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Vous avez dit “entreprises publiques” ?

Depuis l’arrivée au pouvoir de la coalition suédoise en octobre 2014, la lutte contre la fraude fiscale et sociale occupe régulièrement les avant-postes de l’agenda politique et médiatique. Poudre aux yeux…

On le sait : le gouvernement prépare un texte législatif qui doit permettre à l’État de se défaire de sa participation dans plusieurs entreprises publiques dans lesquelles il est encore actionnaire majoritaire. Si ce travail ne signifie pas de facto que l’on doit s’attendre à une privatisation totale de ces entreprises, du moins laisse-t-il présager que cette opération est désormais sérieusement envisagée. Le ministre actuellement en charge de cette attribution, l’Open VLD Alexander De Croo, n’a jamais caché son souhait de poursuivre les privatisations. Il a déclaré notamment : « Je pense qu’à terme il faut se poser la question “quels sont les services publics qu’un État doit fournir ?” Nous sommes un des seuls États européens où l’État est majoritaire dans une entreprise de télécoms. ….. Je ne vois pas pourquoi un État devrait continuer à être actif là-dedans. Le fait qu’il y a eu un actionnaire privé chez Bpost, ça a donné un certain dynamisme qui a poussé l’entreprise en avant. On peut clairement faire cela avec la SNCB aussi.»[1.Source : RTBF 26 janvier 2014.]. De côté de l’opposition, on réagit à la perspective de cette nouvelle vague de privatisations. Le PS a produit un communiqué dans lequel on peut lire : « Les importantes participations publiques garantissent que ces entreprises soient gouvernées dans le sens de l’intérêt général et de leur développement à long terme. Elles échappent ainsi à une stricte logique de course au profit. Les entreprises publiques contribuent à fournir aux citoyens un service accessible et de qualité. Elles sont donc un facteur important de redistribution au sein de notre société. Elles sont également d’importantes pourvoyeuses d’emplois. »[2.Source : communiqué PS, 6 mai 2015.]. Dans la majorité, l’on rétorque que le ministre Paul Magnette avait pourtant ouvert lui-même une première brèche alors qu’il était en charge des entreprises publiques en déclarant : « Il faut garder un contrôle public dans les entreprises qui rendent un service d’intérêt général. Mais je ne me braque pas sur le maintien des 51%. Si ces opérations permettent d’avoir un peu d’air dans les politiques budgétaires et de prendre des mesures moins restrictives, pourquoi pas ? »[3.Source : La Libre, 12 janvier 2013.].

Quelle est la situation des entreprises publiques ?

Il est sans doute utile de commencer par bien différencier deux notions qui sont trop souvent confondues. Celle de service public qui est une activité d’intérêt général, assurée sous le contrôle de la puissance publique, par un organisme (public ou privé) bénéficiant de prérogatives lui permettant d’en assurer la mission et les obligations (continuité, égalité, mutabilité) et relevant de ce fait d’un régime juridique spécifique. Et celle d’entreprise publique, qui est une entreprise sur laquelle l’État ou d’autres collectivités territoriales (région, communauté, commune) peuvent exercer directement ou indirectement une influence dominante du fait de la propriété, de la participation financière et des règles qui la régissent. On pourrait dire de façon synthétique qu’une entreprise publique correspond à la conviction politique que certains secteurs économiques justifient un investissement direct de la puissance publique et une préservation des logiques de profit. Cela est singulièrement le cas pour les monopoles naturels. Alors que le nombre de salariés du secteur des administrations publiques (environ 800 000 personnes) a crû au même rythme que l’emploi total (avec toutefois une baisse de la proportion des emplois statutaires au profit de statuts plus précaires), tel n’est pas du tout la situation des entreprises publiques. Les trois plus importantes d’entre elles (SNCB, Bpost et Proximus) ont ainsi perdu plus de 48 751 équivalents temps plein sur la période 1997- 2014. Cela représente une baisse de plus de 40% de l’emploi. Une saignée sans équivalent qui témoigne plus d’une stratégie financière que d’une stratégie adaptée aux défis de notre temps. La mutation de ces entreprises ne concerne pas uniquement l’emploi mais également la logique les régissant.

