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Les trappes du modèle social britannique

Tony Blair super star. Depuis l’arrivée de la Grande-Bretagne à la tête de l’Union européenne il y a six mois, les chiffres sociaux britanniques font pâlir d’envie bon nombre de gouvernements européens. Au point qu’on parle de miracle anglais. Dans les faits, on est pourtant peut-être plus proche du mirage.

À l’heure où chacun s’interroge sur l’avenir du modèle social européen pourtant soigneusement esquivé par le sommet informel de Hampton Court, une large fraction du patronat et certains gouvernements de l’Union lorgnent sur la «troisième voie» de Tony Blair érigée en exemple de réussite. La tentation à laquelle succombent la plupart des commentateurs est de relier mécaniquement les bons résultats britanniques en matière de croissance et de chômage officiellement recensé (4,6% de la population active) au credo libéral d’une souplesse tous azimuts de la relation salariale, présentée par Blair lui-même comme la condition de la survie économique de l’Union. Or la thèse que nous soutenons ici est double : non seulement la flexibilité n’explique pas les performances d’emplois et de chômage du Royaume-Uni, mais plus encore, elle relève pour partie d’un mythe, assez éloigné du fonctionnement réel du marché du travail britannique. Rappelons tout d’abord sur quels objectifs et quels enchaînements supposés vertueux repose le credo libéral. Selon les économistes orthodoxes, il existe un taux de chômage dit structurel, au-delà duquel la politique macroéconomique (politique monétaire et politique budgétaire) peut être nocive parce que génératrice d’accélération de l’inflation Les économistes libéraux parlent aussi de Nairu (Non accelerating inflation rate of unemployment) , donc de déséquilibres futurs. La priorité doit dès lors être accordée aux «réformes structurelles», principalement à la flexibilisation du marché du travail, pour faire baisser ce taux de chômage structurel. L’un des objectifs est ainsi d’alimenter l’offre de travail la plus large possible (on retrouve ici l’obsession d’élévation des taux d’emploi), susceptible de se soumettre aux conditions d’emploi et de salaire fixées par le marché. L’atteinte d’un tel objectif repose sur la concurrence salariale que sont à même d’exercer les chômeurs (ré)intégrés au marché du travail. De cette flexibilité à la baisse des salaires est censée dépendre la baisse à court terme du chômage, et à plus long terme, la dynamique de l’emploi entretenue par un partage de la valeur ajoutée en faveur des profits…La loi d’airain est ainsi énoncée mais il se trouve qu’aucun des enchaînements supposés ne trouve de validation par le fonctionnement réel de l’économie et du marché du travail britannique.

