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Pour une démocratie inclusive

La gauche est ce lieu où, par définition, les opprimés et les dominés doivent pouvoir se sentir chez eux. Ceci concerne tout particulièrement les diverses minorités au sein des classes populaires – dont la population musulmane –, dominées à de multiples niveaux. Une gauche inclusive, largement ouverte à cette diversité-là, est une des conditions d’une société inclusive respectueuse de la dignité de tous et de toutes.

Dans la présentation distribuée aux participants de la Semaine sociale, les organisateurs ont bien pris soin d’élargir le sujet : pas question de se focaliser sur l’islam et les musulmans. Au contraire, expliquaient-ils, il importe de « faire un traitement égalitaire de toutes les migrations, même si l’actualité tend à braquer les projecteurs sur l’une d’entre elles (qui n’est d’ailleurs pas toujours la même : une phase Roms peut succéder à une phase musulmans qui peut succéder à une phase Kosovars, qui peut succéder à une phase blacks…) ».

La « question musulmane » a acquis désormais un statut comme problème de société qui la distingue radicalement de la « question rom » ou de la « question black » et qui les dépasse largement.

L’intention est généreuse, mais c’est peine perdue : la « question musulmane » a acquis désormais un statut comme problème de société qui la distingue radicalement de la « question rom » ou de la « question black » et qui les dépasse largement. Ils ont beau être massivement victimes de discriminations, personne n’accuse les Roms, les blacks ou les Kosovars de vouloir détruire notre civilisation. Or, c’est bien ce qui se dit à propos de l’islam et des musulmans, dans le cadre du « clash des civilisations » qui s’est imposé comme la grille de lecture dominante des phénomènes de géopolitique. Depuis le 11 septembre 2001, l’« islamisme » a été identifié comme l’ennemi nº1 des démocraties. Se constitue ainsi une représentation du monde structurée par la lutte du bien contre le mal qui nous fournit un cadre explicatif commode de tous les dysfonctionnements de nos sociétés, en reliant le planétaire au local. Cette identification pèse sur un groupe précis de la population, pas sur les autres. Par le passé, nous avons connu en deux occasions des phénomènes idéologiques comparables. D’abord dans les années 30, quand les Juifs, sous la forme du judéobolchévisme ou du judéo-capitalisme, étaient accusés de comploter pour dominer le monde. Ensuite, à l’époque de la Guerre froide, au début des années 50. À ce moment-là, une idéologie maléfique promue par l’Union soviétique et ses satellites – les « États-voyous » de l’époque – menaçait le « Monde libre », elle y infiltrait ses agents qui manipulaient des populations vulnérables en profitant de la complicité de quelques idiots utiles. Hier, dans le discours de la Guerre froide, tout syndicaliste même très modéré était l’agent conscient ou inconscient de Staline. Aujourd’hui, dans le discours de la guerre des civilisations, tout musulman qui mange halal ou toute musulmane qui porte le foulard est l’agent conscient ou inconscient de Ben Laden. Une suspicion pesante affecte les personnes les plus inoffensives forcées de s’humilier à devoir sans arrêt donner des gages de loyauté sous peine de justifier les mesures de précaution prises à leur égard. La récente polémique à propos des jeunes qui sont partis rejoindre l’opposition syrienne illustre cette connexion entre « ici » et « là-bas » dans la rhétorique dominante. Alors que, jusqu’à ce jour, l’opposition syrienne bénéficie de toutes les sympathies de la part des États européens qui envisagent sérieusement de l’armer, le seul fait que de jeunes Belges, forcément recrutés par des islamistes, décident de se mettre physiquement au service de cette opposition fait surgir les pires craintes… qu’ils reviennent ensuite « radicalisés », leur retour étant finalement beaucoup plus redouté que leur départ.