Le cas Bpost

L’actionnariat majoritaire de l’État a-t-il permis d’échapper à la course au profit et de tenir compte de l’intérêt général ? Démonstration par la poste. La poste a été vendue pour moitié (moins une part) au fonds d’investissement britannique CVC Capital Partners en 2004[4.Initialement, dans un consortium avec Post Danmark (25% chacun), puis seul de 2009 à 2013 après avoir racheté pour 373 millions d’euros les 25% détenus par Post Danmark.] pour 300 millions d’euros lequel a revendu ses parts en bourse en 2013 pour 1,4 milliard d’euros ! Depuis sa privatisation partielle, la poste a réalisé un bénéfice opérationnel normalisé en croissance constante. Son EBITDA[5. Sigle anglais pour Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization, désignant communément les revenus d’une entreprise avant soustraction des intérêts, impôts, dotations aux amortissements et provisions sur immobilisations, et correspondant au profit généré par son activité.] normalisé est passé de 147,9 millions d’euros en 2005 à 572 millions d’euros en 2014. En 10 ans, en cumulant les dividendes, les cash out et les recettes de la revente, CVC aura empoché pas moins de 1,85 milliard d’euros pour un investissement total de 523 millions d’euros, soit 3,5 fois sa mise totale et donc un retour sur investissement annuel moyen de plus de 44% sur 8 ans. L’actionnariat de l’État a-t-il permis de préserver l’emploi ? 15 393 équivalents temps-plein ont été perdus depuis 2003. Cela représente 1400 ETP perdus chaque année[6.Source : Rapports annuels Bpost.]. C’est une casse sociale sans équivalent dans notre pays. Cette entreprise est-elle gouvernée dans le sens de l’intérêt général ? La moitié de nos bureaux de poste ont été fermés (650 au total), la plupart des boites à lettres ont disparu, ce qui en terme de gestion du territoire est une aberration tant au vu des politiques environnementales que sécuritaires. Le prix du timbre a augmenté de plus de 80% en 10 ans, les facteurs sont progressivement remplacés par des « distributeurs » peu formés et sommés de courir pour tenir les cadences infernales… De l’aveu même de la direction de Bpost, la fermeture des bureaux de poste a permis d’économiser 75 millions d’euros. C’est 25 fois moins que ce que CVC a empoché ! En outre, lorsqu’un service est rendu à la population, c’est en échange d’un financement par l’État. On se retrouve dans un cadre où l’opérateur autonomisé entend rendre le moins de services possible et être financé au maximum pour ceux-ci par les pouvoirs publics. Pour la poste, l’État finance ainsi chaque année à hauteur de 300 € millions environ ce qu’en jargon européen l’on appelle les services d’intérêt économique général. Ces 300 millions d’euros, versés à une entreprise qui réalise par ailleurs des bénéfices croissants, sont particulièrement généreux au regard des services rendus. C’est d’ailleurs ce qu’a pointé la Commission européenne qui début 2012 a condamné Bpost à rembourser 417 millions d’euros d’aides indues octroyées par l’État belg[7.Source : http://goo.gl/uMF8E8.]. Ces exemples révèlent qu’au-delà de la détention du capital, c’est aussi la logique de ce qui compose ou non l’intérêt général qui mute profondément. Ce processus n’a pas attendu la première vague de privatisation. Il remonte à l’autonomisation des services publics, initiée en 1991[8.Source : loi du 21 mars 1991] par le gouvernement nement Martens IX (CVP-PS-SP-PSC) et singulièrement les ministres socialistes (Louis Tobback et Marcel Colla) en charge du dossier. Dans un contexte de rigueur budgétaire extrême et de sous-financement chronique du secteur public, il s’agissait de rationaliser certaines entreprises publiques sans opter – du moins directement – pour une privatisation pure et simple et sans tenir compte des autres enjeux sociétaux pourtant déjà lisibles, comme les enjeux environnementaux et sanitaires. Le capital demeurait totalement ou majoritairement public mais leur gestion était calquée sur celle du monde privé et échappait pour l’essentiel à toute tutelle publique et démocratique. La force publique, par l’entremise du Gouvernement et non du Parlement, s’attachant principalement à établir un contrat de gestion pour les missions de service public en les centrant sur l’objet direct de l’entreprise mais sans tenir compte de leur articulation avec l’ensemble des politiques nécessaires.

