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Métis : le retour des vieux démons coloniaux

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Parmi les catégories de population plus directement concernées par la diversité, nouveau concept à la mode largement promu ici et là, les métis ne sont sans doute pas les mieux lotis. L’histoire des métis nés des relations belgo-congolaise démontre en tout cas qu’une identité d’«entre-deux» est synonyme de forte exclusion sociale.

Cet article a été publié dans le n°65 « Le Congo dans nos têtes » de Politique, juin 2010.

Yes We can ! Ce slogan prophétique du candidat démocrate Barack Obama lors des élections américaines de 2008 a symboliquement cristallisé tous les espoirs de changement politique et social, non seulement aux États-Unis, mais également dans une grande partie du monde.
C’est en effet un président métis qui prêta serment au Capitole le 20 janvier 2009, un homme dont le parcours personnel semble incarner une citoyenneté multiculturelle réussie et assumée, une identité américaine pacifiée qui a su digérer les traumatismes de l’esclavage.
Notons cependant qu’Obama n’est pas un descendant d’esclave, mais bien un pur produit de la mondialisation des flux migratoires.
Plus précisément, Barack Obama est né à Hawaï, terre de rencontre de ses ascendants : une mère «euraméricaine», originaire du Kansas, et un père kenyan. Il passe sa petite enfance en Indonésie où sa mère mène des recherches doctorales en anthropologie puis, après le divorce de ses parents, est élevé par sa grand-mère maternelle aux États-Unis.
Selon certains observateurs, cette identité métissée est une force puisqu’elle permet à l’ensemble du peuple américain, constitué de nombreuses communautés ethniques assez cloisonnées, de se reconnaître dans son leader au-delà de tout clivage.
«Nous sommes un seul peuple. (…) Il n’y a pas une Amérique noire et une Amérique blanche, une Amérique latina et une Amérique asiatique ; il y a les États-Unis d’Amérique.»[1.Discours prononcé devant la Convention démocrate en 2004.]
Mais, Barack sait qu’aux yeux de la catégorisation ethnique américaine traditionnelle (héritée du mythe sanguin selon lequel une seule goutte de «sang noir» détermine l’appartenance à la communauté afro-américaine) et de l’Afrique sub-saharienne, il est avant tout le premier président noir de l’histoire des États-Unis. Le quartier de Matonge à Bruxelles ne scandait-il pas avec enthousiasme le soir du 4 novembre 2008 «On a gagné !»…
Dès lors, Obama et son ascension ne personnifient-ils pas l’avènement d’une certaine réconciliation «raciale», la fin d’une ère post-coloniale de discriminations, plus particulièrement à l’égard des Afro-américains et des Africains noirs en général[2.Le Monde, n°hors-série, janv.-fév. 2009 (Dossier spécial Obama) ; V. Bada, « Un président « post-racial » » ; S. Cypel, « Pourquoi le métis Obama se définit comme noir« , Le Monde, 25 août 2008 ; J. Gerring, J. Yesnowitz, « L’audacieux pari de Barack Obama« , Le Monde Diplomatique, avril 2008 ; et M. Diarra Diop.]?
D’autant plus que le métissage au sens large, dans son acception culturelle, est depuis la fin du XXe siècle au centre des discours et des images véhiculés par les continents européen et américain. Malgré la persistance instinctive de la peur de l’étranger, il existe assurément un esthétisme politiquement correct revendiquant la diversité et le mélange en tant que richesse de premier plan, mais également en tant que sens inéluctable de l’Histoire des populations qui seraient toutes appelées, à court terme, à se métisser si profondément que toute forme de racisme deviendrait caduque.
L’exemple brésilien et ses profonds clivages socioéconomiques illustre les limites de cette utopie…

