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Quand les Belges mangent le pain des Turcs

Lire une analyse politique de Nicolas De Decker est un plaisir de fin gourmet[1.Ce texte a connu une première publication sur mon mur Facebook suite à l’article de Nicolas De Decker.].
Dans l’édition du Vif-L’Express du 22 mars dernier, il s’attaque à la nourriture et l’alimentation pour tenter de démontrer combien notre assiette est profondément politique. Et le résultat qui est livré, ou servi en salle, est plutôt très réussi. Dans «Contre la gauche caviar… la droite dürüm», Nicolas De Decker avance que l’alimentation structure un nouveau clivage politique sur fond de guerre culturelle entre droite identitaire et gauche multiculturelle[2.Ce article, tiré d’un dossier du VifNotre assiette, un enjeu politique»), a été prolongé par un autre auquel j’ai contribué : «Le débat Destexhe-Doulkeridis-Bousetta, ou la droite dürüm face à la gauche caviar».].

Ce n’est pas à l’étude d’une variante de la politique du ventre, expression popularisée par le politologue français Jean-François Bayart, que nous invite l’article mais à une politique de l’identité et de la différence. La nourriture, en particulier le dürüm, mais également tout le halal, seraient les terrains d’une confrontation tendue entre anciens et nouveaux Belges. Autant dire que c’est une lecture, une analyse et des perspectives de débat gloutonnes.

L’alimentation ne remplit pas seulement une évidente fonction nutritive et physiologique. On sait depuis longtemps qu’elle joue aussi un rôle social assez fondamental. La nourriture que nous consommons et les goûts qui y sont associés nous révèlent bien plus que nous ne l’imaginons. Ce sont des productions culturelles qui sont, par excellence, des marqueurs de différentiation et de distinction sociales. Il n’y a donc aucune raison de s’étonner qu’elles fassent l’objet de débats voire de combats.

Cuisiner nos préjugés

Les choix et les goûts alimentaires marquent des frontières identitaires qui, selon l’espace et la géographie, sont adossés à des appartenances de différents types (classe, culture, langue, groupe ethnique, etc.). Un poncif en vogue voudrait même que notre identité toute entière soit à l’image de ce que l’on mange. Et un préjugé, fort heureusement un peu moins en vogue ces derniers temps, a longtemps voulu enfermer l’identité de la population immigrée la plus ancienne et la plus nombreuse du pays, l’italienne, dans l’alimentation à laquelle on l’identifie : les macaronis. Comme nous y invite l’humoriste Fellag dans son excellent spectacle Petits chocs de civilisations, ce sont les préjugés qu’il faudrait probablement commencer par cuisiner car, on le voit, les pratiques alimentaires sont de sérieux espaces potentiels de conflit.

Ceci dit, il ne faudrait pas faire l’erreur de penser que la question se réduit à une opposition entre des auto-identifications alimentaires valorisantes, d’une part, et des hétéro-identifications dénigrantes, d’autre part. Ce serait en effet réducteur d’envisager la nourriture comme l’espace ultime de l’opposition entre « eux » et « nous ».
Tout d’abord, la nourriture exotique a longtemps fait l’objet d’une forte valorisation. En dehors du dürüm, la nourriture multiculturelle et la fréquentation des restaurants qui la proposent (indiens, thaï, chinois, italien, grecs, etc.) apparaissent, encore aujourd’hui, plutôt comme un signe de distinction positive.
Ensuite, la nourriture et l’alimentation sont aussi affaires de marché qui peuvent donner lieu à de très sévères mobilisations à l’intérieur même du « eux » ou du « nous ».
Qui se souvient encore que la ville de Glasgow a connu dans les années 80 une célèbre guerre des glaciers italiens qui fera plusieurs morts et qui sera illustrée au cinéma par Bill Forsyth dans le film Comfort and Joy ?
De même, il serait incongru de penser que le dürüm qui mobilise la droite conservatrice et identitaire serait revendiqué par les minorisés comme le summum de leur gastronomie. Il n’est certainement pas possible de considérer la consommation du dürüm comme relevant d’un raffinement particulier mais il n’est pas davantage admissible de le considérer comme l’étendard d’une culture spécifique. Son développement répond souvent à des logiques plus triviales : celles de la survie et de la nécessité.

Syndrome d’une «insécurité culturelle»

Transformés une première fois par la globalisation en prolétaires de l’industrie moderne européenne, les petits paysans et éleveurs de la rive sud de la Méditerranée subissent, par l’effet d’une nouvelle phase d’internationalisation de l’économie, une autre mutation qui les métamorphose d’anciens immigrés en nouveaux travailleurs surnuméraires. La logique de leur immigration consistait à répondre aux besoins d’une main-d’œuvre insatisfaite. Ils sont aujourd’hui dans une réalité économique qui a radicalement changé. Leur travail qui était hier un vaste marché est aujourd’hui margé ; les travailleurs machinisés qu’ils étaient sont là marginalisés.

Alors comme nécessité fait loi, le faiseur de dürüm, de pita ou de sandwich merguez mitraillette émerge parmi d’autres figures de la débrouille, comme une tentative d’exister économiquement, mais surtout comme une forme de substitut précaire au déclassement. Notez d’ailleurs que si l’alimentation et la préparation des repas dans l’espace domestique sont généralement associées aux rôles féminins, le développement de l’emploi dans ce secteur est essentiellement le fait d’une main-d’œuvre masculine. Et, si l’on en croit l’évolution de l’urbanisme commercial de nos centres villes, le phénomène semble plutôt s’accroître.

En soi, tout ceci est assez naturel dans une époque marquée par l’internationalisation. Mais il ne manque pas de susciter des craintes, de la méfiance et un malaise révélateur d’une «insécurité culturelle» croissante parmi certains segments de la population majoritaire. Il est d’ailleurs assez piquant de constater que les avocats de la libéralisation des mouvements des biens, des services et des capitaux sont souvent, de manière contradictoire, les moins bien disposés par rapport à la diversité et à la visibilité croissante des cultures minoritaires.

En matière culinaire comme en matière identitaire, il sera toujours moins porteur de lancer des batailles autour du goût entre camps culinaires retranchés que de construire des espaces de connivence et de convivence où la nourriture joue à plein son rôle d’intégration sociale. Notre société en a un cruel besoin… comme de pain.