Quel avenir ?

D’un point de vue strictement financier, l’État belge n’a aucun intérêt à procéder aujourd’hui à la revente de Bpost ou de Proximus. Ces deux entreprises rapportent chaque année de plantureux dividendes à leurs actionnaires, au premier rang desquels il figure. Deux raisons pourraient toutefois pousser le gouvernement à procéder à cette revente : une forme de dogmatisme ultralibéral le conduisant à dépouiller par principe l’État de tout levier potentiel dans le champ économique, social et environnemental, et du « court-termisme » politique qui lui ferait préférer à une rente confortable la volonté de s’assurer des liquidités (par exemple pour réduire le déficit du budget et satisfaire aux critères européens sur les déficits publics). Pour la société, la question qu’ouvre cette situation est plus fondamentale. Au-delà du fait d’être actionnaire majoritaire d’une société, il s’agit de questionner la notion de service public. Est-il légitime que des pans de notre économie échappent à la logique du marché ? Si oui, cela est-il envisageable dans le cadre initié dès 1991 avec l’autonomisation, et le corsetage pratiqué chaque jour via les traités européens ? On se souviendra d’ailleurs que le projet de Constitution européenne défendu bec et ongles par les socialistes européens ne reconnait tout simplement pas la notion de « service public » mais uniquement celle de « service d’intérêt économique général ». La propriété publique de certaines entreprises rendant à la population des services d’utilité universelle, constituant des monopoles naturels (celles qui permettent de rencontrer le défi climatique ou la protection de la biodiversité par exemple) ou présentant une nature stratégique (pensons à l‘approvisionnement en eau, en nourriture ou en énergie) relève d’une logique évidente commune et essentielle à tous et toutes. Les pays qui ont procédé à des privatisations se retrouvent le plus souvent dans des situations inextricables et finissent par les renationaliser, du moins en partie (pensons à l’infrastructure ferroviaire en Grande-Bretagne). Mais cette propriété publique n’a de sens que si elle signifie une rupture réelle avec les logiques de profit et de court terme, centrées sur une vision économique détachée de la réalité sociale et écologique. Une entreprise publique se doit de présenter certaines caractéristiques : — Elle devrait non seulement tenir compte des nouveaux défis auxquels l’humanité entière est confrontée mais aussi être exemplaire en regard des objectifs sociaux, sanitaires et environnementaux. — Elle devrait permettre de développer des stratégies de long terme, axées non sur la course au profit mais sur la nécessité de rendre un service universel de qualité, en respectant tant les conditions de travail de ses employés que les contraintes de la biosphère sans galvauder les deniers publics. Si l’on reprend à nouveau l’exemple de Bpost, la logique actuelle aura mené à abandonner le transport par rail au profit de centres de tri le long des autoroutes qui constituent une gabegie environnementale et sociale. Ce choix de rentabilité à court terme va s’avérer catastrophique. — Elle devrait le plus directement possible être organisée par et pour la population. Ceci signifie une révision en profondeur du statut d’entreprise publique autonome avec un contrôle politique régulier par les usagers et la société. Non seulement le contrat de gestion et les missions publiques doivent être présentés au Parlement et soumis à la procédure de débat, d’amendement et d’évaluation du Parlement, mais encore l’ensemble de ces politiques publiques doit faire l’objet d’évaluation régulière, de publicité et de consultations pour nous mettre en mesure d’apprécier le parcours accompli particulièrement au vu des engagements internationaux que nous serons amenés à prendre pour rencontrer les 17 objectifs du développement durable fixé par l’ONU et le défi climatique. Si les séances au Parlement doivent donner une place importante à la discussion avec des représentants des usagers et des syndicats, elles