Première idée fausse: la flexibilité du marché du travail serait la clé du bas niveau de chômage. Parmi les «success stories» des pays européens qui ont connu une forte baisse de leur taux de chômage depuis la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, le cas britannique présente une spécificité: ce n’est pas le rythme de croissance qui explique fondamentalement la réussite, mais plutôt un tassement des ressources de main-d’œuvre. Certes, les variations de l’emploi ont été, au cours des années 1990, fortement contrastées, et ses modifications structurelles importantes (déversement assez brutal des emplois industriels vers les services et poussée sensible de l’emploi à temps partiel et du travail indépendant) mais le niveau global de l’emploi a relativement peu augmenté sur la décennie. En fait, les bons résultats obtenus en matière de chômage ont largement résulté d’un phénomène de «rétrécissement du marché du travail». Alors que la population en âge de travailler croît sur la dernière décennie, la population active britannique a quasi stagné, ce qui est sans équivalent en Europe. Pour les hommes, la baisse du chômage a été plus accentuée que la croissance de l’emploi, ce qui laisse supposer qu’une partie du chômage a été reportée sur l’inactivité. On assiste ainsi, phénomène particulièrement atypique, à une diminution significative du taux d’activité des hommes de 25-54 ans passant de 95% en 1990 à 91% en 2003. Alors que pour les femmes, l’accroissement de l’emploi s’est traduit sur la même période par un recul de plus faible ampleur du chômage, accompagné d’une légère croissance de leur participation à l’activité. Des études plus détaillées montrent qu’il existe, dans le cas des femmes britanniques, des flux continuels entre l’emploi et l’inactivité. C’est précisément la porosité des frontières entre emploi et inactivité qui expliquerait la faiblesse du taux de chômage féminin, toujours inférieur à celui des hommes dans ce pays. Tout se passerait comme si les femmes — compte tenu des conditions draconiennes d’inscription au chômage — se retiraient spontanément du marché du travail dans les moments où le chômage les menacent, pour y revenir aussitôt lorsqu’une opportunité d’emploi se présente, majoritairement sur des emplois à temps partiel. Près de 40% des chômeuses seraient ainsi soustraites des statistiques du chômage. La baisse du chômage des hommes s’expliquerait de son côté par un processus de déversement du chômage vers l’inactivité, non réversible pour une partie d’entre eux, notamment pour les non-qualifiés et les plus âgés. La traduction institutionnelle de ce phénomène réside dans l’ampleur du nombre de titulaires du régime d’invalidité (Incapacity Benefit) qui atteint 2,7 millions de personnes selon les sources officielles, un chiffre qui a progressé d’un million en dix ans. Leur nombre est désormais deux fois et demie plus élevé que celui des bénéficiaires de l’indemnisation chômage dont le régime a été rendu de plus en plus restrictif (32 réformes depuis 1979). Ce glissement des chômeurs vers l’aide sociale engendre à son tour un renforcement des contrôles (tests médicaux au cours desquels les titulaires du régime ont à prouver leur inaptitude au travail). Le programme New Deal for disabled vise l’activation des dépenses d’invalidité par une remise au travail à travers des petits boulots dans le secteur marchand ou associatif, accompagnés dans le meilleur des cas d’une formation. Le récent dispositif Pathways to work impose une période de six mois d’entretiens centrés sur la recherche d’emploi avant de pouvoir vraiment accéder au régime d’invalidité. Les contrôles se traduisent bel et bien par des sanctions pouvant aller jusqu’à la suspension des allocations mais la réincorporation de ces personnes dans l’activité demeure marginale car le plus souvent ces dernières ne trouvent pas d’activité adaptée à leur handicap ou simplement à leur absence de qualification. Selon les statistiques officielles, 1 million des titulaires de l’Incapacity Benefit sont en fait des chômeurs de longue durée déguisés. Le taux de chômage officiel est ainsi loin de refléter l’ampleur du sous-emploi et le régime d’invalidité rétif à l’activation constitue l’une des soupapes importantes d’un système d’indemnisation qui est l’un des moins protecteur de l’Union Depuis 1996, la jobseeker’s allowance est versée sans condition de ressources pendant six mois pour les chômeurs qui peuvent se prévaloir d’une durée de cotisation d’au moins un an sans interruption. Pour les autres (85% des cas), elle est versée sous conditions de ressources sous les mêmes conditions que l’assistance (Income support). Dans ce cas, la base de calcul de versement de la prestation tient compte du revenu du conjoint qui ne doit pas travailler plus de 24 heures par semaine et tient compte de la taille de la famille. Le montant de la jobseeker’s allowance s’élève à 56,2 livres sterling hebdomadaires (1 livre vaut environ 1,4 euro).

Deuxième idée fausse. La flexibilité du marché du travail serait à l’origine des emplois créés sur la dernière période. Sur les dernières années, la croissance du PIB n’a certes pas été négligeable (3~% en 2004), le retournement conjoncturel observé dans une grande partie des pays européens n’a pas été aussi sensible au Royaume-Uni, même si le taux de croissance est désormais retombé au-dessous de la cible potentielle (1,7~% au deuxième trimestre 2005, au lieu des 2,5~% de potentiel estimé). Mais surtout, cette croissance relative a été soutenue par une politique de dépenses budgétaires que l’on est en droit de qualifier de keynésienne. Depuis cinq ans, les dépenses publiques en matière d’éducation ou de transport ont pratiquement doublé; elles ont augmenté des deux tiers dans la santé. Deux tiers des emplois créés depuis 1998 l’ont été dans le secteur public Il est vrai que le retard creusé par la politique de Margaret Thatcher était considérable dans ces secteurs. Si l’on considère l’évolution des dépenses publiques sur la période 1980-2003, il y a bien eu une baisse des effectifs salariés des administrations publiques qui résulte de trois mouvements successifs : baisse des effectifs, limitée jusqu’en 1993, puis forte entre 1993 et 1998 (administrations centrales et locales, notamment le secteur de l’éducation), et enfin reprise sensible depuis 1998, particulièrement dans les domaines de la santé et de l’éducation : 600 000 emplois publics ont été créés depuis 1998, 250.000 dans l’éducation, 220.000 dans la santé… Il y a désormais davantage d’emplois publics dans la santé au Royaume-Uni qu’en France, avec il est vrai beaucoup plus de temps partiel au Royaume-Uni. Ces dépenses ont été en grande partie financées par un accroissement sensible de l’impôt sur le revenu, au point que l’an dernier, malgré une croissance de 3,4%, les revenus après impôts des Britanniques ont diminué, selon l’Institute for Fiscal Studies (IFS). Pendant que les recettes de l’impôt sur le revenu baissaient de 1,5 point de PIB en Allemagne entre 1996 et 2005, elles augmentaient d’autant au Royaume-Uni. Tony Blair tient un discours libéral à Bruxelles et sur les estrades du continent mais il ne l’applique pas en tant que tel chez lui. Ses marges de manœuvres monétaires et budgétaires lui viennent de ce que la Royaume-Uni, faut-il le rappeler, n’est pas soumis aux règles du pacte de stabilité. Le gouvernement britannique a en effet installé deux règles budgétaires. Selon la règle d’or des finances publiques, l’État n’emprunte sur la durée du cycle économique que pour financer l’investissement public. Ce qui revient à dire que l’investissement public n’est pas sacrifié par la rigueur budgétaire. Le gouvernement a également fixé la règle d’investissement soutenable selon laquelle la dette publique (actuellement de 40~% du PIB contre 65~% en France) doit rester à un niveau stable et mesuré, ce qui souligne bien la prise en compte de la nécessité d’investir aujourd’hui pour les générations futures. La règle d’or permet aussi de conduire des politiques budgétaires actives de stabilisation de la croissance au cours du cycle. Ce couplage efficace des politiques monétaire et budgétaire a permis de stabiliser la croissance et l’inflation à des niveaux satisfaisants. Elle contraste avec la politique des mains liées fixée par le pacte de stabilité au sein de la zone euro et le statut inadapté de la BCE. C’est sans doute là que réside la principale leçon à tirer du Royaume-Uni : que soient réformées les politiques qui dépriment sans raison la croissance dans la zone euro.