De BHV au foulard

Certains diront : raison de plus pour ne pas tomber dans le piège en donnant de l’importance à une construction idéologique qui ne sert qu’à détourner l’attention des « vrais problèmes », lesquels sont de nature socio-économique. Autrement dit : moins on en parle, mieux ça vaut. Ce n’est pas mon point de vue : les enjeux symboliques et les demandes de reconnaissance doivent être pris au sérieux. Mais chacun devrait au moins convenir que, quand de prétendus « faux problèmes » occupent à ce point la scène publique, quand ils pourrissent à ce point la vie quotidienne de personnes aussi clairement désignées, on n’a pas le choix : il faut s’y attaquer et les résoudre, sinon il sera impossible de passer à autre chose. En Belgique, on connaît bien cette mécanique, avec l’hypertrophie des questions communautaires et, au sein de ces questions, avec l’abcès de fixation de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHV pour les intimes) Explication pour les non-initiés à la politique belge. L’arrondissement électoral BHV était à cheval sur deux régions au statut linguistique différent : la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la région unilingue flamande, où une importante population francophone se concentre dans les communes frontalières. Pour les partis flamands, la scission de cet arrondissement avait fini par devenir un préalable absolu à toute collaboration avec les partis francophones. On reste toujours consternés qu’une telle broutille ait pu définir l’agenda politique et provoquer une telle crispation. Mais impossible d’éviter l’obstacle : il fallait trouver un compromis pour crever l’abcès avant qu’il ne pourrisse tout l’organisme.

Si la gauche s’est toujours naturellement mobilisée contre le racisme différentialiste classique en affirmant l’unité du genre humain, elle a été plus hésitante devant la reconnaissance de la diversité culturelle postulant l’égale dignité des cultures.

Le foulard islamique, c’est comme BHV. C’est une babiole qui n’aurait jamais dû faire problème mais qui a pris des proportions ahurissantes. La différence avec BHV, c’est que, s’agissant du foulard, il n’y a pas d’équilibre des forces entre les protagonistes pour forcer un compromis acceptable de part et d’autre. Pressée de faire des propositions de ce genre, la Commission du dialogue interculturel (2004-2005), mise en place par le gouvernement fédéral, se déroba. À sa suite, les Assises de l’interculturalité (2009- 2010) firent de telles propositions Recommandation 1 : interdire le port de signes religieux à l’école primaire et pendant les trois premières années de l’école secondaire, l’autoriser au-delà. Recommandation 2 : limiter aux « fonctions d’autorité » (listées de façon restrictive) l’obligation d’une neutralité d’apparence. (Le rapport des Assises est disponible en ligne.).., mais celles-ci ne furent jamais prises en considération. Pourquoi cette incapacité ? Sans doute parce que la population musulmane, malgré son importance numérique croissante, tout particulièrement à Bruxelles, n’a aucun poids politique en tant que telle – ce qui est sans doute heureux pour qui ne souhaite pas en revenir à la stratification religieuse du champ politique – mais, surtout, parce que la gauche, qui aurait dû se trouver à ses côtés par principe, a manifesté, dans ce débat, un trouble profond qui lui a interdit de peser dans la bataille des idées. En effet. Si la gauche s’est toujours naturellement mobilisée contre le racisme différentialiste classique en affirmant l’unité du genre humain, elle a été plus hésitante devant la reconnaissance de la diversité culturelle postulant l’égale dignité des cultures, étant intimement persuadée de la supériorité intrinsèque de « notre » modèle façonné par les Lumières et les luttes sociales, ce qui induit insidieusement une perspective assimilationniste. Cette hésitation se transforma en une véritable réticence quand l’affirmation culturelle se mua en affirmation religieuse. Comment défendre des revendications religieuses alors que l’anticléricalisme a été, notamment en Belgique, une des facettes du combat progressiste ? Si la gauche hésite, ce n’est pas le cas de l’autre bord. Car aujourd’hui, la liberté religieuse est bien devenue un enjeu politique majeur. L’extrême droite a viré sa cuti et mis un bémol à son vieil antisémitisme pour mieux cibler son ennemi principal : le musulman. Son islamophobie Je ne suis pas un grand adorateur de ce terme qui permet trop d’interprétations biaisées. Mais il est désormais entré dans le langage officiel des droits humains, comme le terme « antisémitisme » qui n’est guère plus adéquat, les Juifs n’étant pas les seuls Sémites. Il faudra donc régulièrement préciser qu’on ne vise pas ici la critique bien légitime d’une idéologie particulière, en l’occurrence religieuse, qui est couverte par la liberté d’expression, mais uniquement des comportements de haine ou discriminatoires qui s’en prennent à des personnes en fonction de leur religion revendiquée ou supposée ne doit tromper personne : elle n’est que la version respectable du vieux racisme biologique passé de mode. La droite modérée s’est engouffrée dans la brèche. Son obsession de l’islam, qui se traduit par une frénésie de propositions législatives pour interdire légalement le foulard islamique un peu partout, vise à maintenir une partie des classes populaires dans une posture subalterne et à mettre en difficulté les partis de gauche, soupçonnés de toutes les lâchetés pour racoler l’électorat musulman. Enfin, une partie de la « gauche caviar » et du féminisme bourgeois semble avoir remplacé la lutte contre la domination économique par une croisade abstraite sur les « valeurs » qui cible principalement les musulman- e-s pratiquant-e-s On se souviendra de l’incroyable affirmation d’Élisabeth Badinter, représentante éminente de cette « gauche caviar » qui déplorait qu’« en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité », ajoutant « Au sein de la gauche, le combat a été complètement abandonné, si ce n’est par Manuel Valls ». (Le Monde des religions, 28 septembre 2011). Faudrait-il vraiment, comme il se dit couramment, « empêcher les imams d’entrer par la fenêtre après avoir chassé les curés par la porte » ? Pourtant, à part quelques individus folkloriques montés complaisamment en épingle pour faire peur, on ne trouve guère de musulmans dont l’objectif serait de faire advenir un État islamique en Belgique. Dans les faits, ils s’acceptent minoritaires et prennent au sérieux le verset coranique qui stipule « Pas de contrainte en religion ». On assiste même à l’émergence d’une jeune intelligentsia musulmane pour qui l’adhésion sincère, voire enthousiaste, à l’idéologie des droits humains n’est nullement contradictoire avec la foi et le respect des pratiques.

