que le Congrès de Liège du 26 novembre 2017 doit marquer l’ouverture d’une nouvelle séquence dont le narratif a été soigneusement écrit par le Boulevard : celle d’un parti rénové par la base et qui a fait de l’écosocialisme son mantra.

Quel bilan (depuis 2014) ?

Il est intéressant, pour tenter de répondre à cette question, de revenir quelques instants sur la journée organisée le 21 octobre 2017 par la Fédération de Charleroi des Chantiers du progrès. Une centaine de militants et de cadres ne parviennent pas à remplir les travées de l’Eden. Le thème est pourtant intéressant : “Le PS et le pouvoir : quand et pourquoi ?”. À la tribune se succède une bonne partie de ceux qui comptent dans les instances, dans l’action commune, dans les cercles intellectuels proches du parti : Laaouej, Magnette, Labille, Bodson, Ceulemans, Arena, Delruelle. Cette génération de quadras et quinquas constitue la roche sédimentaire du socialisme wallon et bruxellois. Pendant une journée, la salle socialiste, généralement peu portée sur l’introspection et sur la sérénité, va se livrer à un exercice intéressant d’analyse sans concessions sur la forme mais sans cris, sans pleurs et sans slogans abrutissants.

La première question qui se pose ce jour-là à Charleroi concerne le jugement à porter sur le bilan de l’action du PS, singulièrement au sein du gouvernement fédéral qu’il a quitté en septembre 2014. Le contexte appelle une analyse globale de 26 années de participation. Au cœur des attentions, la fameuse théorie du “bouclier”. Élément de langage apparu dans les années 90 quand il fallait assurer le service après-vente du Plan Global, le remède cheval administré par le gouvernement rouge romain dirigé par Jean-Luc Dehaene devant permettre à la Belgique de satisfaire au critères du Traité de Maastricht.

Cette confrontation au réel intervient 5 ans après le retour triomphal des socialistes au fédéral après l’intermède Martens-Gol. En 1988, c’était le “retour du cœur”. En 1993, apparaît le réalisme froid et déprimant du “sans nous ce serait pire” qui devient le principal argument d’un parti qui, une fois encore, montrait ses contradictions profondes entre rhétorique enflammée et pratique réformiste.

Les orateurs accordent tous à Elio Di Rupo d’avoir pu redonner une certaine flamboyance à ce discours. Succédant à deux réformistes assumés (Guy Spitaels et Philippe Busquin), le papillon montois, après un bref intermède blairiste (la période des consolidations stratégiques), a très bien capté l’aspiration du peuple de gauche. Aspiration nourrie par les espoirs qui apparaissent avec les nouvelles mobilisations internationales (le mouvement Attac, les forums sociaux mondiaux, …) et les succès électoraux de la social-démocratie européenne qui avec D’Alema, Blair, Jospin et Schröder dispose de tous les leviers pour assurer l’émergence d’une véritable économie sociale de marché en Europe. La suite de l’histoire est connue et ce rendez-vous manqué est une des causes profondes de la crise existentielle que connaît la gauche réformiste européenne.

Grâce est rendue à Elio Di Rupo d’avoir pu construire le récit d’un PS, bon élève parmi ses homologues européens, capable de concilier le réalisme de l’exercice du pouvoir et de réelles conquêtes sociales. La salle en est en partie convaincue et le panel est convaincant. Les orateurs relèvent notamment les nombreuses avancées engrangées par Laurette Onkelinx entre 1999 et 2003[7.On lira à ce sujet l’entretien avec Estelle Ceulemans dans le présent numéro de la revue Politique.] quand elle était ministre fédérale de l’Emploi, l’investissement massif dans le secteur des soins de santé grâce à la norme de croissance de 4,5% arrachée par Elio Di Rupo à Guy Verhofstadt et Didier Reynders en 2003 ou encore certaines avancées fiscales incontestables. Le bilan est incontestablement consolidé par les nombreuses avancées en matière d’éthique et de droits fondamentaux.