Troisième idée fausse : la remise au travail par la politique de l’emploi permettrait de rendre le marché du travail plus concurrentiel. Selon le dogme libéral, il faut à tout prix combattre les trappes à inactivité ou à chômage (le bâton) et faire en sorte que le travail paie (la carotte), de façon à ce que tous ces actifs potentiels viennent directement concurrencer les salariés en place. La politique de l’emploi britannique est sans doute l’une des plus sévères de l’Union du point de vue de l’application effective des sanctions, mais la pertinence même de cette politique fait débat. L’effet des programmes de retour à l’emploi (New deal du côté de la politique de l’emploi, Tax credit, impôt négatif, du côté de l’incitation fiscale) est dans la réalité très faible : on l’estime globalement à + 0,75% d’accroissement de la population active entre 1997 et 2004. Mais surtout, la segmentation du marché du travail est trop forte pour enclencher des effets de concurrence attendus. La faiblesse du taux de chômage global masque en fait des inégalités régionales importantes (entre le Nord industriel sinistré et le Sud plus dynamique et tertiarisé, les contrastes sont grands). Et dans ces régions sinistrées, les moins qualifiés connaissent des taux et des durées de chômage élevées. Les politiques d’activation se heurtent à une limite évidente : l’emploi lui-même. Dans les anciennes cités minières ou les communes sinistrées du centre et du nord de l’Angleterre, par exemple, trouver des emplois à des travailleurs inoccupés depuis plus dix ans relève de la gageure. Le chômage et le report sur l’inactivité ont tendance à se concentrer localement et socialement. Dix-sept pour cent des ménages d’âge actif, ne bénéficient d’aucun emploi. Lorsque ces politiques mordent sur le marché du travail, c’est en favorisant les emplois bas de gamme, en général à temps partiel (la moitié des titulaires du Tax credit travaillent entre 16 et 20 heures hebdomadaires). On est donc très loin de la fiction du marché du travail concurrentiel. Ces emplois ne pèsent pas sur la progression salariale des salariés plus qualifiés, davantage protégés par la négociation collective. Et contrairement à ce qui est observé dans la plupart des autres pays européens, la part des salaires dans la valeur ajoutée augmente au Royaume-Uni. Dans certaines professions, les négociations salariales permettent d’atteindre des chiffres qui feraient rêver bien d’autres salariés européens. Par exemple, la dernière négociation salariale chez les infirmières a permis de programmer une hausse de + 15,8% de croissance du salaire nominal en trois ans. Voilà bien une autre leçon essentielle, soigneusement occultée par Tony Blair et ses thuriféraires : la croissance britannique est soutenue par une progression significative des salaires réels (qui masque bien entendu des inégalités importantes) !

Comment alors caractériser le modèle social britannique ?