Une partie de la « gauche caviar » et du féminisme bourgeois semble avoir remplacé la lutte contre la domination économique par une croisade abstraite sur les « valeurs » qui cible principalement les musulman-e-s pratiquant-e-s.

Bien sûr, on ne peut nier la présence inquiétante de courants rétrogrades, d’inspiration salafiste ou liés à l’« islam des ambassades », au sein des communautés musulmanes. Leur influence ne peut sérieusement être combattue que de l’intérieur, et c’est alors d’abord l’affaire des progressistes musulmans. Mais un signal doit également être donné : la société, si elle ambitionne d’être accueillante à toutes et à tous, doit être une « société inclusive » pratiquant le « pluralisme actif » Pour approfondir cette notion, visitez le site de Tayush, groupe de réflexion pour un pluralisme actif, www.tayush.com qui permette à chacune et à chacun de participer à sa coproduction en inscrivant dans l’espace partagé ses singularités culturelles et religieuses pour autant qu’elles soient compatibles avec les droits humains et qu’elles respectent la liberté d’autrui. Toute autre attitude conduirait au développement séparé – entreprises musulmanes pour travailleurs musulmans, écoles musulmanes pour élèves et professeurs musulmans, commerces, clubs sportifs, lieux de villégiature, maisons de repos pour musulmans, voire partis politiques ou syndicats… – avec des conséquences désastreuses pour la cohésion sociale. On ne peut souhaiter promouvoir la mixité sociale et culturelle et condamner le « repli sur soi » si, en même temps, on laisse se mettre en place un apartheid social, ethnique et religieux. Les conditions seraient ainsi créées pour que les courants les plus réactionnaires au sein des minorités puissent augmenter leur emprise sur les personnes les plus vulnérables en tirant argument de leur marginalisation. Il serait malvenu de s’en plaindre par après…