Mais la salle l’admet. Ce “bilan ne suffit plus” (Jean-Pascal Labille). “Les compromis travail-capital sont loin derrière nous” (Ahmed Laaouej). La dernière participation gouvernementale est passée par là. Celle de trop ? Peu de responsables auront, durant l’histoire politique de ce pays, autant expérimenté la proximité entre la roche tarpéienne et le Capitole qu’Elio Di Rupo. Arrivé comme le sauveur du pays au 16 rue de la loi en 2011, il semble désormais maudit, lâché par l’essentiel des faiseurs d’opinion qui lui ont taillé un costume de héros politique à qui tout semblait réussir et qui tel l’inoxydable Vandervelde allait pouvoir quitter, le plus tard possible, la présidence du parti en étant au faîte de la gloire.

Certains, mezzo voce, à l’intérieur du parti, avançaient pourtant cette hypothèse dès le retour aux affaires en 2008 qui a tenu essentiellement à l’incapacité des vainqueurs des élections à constituer une coalition. Dans ces longs enchaînements de parties de poker que sont les lendemains d’élections, le risque est grand de faire la partie de trop. Celle où les autres joueurs font payer le prix fort de la chance insolente.

Comment dépasser ses contradictions ?

La seconde, et principale question, du jour concerne les conditions d’une nouvelle participation. Cette question dit, en tant que telle, déjà beaucoup de ce qu’est le PS : un parti de gouvernement. A l’heure où tous les éléments semblent plaider pour une cure d’opposition prolongée (même si on se gardera dans ce domaine comme dans d’autres de sentences définitives, la politique belge n’ayant jamais été aussi complexe et imprévisible que ces derniers mois), c’est bien de cela dont il s’agit à Charleroi où le constat posé par la tribune est limpide : la formule magique qui a permis au PS de ne pas, trop, souffrir de l’exercice prolongé du pouvoir n’opère plus et si participation il y a, elle ne peut se concevoir que dans un “autre” paradigme. Encore faut-il pouvoir le définir.

C’est cette équation dont la résolution est préalable à l’émergence d’un cinquième PS alors que les voyants n’ont jamais paru aussi rouges (sans mauvais jeu de mots). Sérieusement concurrencé pour la première fois à sa gauche par le PTB, le PS est englué dans les contradictions qui faisaient, paradoxalement, sa force. Force qui tenait autant à la position centrale qu’il occupait à gauche qu’à la puissance du pilier socialiste. La social-démocratie était en Belgique un des éléments structurants du paysage politique. L’hypothèse qu’elle ne le soit plus, ou du moins pas dans les mêmes proportions qu’elle ne le fut pendant ces trois dernières décennies, pourrait prendre corps. Les leaders du PS, qui aiment souvent se réclamer du communiste Gramsci, font, sans doute tous, ce constat : l’hégémonie culturelle de la social-démocratie est, du moins momentanément, doublement perdue. Entre gauche et droite. Et au sein de la gauche entre force radicale et réformiste.

La synthèse entre rhétorique et réformisme ne prend plus dès l’instant où le PS est battu sur le plan de la rhétorique et mis en difficulté sur le bilan de ses participations. L’émergence du PTB oblige le PS à un surenchère idéologique à laquelle il n’a, sur le long terme, ni les moyens ni l’envie de se livrer. L’impasse de sa pratique réformiste, l’oblige, quant à elle, à se réinventer plus structurellement qu’en concrétisant une entreprise de rénovation idéologique qui fut un indéniable succès interne mais qui est nettement moins audible dès lors qu’on sort du périmètre des cadres et des militants. Une rénovation idéologique qui ne règle en rien les questions liées aux conditions de nouvelles participations à des coalitions quel qu’en soit le centre de gravité. Une situation qui fait définitivement entrer le PS dans le rang d’une social-démocratie européenne confrontée partout, à l’exception notable du Portugal, à cette crise existentielle.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY 2.0 ; photographie d’Elio Di Rupo, prise en novembre 2015 à Bruxelles par le Parti socialiste européen.)