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On ne naît pas rédactrice en chef adjointe, on le devient…

Personne ne remet en cause, a priori, que j’ai dû me former, apprendre, construire des compétences, m’investir, travailler pour qu’un jour le collectif éditorial de la revue Politique décide de me nommer rédactrice en chef adjointe. Même aujourd’hui, ce titre ne garantit rien, si ce n’est une croyance ou un espoir que je continue à me former, apprendre…

Bien sûr, des personnes peuvent obtenir des postes à responsabilité grâce à un patronyme, une ascendance, une richesse, mais gageons que Politique n’est pas concerné par ce type de népotisme. Il y a donc de la part d’un groupe, il est vrai composé de beaucoup d’hommes, une forme de confiance qui m’est accordée pour assumer ce rôle de gestion, d’animation du site, garante d’une ligne éditoriale somme toute assez semblable à celle fixée il y a 20 ans.

Mais si personne ne remet en cause l’évolution nécessaire pour pouvoir prétendre un jour assumer cette fonction, je me pose encore parfois cette question : suis-je légitime pour cette fonction ? Je fais le parallèle avec la citation de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient » et la réflexion commence. Comme un serpent se mordant la queue ou une scientifique s’interrogeant perpétuellement sur qui de l’œuf ou de la poule est apparu en premier, je me demande ce qui prédomine. Le fait que je m’interroge sur ma légitimité fait-il de moi une femme ? Ou bien le fait d’être une femme me fait-il douter de ma légitimité ?

Évidemment, je pourrais juste éloigner cette masturbation intellectuelle guère surprenante venant d’une « gauchiste » décidant d’investir une partie de son temps libre dans le développement d’un site pour un média alternatif en Belgique francophone. Je peux aussi juste accepter ce titre et espérer ne pas être victime du syndrome de Peter (dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence), m’obligeant à me spécialiser dans un activité accessoire (comme deviner le nombre de signes d’un article) qui ne gênerait pas la progression d’ensemble du nouveau site.

Pourtant, je continue à m’interroger et tous les jours, ou presque, je me demande si un homme dans ma situation se pose les mêmes questions et s’il aurait hésité à envisager ce poste. Bien sûr, je ne doute pas à chaque instant concernant cette fonction et je ne suis pas naïve sur le contexte global de domination masculine dans lequel j’évolue. Mais pour la première fois depuis mes premières revendications adolescentes d’égalité, j’ai compris précisément ce qu’était la violence symbolique dont parlait Bourdieu[1. Processus de soumission par lequel les dominés perçoivent la hiérarchie sociale  comme légitime et naturelle. Les dominés intègrent la vision que les dominants ont du monde. Ce qui les conduit à se faire d’eux-mêmes une représentation négative.]. Je repense à ces jobs auxquels je n’ai pas postulé, à des mandats que je n’ai pas convoités, à ces aspirations que j’ai tues. J’ai appris ma plus grande leçon féministe jusqu’à ce jour : si je m’empêche de revendiquer ma place, j’ai aussi une capacité d’action pour changer cette donnée. « Ne me libère pas, je m’en charge ».

Me poser ces questions est un luxe et de prendre un temps pour y trouver une réponse, même si cela signifie que je continue à lier genre et légitimité. L’invisibilité quasi systématique des femmes dans les médias, en politique, dans le monde scientifique, universitaire, sportif… est un problème majeur. Les législations en matière de parité sont justifiées et pertinentes, les quotas aussi. Théoriquement, j’adhère. Méthodologiquement, je soutiens. Appliquer aux autres femmes, j’encourage. Mais en être la bénéficiaire, le doute s’insinue. La question devient complexe car il est difficile de revendiquer un droit dont je ne suis pas certaine de vouloir profiter. Je peux aussi décider de travailler doublement pour prouver aux autres qu’ils ont bien fait de me choisir. Mais ce serait finalement douter de ma légitimité. Ou je peux juste admettre mes contradictions et profiter de l’espace qui m’est donné pour poursuivre mon combat féministe, à ma manière, en me disant que la fonction est entre mes mains. Être une femme n’est pas ce qui me définit, être rédactrice non plus.