La gauche et la liberté religieuse

Certains, agacés par l’affirmation d’une nouvelle religiosité musulmane, avancent qu’on ne peut réduire la culture à la religion, laquelle serait un phénomène d’une tout autre nature. Qui plus est, la gauche européenne est intimement persuadée, à partir de sa propre expérience, que le recul de la foi religieuse est le corollaire automatique du progrès scientifique et des luttes sociales pour un « bonheur terrestre » et qu’elle s’inscrit sur le chemin fléché de l’émancipation. Mais c’est une erreur. D’abord, vue de l’extérieur, la religion n’est rien d’autre qu’un fait culturel majeur qui, à certaines époques et dans certaines circonstances, vient occuper la première place en articulant d’autres dimensions culturelles autour de son noyau constitué par une profession de foi. À ce moment-là, le respect de la liberté religieuse des personnes issues de l’immigration devient la forme concrète du respect de leur dignité. Ensuite, face à une entreprise coloniale qui a cherché à se justifier par la noble mission d’apporter la civilisation à des peuples arriérés, il était inévitable que ceux-ci, pour s’en affranchir, cherchent à mobiliser des ressources culturelles propres qui ne devaient rien à la puissance dominante. Sur le chemin de la dignité, « on ne mendie pas ses droits, on ne supplie pas son bourreau et on ne cherche surtout pas à lui ressembler » Qu’on me pardonne cette autocitation de mon essai Le rejet français de l’islam, PUF, 2012 (p. 42). Le même phénomène est à l’œuvre dans un contexte post-migratoire où la domination coloniale est souvent transposée. Historiquement, ce qu’on nomme « la gauche » ne s’origine pas dans l’éther des notions abstraites : Liberté, Égalité, Fraternité, Solidarité, en modifiant éventuellement l’ordre de l’énoncé. Avant tout le reste, la gauche doit être comprise comme la forme du mouvement même des exploité- e‑s, des dominé-e-s quand ils-elles prennent en charge leur libération. Si la gauche est attachée à la poursuite de l’intérêt général, elle doit toujours l’envisager « du point de vue des dominés ». Question de dignité, une fois de plus : ceux-ci n’ont pas besoin de bienfaiteurs qu’il faudra ensuite éternellement remercier. Ni paternalisme ni despotisme éclairé. C’est tout le sens de cette affirmation du Manifeste de Marx et Engels (1848) – « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » – qui vaut également pour tous les groupes dominés, dont les femmes, les minorités racisées et donc également les femmes musulmanes.

Historiquement, ce qu’on nomme « la gauche » ne s’origine pas dans l’éther des notions abstraites : Liberté, Égalité, Fraternité, Solidarité, en modifiant éventuellement l’ordre de l’énoncé.