doivent aussi permettre qu’à côté de ceux-ci d’autres représentants interviennent pour que la question sociale comme la question environnementale soient traitées à leur juste place. Sans résilience environnementale, rien ne sera possible dans un terme rapproché. Sans donner une place aux publics généralement exclus des discussions parce que leurs moyens financiers ne leur permettent pas d’y participer, le défi social ne peut être rencontré. Par ailleurs, le renforcement du rôle du Bureau fédéral du plan comme de l’Institut fédéral du développement durable (même si nous aimerions lui voir attribuer une autre dénomination comme « l’Institut pour un avenir serein ») est tout aussi essentiel pour s’assurer d’outils d’évaluations pertinents et transversaux. Aujourd’hui, la discussion sur les contrats de gestion ne se déroule que tous les 5 ans devant le ministre ou au mieux le gouvernement, sans contrôle parlementaire. C’est ainsi que la fermeture de la moitié des bureaux de poste a été actée en catimini. Gageons que si cette décision avait eu la publicité voulue et que les élus avaient eu à se prononcer directement, ils auraient réfléchi avant de valider cette mesure non seulement impopulaire mais encore socialement et écologiquement désastreuse. — Les administrateurs publics devraient rendre des comptes devant le Parlement au sein duquel un Comité permanent de contrôle de l’action publique pourrait être créé en lien avec les commissions parlementaires dédiées aux entreprises publiques, à l’environnement et aux affaires sociales. — Leur direction devrait incomber à des hauts fonctionnaires, au barème prévu par le statut des hauts fonctionnaires. Les techniques de management via des hommes ou des femmes du privé ne sont pas meilleures. Elles ne s’articulent que sur un seul objectif, l’objectif économique, alors qu’un service public doit répondre comme nous l’avons vu à plusieurs objectifs. Le fait de s’aligner sur les extravagants salaires du monde anglo-saxon, avec des écarts salariaux dans une entreprise qui peuvent aller de 1 à 400, est incompatible avec une philosophie d’entreprise publique. Le cas de Monsieur Thijs, dirigeant de Bpost qui gagnait plus de 1 million d’euros par an et qui était un ancien de CVC Capital Partners démontre la catastrophe que peut constituer pour les usagers, les travailleurs et la société dans son ensemble la nomination d’un patron qui n’a pas la fibre publique et défend les intérêts d’un actionnaire privé. Il en va de même à la SNCB ou chez Proximus. En regardant avec acuité les différentes politiques en lice et en les mesurant à l’aune du changement de direction que nous devons réaliser, nous pouvons nous rendre compte que la croyance libérale en l’adaptation autonome des systèmes économiques est totalement obsolète. En effet, aujourd’hui plus que jamais, il s’agit d’anticiper les défis écologiques, et partant les nouveaux défis sociaux, avant qu’ils ne nous tombent littéralement sur la tête. Or, comme le montre un bon nombre d’exemples tirés de la vie économique et des politiques récentes (pensons notamment à la tromperie éhontée de VW), on peut se rendre compte que le principe de précaution qui devrait désormais prévaloir dans toute initiative ne fait pas partie du logiciel libéral. Il n’arrive pas à assurer l’autocontrôle et l’autorégulation qu’il promeut pourtant largement. La solution ne peut donc être construite par une libéralisation de plus en plus poussée. Nous avons besoin d’entreprises publiques fortes et nous devons en définir les nouveaux contours. Aujourd’hui, alors que l’ensemble des enjeux auxquels nous sommes confrontés est de mieux en mieux décrit, la société n’a aucun intérêt à voir l’État se désinvestir des entreprises publiques. Au contraire, plusieurs réinvestissements doivent être imaginés. Ceci est d’autant plus important qu’il est plus que probable que dans un terme rapproché, nous devrons être en mesure de concevoir de nouveaux services collectifs afin de rencontrer les enjeux liés au changement de paradigme auquel nous sommes contraints.