Le poids des préjugés raciaux

Si le mot métis désigne de nos jours, de façon plus ou moins neutre, une personne qui a des origines culturelles et/ou nationales multiples, il renvoyait, au XVIe siècle, à la descendance des unions peu égalitaires entre femme amérindienne et conquistador espagnol.
Dans ce même contexte d’exploration et de conquête ibériques du continent américain est apparu le terme mulato, le mulâtre, littéralement «un semblant de mulet», une version humaine du bâtard du cheval (sous-entendu l’Européen blanc) et de l’ânesse (renvoyant à l’esclave noire)…
On y devine tout le mépris que les théories raciales anglo-saxonnes allaient accorder aux couples dits mixtes et à leur descendance. Le métissage, loin de constituer une richesse, représentait plutôt une mise en danger de la soi-disant pureté de la «race blanche», cette dernière étant placée au sommet de l’échelle de l’évolution des populations mondiales classifiées en races au pluriel.
Trois siècles plus tard, dans l’ancien Congo belge (1908-1960), l’influence du creuset américain et la stigmatisation raciale sont au cœur de l’administration coloniale belge : les autochtones noirs, perçus comme arriérés et barbares, doivent être guidés de façon unilatérale et autoritaire vers le modèle sociétal de la «race supérieure», incarné par la civilisation occidentale.
Les relations entre Belges et Congolais sont alors logiquement dominées par cette pesanteur idéologique et le refus de toute logique interculturelle. Les couples illicites rassemblant coloniaux blancs (venus en célibataire mais dont la majorité sont mariés ou fiancés en Europe) et colonisées noires sont en général voués à la rupture et à l’anathème.
On tolère cependant le portrait récurrent de la maîtresse autochtone chargée de la couche du bwana esseulé durant son contrat colonial, domesticité sexuelle validant des enjeux de pouvoir et de genre (droit de cuissage ; féminité noire soumise à la virilité blanche )[3.L. Jeurissen, «Femme noire, vision allégorique du crépuscule de la Civilisation. Sexualité et «négrification» du Blanc dans l’ancien Congo belge», Revue Latitudes Noires 2003-2004 (ex. Histoire & Anthropologie/HETA), Paris, Homnisphères, pp. 33-49.], tandis que les bras de l’Africain restent interdits aux femmes européennes (tabou du viol symbolique de la métropole), numériquement peu présentes au Congo jusqu’à la Seconde Guerre mondiale en raison du manque d’infrastructures.
Les nombreux enfants nés au Congo des relations sexuelles et affectives coloniales entre Belges et Congolaises, les mulâtres, sont largement abandonnés par leurs pères rentrés en métropole et soulèvent la méfiance du pouvoir politique. Fréquemment séparés de leur famille maternelle et encadrés par les missionnaires, ces faux orphelins de la colonie finiront par constituer une classe à part, au niveau formel en tout cas, un entre-deux racial déchiré par les paradoxes du plus ou moins noir ou du plus ou moins blanc dans une société fondée sur la barrière de couleur. Les mémoires familiales de cette «génération volée» restent donc profondément marquées par la mulâtritude, en somme la construction brutale du regard colonial sur l’altérité et le métissage[4.Une exposition festive réunissant de nombreux témoignages de métis nés dans les anciennes colonies belges (RDCongo, Rwanda et Burundi) est organisée à Gand en juillet prochain (www.mixed2010.be).]
En métropole, la présence (très limitée) de colonisés, marins déserteurs, boys exportés ou soldats démobilisés des deux guerres mondiales, a écrit le scénario inverse. Malgré des mariages légaux dès l’Entre-deux-guerres en Belgique, les couples assez marginalisés unissant résidents congolais et femmes belges sont décriés par l’opinion, soi-disant frappés par la fatalité aliénante d’une inadéquation culturelle, avec le cliché persistant de relations conjugales violentes et instables liant des «maquereaux en devenir» à des «filles de rien».
Les progénitures de ces unions, intégrées dans la société belge, subissent elles aussi la loupe d’une stéréotypie sans nuance qui les catégorise «Noirs» en raison de leur filiation honteuse.

Intégration post-indépendance

Dès 1960, le remplacement des coloniaux éconduits par des générations de coopérants au Congo et l’arrivée massive d’étudiants ou stagiaires politiques congolais en Belgique semblent a priori instaurer un décor affectif plus serein entre Belges et Congolais.
Le spectre colonial persiste cependant de façon maladroite dans les imaginaires identitaires.
Les marqueurs «Blanc» et «Noir» conservent assurément toute leur charge politique, historique et émotionnelle, même s’ils se sont redéfinis au sein d’une socio-économie opposant, de façon souvent pernicieuse, le «Nord» au «Sud», les États industrialisés aux pays dits «en voie de développement».
Les premiers étudiants, hauts-fonctionnaires ou généraux congolais affichant fièrement leurs épouses européennes valident inconsciemment une symbolique de renversement des anciens rapports de force coloniaux (et non leur suppression).
En Belgique, les Congolais belges ou «Belges d’origine congolaise», qu’ils soient noirs ou métissés, sont en réalité des métis culturels aux parcours multiples qui subissent régulièrement la discrimination épidermique.
L’opinion générale continue implicitement à stigmatiser les individus de l’entre-deux à travers leur dualité ou leur position intermédiaire, à dévaloriser les couples euro-africains ou afro-européens en décodant les difficultés liées à la gestion de la mixité à travers une maladroite loupe ethnique…
Une enquête récente du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme révèle que si la plupart des Belges interrogés considèrent la présence de diverses cultures comme une richesse pour notre société, ils sont pourtant 29% à estimer gênant ou très gênant que leur enfant épouse une personne issue d’une minorité[5.Enquête réalisée en novembre 2009.].
Certes le métissage culturel reste un concept à la mode et le Président Barack Obama symbolise en un sens la fin des barrières post-coloniales… Mais, loin de toute projection idéalisée, les circonstances de l’intimité belgo-congolaise, ainsi que les parcours des métis de chair et de sang, nous dévoilent le poids persistant des préjugés raciaux sur ces minorités visibles alors qu’il est prouvé scientifiquement qu’il n’existe pas de races humaines au pluriel.
Malgré une actualité belge marquée par les conflits communautaires linguistiques, notre identité nationale sera-t-elle suffisamment flexible et sereine pour passer à travers les vieux démons coloniaux sans pour autant renier notre passé en Afrique centrale ?
Au fil des générations, la belgitude aura-t-elle la capacité d’intégrer les dimensions multiples, complexes et mouvantes de l’individu, au-delà de ce qui se donne à voir ?