Or, les diverses luttes contre la domination ne convergent pas naturellement. Des travailleurs combatifs peuvent parfaitement perpétuer des traditions machistes. Des femmes incarnant un certain féminisme européen peuvent tenir à l’écart les femmes issues de l’immigration qu’elles décrètent incapables d’autonomie. Une des caractéristiques des minorités Minorités : il ne faut pas avoir peur de ce mot, qui a été utilisé à la fois dans le rapport de la Commission du dialogue interculturel et dans celui des Assises de l’interculturalité. Il n’implique absolument pas d’entériner un quelconque « différentialisme culturel » ou de créer de nouveaux sujets collectifs de droit. Il acte simplement l’existence de cultures minoritaires incarnées : pas de diversité culturelle sans minorités culturelles, qui doivent pouvoir constituer autant de petits « nous » en guise d’affiliation intermédiaire à l’intérieur du grand « nous » de la société globale ethnoculturelles, c’est qu’elles ne vivent pas exactement dans le même espace- temps que le groupe majoritaire. Par exemple, les groupes arabo et turco-musulmans sont étroitement connectés à la Palestine qui n’est qu’un point sur la carte dans la géographie majoritaire Il en est de même pour la majeure partie de la communauté juive vis-à-vis d’Israël. Mais pour des raisons historiques liées à la culpabilité européenne eu égard au judéocide, ce lien privilégié est socialement accepté et politiquement légitimé, là où l’attachement des musulmans à la cause palestinienne manifesterait un décentrement émotionnel suspect. Les mêmes raisons expliquent en partie pourquoi la communauté juive – qui possède tous les attributs d’une minorité ethnoculturelle – échappe désormais à la domination, même si les porteurs de kippa se trouvent être les victimes collatérales d’une l’interdiction générale des signes religieux qui à la base ne les vise absolument pas. Le « timing » du processus d’émancipation diffère également. Au sein des minorités, un engagement social qui traduit la révolte contre l’assignation à un statut subalterne peut parfaitement cohabiter avec une approche plus conservatrice en matière religieuse ou familiale. Il ne faut pas s’en étonner : la religion et la famille sont sans doute les deux principales « ressources culturelles propres » sur lesquelles des groupes discriminés doivent pouvoir s’appuyer pour ne pas se perdre et garder « la tête haute » «Pour aller résolument vers l’autre, il faut avoir les bras ouverts et la tête haute, et l’on ne peut avoir les bras ouverts que si l’on a la tête haute. », Amin Maalouf, Les identités meurtrières, 1998, cité dans « La leçon de Sadok ». L’agencement du processus d’émancipation propre aux sociétés européennes n’est définitivement pas le seul possible. L’ordre de ses séquences n’a pas à être imposé de l’extérieur aux groupes concernés Dans la « société majoritaire », c’est un processus inverse qui est à l’œuvre, puisque les avancées du libéralisme culturel viennent compenser un certain renoncement au combat pour l’égalité sociale.

Quatre chantiers

À partir de ces considérations, on peut définir quatre chantiers pour la gauche et le mouvement ouvrier. 1. Un antiracisme à refonder. L’opposition entre un antiracisme d’inspiration universaliste et un autre acquis au multiculturalisme n’est pas l’explication ultime de sa crise actuelle. Les différents âges de l’antiracisme diffèrent aussi par la nature de ses acteurs. L’antiracisme des « Trente glorieuses », qui émergea à la Libération en réaction aux crimes commis par le nazisme au nom d’un racisme différentialiste, proclama l’unité du genre humain et l’égale humanité des individus et des peuples. Mais surtout, il était porté par la fraction la plus généreuse de la société européenne qui manifestait son ouverture aux « autres »… qui n’étaient massivement pas encore là. Il fallut attendre l’arrivée des Maghrébins et des Turcs (1964 en Belgique) dans le cadre de l’immigration du travail pour que des groupes de non-Européens affirment leur présence au sein de notre société. Et il fallut encore attendre une pleine génération pour que de jeunes Belges issus de cette immigration revendiquent leur égalité en droit et en dignité au sein d’une société fragilisée par la crise économique. Cette revendication incluait la prise en compte de « ce bagage léger et puissant qu’on appelle culture et qui aide l’être humain à interpréter le monde qu’il rencontre et la vie dans toutes ses dimensions. » (Bruno Ducoli). C’est-à-dire ce qu’on a (mal) nommé le droit à la différence, tandis que l’antiracisme de la première période s’était focalisé sur le droit à l’égalité. L’antiracisme est entré en crise, non au prétexte que ces deux droits seraient incompatibles, mais parce qu’un profond malentendu avait fini par opposer les antiracistes issus de la société d’accueil et le mouvement des discriminés ayant désormais tous les outils pour prendre leurs luttes en main sans avoir besoin de tuteurs.

Un profond malentendu avait fini par opposer les antiracistes issus de la société d’accueil et le mouvement des discriminés ayant désormais tous les outils pour prendre leurs luttes en main sans avoir besoin de tuteurs.