Tony Blair met l’accent sur la flexibilité de la relation salariale, mais la véritable caractéristique du marché du travail est sa profonde segmentation. Certes la mobilité dans l’emploi y figure parmi les plus élevée de l’Union… mais avec une part importante de mobilité non volontaire. Les 6.000 salariés de MG Rover qui sont partis avec un chèque de 3.000 livres Une livre équivaut à à peu près 1,4 euro.. après 12 ans d’ancienneté en savent quelque chose. Et dans cette région des Midlands où les fermetures d’entreprises sont légion, le reclassement externe des salariés est loin d’être assuré, notamment pour les salariés dont les qualifications n’ont jamais été mises à jour. La différence considérable avec le modèle danois dit de flex-securité, réside dans la faiblesse structurelle des droits qui permettraient de sécuriser les trajectoires des salariés. Faiblesse de l’indemnisation chômage et des minima sociaux, on l’a déjà souligné. Faiblesse de la formation professionnelle continue également, les entreprises n’étant soumises à aucune obligation légale dans ce domaine. Le Royaume-Uni a peu de contrats temporaires (6% de l’emploi salarié quand la moyenne de l’Union est à 17%), le contrat permanent n’étant ni contraignant Une procédure administrative de licenciement pour motif personnel a néanmoins été mise en place de 2004 , ni coûteux pour les employeurs. Mais derrière le statut de contrat permanent se cachent en réalité des qualités d’emploi très contrastées. Pour les salariés couverts par la négociation collective (36%), les salaires connaissent une progression réelle et les contrats de travail donnent accès à une protection sociale satisfaisante mais pour les autres, c’est loin d’être le cas. Dans un pays où la mobilité sur le marché du travail est la plus élevée de l’Union, la question de la qualité de l’emploi ne fait sens que si elle est reliée à celle des transitions. Or, la publication de la Commission, L’emploi en Europe 2004, montre que le Royaume-Uni se caractérise par de puissants effets de trappe associés aux bas salaires : si les transitions entre contrat temporaire et contrat permanent y sont relativement élevée, la probabilité de sortir d’un bas salaire est parmi les plus faibles de l’Union. De son côté, le temps partiel, à 77% féminin, représente le quart de l’emploi. Si la transposition de la directive européenne dans ce domaine, depuis 1999, a permis d’améliorer le sort de nombreuses femmes, elle reste difficilement applicable dans les entreprises où les syndicats ne sont implantés. D’autre part, les inégalités liées au seuil contributif demeurent. Il faut savoir qu’en deçà d’un certain seuil de revenu (National Income Contribution : 82 livres hebdomadaires), ni les employeurs ni les salariés ne cotisent pour certains droits sociaux élémentaires tels que la retraite, l’indemnisation chômage ou la maternité. Or, compte tenu de l’ampleur du temps partiel, deux millions de femmes et 500.000 hommes sont dans ce cas. La création d’un salaire minimum en 1999 qui atteint désormais un niveau quasi-équivalent au SMIC horaire français (depuis le 1er octobre 2005 : 5,05 livres pour les salariés de plus de 21 ans ; 4,25 livres de 18 à 21 ans ; 3 livres pour les moins de 18 ans) constitue un rempart institutionnel important (environ 1,5 million de travailleurs en ont bénéficié dont 70% de femmes), mais son impact se heurte à une limite importante : pour ces nombreuses titulaires d’emplois à temps partiel, souvent courts, il ne constitue pas une garantie de revenu pour vivre. Par ailleurs, les contournements du salaire minimum sont régulièrement dénoncés par les syndicats, et la presse en fait un écho assez large. Certains secteurs sont réputés pour bafouer la législation, notamment l’hôtellerie-restauration, le nettoyage ou le secteur textile (travail à domicile), où la syndicalisation est particulièrement faible et la négociation collective inexistante. Bien qu’en légère diminution, la pauvreté demeure un fléau national : un ménage sur cinq touche de moins de 60% du revenu disponible médian. Ce bref aperçu du fonctionnement du marché du travail britannique nous permet de conclure que non seulement la flexibilité du marché du travail n’est pas la clé de la réussite en matière d’emploi, mais plus fondamentalement que les effets de segmentation et d’inégalités profondes induits par la faible protection de l’emploi constituent un puissant obstacle à l’émergence d’une régulation articulant vertueusement croissance, salaire et qualité de l’emploi. La faiblesse structurelle de la productivité du travail outre-Manche est sans doute l’un des symptômes les plus criants de cet obstacle. Ce n’est pas le libéralisme économique dont Tony Blair et son équipe souhaitent faire l’étendard de l’Europe mais au contraire les éléments de régulation du marché du travail (salaire minimum, restauration de la négociation collective, investissements publics, droits sociaux élargis…), certes encore très insuffisants, qui, couplés à une politique économique dégagée du carcan du pacte de stabilité, constituent actuellement les atouts de l’économie britannique. On le voit : la leçon à tirer de ce «modèle» n’est pas là où on l’attend.