Avec l’effacement du Mrax Le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, organisation historique de l’antiracisme en Belgique francophone, en perte de légitimité au terme d’une crise profonde qui dura une dizaine d’années et d’où il semble émerger en ce moment , incapable de surmonter cette tension, il faut rebâtir sur de nouvelles bases. Le nouvel antiracisme doit se penser comme un antiracisme de convergence. Les victimes du racisme doivent pouvoir y jouer un rôle moteur, ce qui passe par la reconnaissance de leur autonomie organisationnelle, en tirant les enseignements du mouvement autonome des femmes En Belgique francophone, on pourrait aussi utilement s’inspirer de l’expérience flamande du Minderhedenforum (Forum des minorités) qui assure aux minorités une représentation autonome légitime. Mais la gauche tout entière doit aussi se mobiliser autour de cet enjeu. Sans cette mobilisation, la bataille pour que les minorités, fraction désormais importante des classes populaires, puissent occuper toute leur place dans la société sera perdue, faute d’un bon rapport de force. L’antiracisme doit reconnaître, y compris formellement dans une nouvelle configuration, l’existence de ces deux composantes complémentaires Voir la « Lettre ouverte aux associations de la plateforme de lutte contre le racisme » rédigée par Tayush (22 novembre 2012) : www.tayush.com. 2. L’école. La discussion entre les tenants de la « neutralité exclusive » (qui bannit les signes d’appartenance) et ceux de la « neutralité inclusive » (qui les accepte sous conditions et parmi lesquels je me compte) n’épuise pas la polémique sur le port du foulard à l’école. En dernier ressort, il s’agit de bien autre chose. Il faut bien garder à l’esprit que dans aucun autre pays d’Europe en dehors de la France qui fait figure d’exception absolue, cette question n’a débouché sur un interdit légal. Nulle part ailleurs il n’est venu à l’idée d’une autorité quelconque de se mêler d’une question aussi contingente Pourquoi la France ? Voir mon essai Le rejet français de l’islam, PUF, 2012. Alors, pourquoi la Belgique, dont la culture est pétrie de pluralisme, s’engage-t-elle dans cette voie ? Qu’est-ce qui a motivé ici les interdictions en cascade des signes religieux – en fait du foulard islamique – qui touchent désormais plus de 90% des établissements d’enseignement secondaire, tous réseaux confondus ? Le motif réside dans cette caractéristique de notre système de liberté constitutionnelle d’enseignement qui a débouché sur l’existence d’un « quasi-marché » scolaire. Dans ce cadre, chaque établissement essaie d’attirer les « bons enfants » – en fait les « bonnes familles » – et de refiler les « mauvais » à l’établissement voisin. L’interdiction du foulard à l’école est un moyen commode de sélection sociale qui vise à écarter des familles réputées à problèmes pour rendre l’établissement plus attractif aux yeux de la « classe moyenne blanche ». C’est donc une technique incontestablement ségrégative, dont l’effet (non voulu ?) pourrait être la mise sur pied d’un réseau libre musulman Voir H. Goldman, « Un tiers perturbateur, les musulmans », La Revue nouvelle, mars 2013. Consultable sur www.revuenouvelle.be. S’ils sont réellement attachés à l’objectif d’une « démocratie inclusive ouverte à la diversité », les progressistes doivent tout faire pour renverser cette tendance, en agissant sur le plan politique ainsi qu’au niveau de chaque communauté éducative.

Ce n’est que si les travailleurs musulmans (ou appartenant à d’autres minorités culturelles et religieuses) se sentent respectés dans leurs demandes singulières qu’ils participeront pleinement aux combats collectifs.

3. L’emploi. Aujourd’hui, le groupe des femmes musulmanes est de loin le plus discriminé sur le plan de l’emploi. Il l’est d’autant plus que les lois antidiscriminations qui devraient protéger la liberté religieuse Art. 3. de la loi du 10 mai 2007 : « La présente loi a pour objectif de créer (…) un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, la conviction religieuse ou philosophique, la conviction politique, la conviction syndicale, la langue, l’état de santé actuel ou futur, un handicap, une caractéristique physique ou génétique ou l’origine sociale. ».. sont systématiquement contournées au nom du principe décrété supérieur d’une neutralité qui se mesurerait à l’apparence plutôt qu’aux actes. L’incapacité des autorités publiques à délimiter un cadre pour la neutralité d’apparence Voir la recommandation 2 des Assises de l’interculturalité , combiné avec la privatisation rampante des services publics et avec la marchandisation de leurs prestations (certains sont même cotés en bourse…) ouvre la porte à la généralisation de cet interdit à l’emploi privé. Ici aussi, il est nécessaire d’inverser la tendance, à la fois par des initiatives politiques, sur le terrain des entreprises – via les règlements de travail qui font toujours l’objet d’une concertation – et sur le terrain judiciaire – via des consignes données aux juges syndicaux qui siègent dans les tribunaux et les cours du travail Au moment d’achever cet article (juin 2013), on apprenait qu’un nouveau règlement de travail était entré en vigueur chez Actiris, l’Office régional bruxellois de l’emploi, un des principaux employeurs publics de la capitale, avec le concours des organisations syndicales. Ce règlement, qui instaure la « neutralité exclusive », a eu pour premier effet le licenciement de trois femmes musulmanes ayant refusé de retirer leur foulard. Ce signal va à l’encontre de la « démocratie inclusive » qui est plaidée ici et ailleurs dans ce volume. Enfin, les organisations syndicales doivent accepter de prendre en charge les demandes raisonnables de leurs affiliés en matière d’aménagements pour raisons religieuses (horaires, cantines, local de prière…). Ce n’est que si les travailleurs musulmans (ou appartenant à d’autres minorités culturelles et religieuses) se sentent respectés dans leurs demandes singulières qu’ils participeront pleinement aux combats collectifs. 4. Le défi interne. Les crises sociales et identitaires que nos sociétés traversent constituent de puissants facteurs de désintégration sociale en aiguisant la concurrence entre les groupes. Construire une « démocratie inclusive » va complètement à contre-courant. C’est dire qu’il ne suffit pas faire des grandes déclarations en faveur de l’interculturalité. La gauche belge – qui est loin d’être la pire en la matière – n’a pas encore clairement pris la mesure du défi qui s’impose à elle. Si l’objectif est bien celui d’une démocratie inclusive et pas celui d’une assimilation à l’identique où les descendants de migrants doivent montrer patte blanche pour être acceptés, la gauche doit donner l’exemple en se reconfigurant en permanence à l’image de la reconfiguration des classes populaires. Aujourd’hui, et sans doute paradoxalement eu égard aux luttes passées, la défense et la promotion d’une liberté religieuse effective est devenue une des facettes des « luttes de reconnaissance » qui constituent, selon la philosophe Nancy Fraser, une des deux dimensions de la justice sociale, avec les « luttes de redistribution » Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2011. Ces deux dimensions sont inséparables. Les luttes de reconnaissance n’impliquent nullement la revendication d’un communautarisme de séparation. C’est même exactement l’inverse : la reconnaissance est la précondition d’une inclusion égalitaire. La gauche doit se réapproprier cette vision et commencer par faire toute sa place à la diversité, y compris religieuse, en son propre sein. Sa vocation est d’être le lieu où les opprimés et les dominés doivent se sentir chez eux : les travailleurs, bien sûr, en cette qualité, mais aussi les femmes, les peuples colonisés, les immigrés, les minorités sexuelles, les Juifs, les blacks, les musulmans… réunis autour d’un projet de justice sociale – au sens de Nancy Fraser – et d’égalité en droit et en dignité. Enfin, il faut promouvoir une conception de la laïcité qui garantisse pleinement la liberté de conscience, en même temps et au même niveau que la séparation des Églises et de l’État. La laïcité, comme un trait de la démocratie moderne, doit (re)devenir le bien commun des croyants, des athées et des agnostiques. Elle doit élargir le champ des libertés alors qu’elle est trop souvent invoquée pour le restreindre.