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1976-1986 : La Jeunesse maghrébine à Bruxelles

Récit, sous forme de témoignage, de l’aventure d’une association marocaine à Bruxelles entre 1976 et 1986. Entre engagement politique et dévouement militant sur fond de lutte pour l’égalité hommes-femmes, de tentatives de récupération et de soutiens politiques ou encore de grosses difficultés financières. L’article a été initialement publié dans le numéro 115 de Politique, sorti en avril 2021.

L’Association de la jeunesse marocaine (AJM), devenue en 1983 La Jeunesse maghrébine (JM), est une association de fait fondée en 1976 par Nordine Dezairi et quelques jeunes dont ma sœur Noufissa et moi-même. Nordine était un militant du Mouvement du 23 mars, créé au Maroc suite à une révolte de lycéens réprimée dans le sang le 23 mars 1965[1.Ce jour-là, le ministère de l’Enseignement réduit dans une circulaire l’âge scolaire et limite ainsi l’accès aux élèves de plus de 17 ans. À Casablanca, une contestation étudiante, bientôt rejointe par la population, réagit et exprime son mécontentement à l’égard du régime dans son ensemble. Le roi Hassan II fait appel à l’armée pour rétablir son autorité, une répression qui se solde par plusieurs centaines de morts et milliers de blessés.]. La présence de jeunes filles dès sa création en a fait une association d’avant-garde. C’est une des premières associations citoyennes auto-organisées par et pour des jeunes Marocain·es en Belgique.

Ce témoignage qui fait appel à des souvenirs vieux de 45 ans se base cependant également sur des archives fournies par d’anciens membres, des publications au Moniteur belge et des récits d’acteurs contemporains[2.L’autrice tient à remercier pour leurs archives, témoignages, relectures, conseils et leurs encouragements (par ordre alphabétique) : Pierre Ansay, Carine Anthonissen, Hafssa Atarhouch, Noufissa Atarhouch, Rachida Atarhouch, Touriya Atarhouch, Karima Ayada, Rachid Benbella, Jamila Bendaimi, Henda Ben Fredj, Jos Béni, Mustapha Bentaleb, France Blanmailland, Isabelle Brouwers, Jean-Marie Chauvier, Abderrahmane Cherradi, Jehan De Meester, Jean-Pierre De Mulder, Eléonore de Villers, Dirk Diederich, Radouane El Baroudi, Jean Godart, Karla Godart, Tatiana Gossuin, Jean Hitabatuma, Rahiba Kissi, Adel Lassouli, Abderrezak Lazaar, Karima Mettioui, Soumaya Mettioui, Ahmed Touzani et Yasmina Zian.].

En décembre 1975, alors que je n’avais pas 13 ans, j’accompagnais ma soeur Noufissa, 17 ans, à un grand meeting dédié à la lutte contre la répression au Maroc. Cet événement était organisé, dans la salle de la Madeleine à Bruxelles, par les sections représentant les travailleurs arabes des deux grands syndicats belges, FGTB et CSC. Les responsables[3.Les permanents syndicaux Abderrahmane Cherradi pour la FGTB et Nouri Lekbir pour la CSC.] de ces deux sections sont également des membres fondateurs du Regroupement démocratique marocain (RDM)[4.Cf. article de Z. El Baroudi dans ce numéro.]. Cette soirée dénonçait notamment les agressions physiques dont étaient victimes les opposants au régime marocain de la part des « amicales marocaines »[5.Z. El Baroudi, « Comité de lutte contre la répression au Maroc. Analyse d’une association centrée en Belgique 1972-1995 », p. 36 et suivantes.], une sorte de police infiltrée au sein de l’immigration marocaine, destinée à surveiller, dénoncer – souvent par délation – et intimider les immigrés. Même très jeunes, nous savions qu’il ne fallait prononcer le nom du Roi Hassan II qu’en le murmurant. Malgré la peur qui régnait au sein de la communauté marocaine, la salle de la Madeleine était comble.

C’est à cette occasion que j’ai rencontré pour la première fois Nordine Dezairi. Quand un jeune homme s’est approché de ma sœur et lui a demandé si elle s’appelait bien Noufissa, elle a répondu instinctivement « Non ! ». C’était Mohamed Dezairi, surnommé Nordine. Il l’a rassurée en disant qu’il avait entendu parler d’elle par une avocate bruxelloise, France Blanmailland. Son objectif était de créer une association pour défendre les droits des jeunes de la deuxième génération et il cherchait des lycéennes marocaines pour l’y aider ; ma soeur et moi étions élèves au Lycée royal de Molenbeek. Nordine avait alors 23 ans et était inscrit en sociologie à l’ULB. Il racontera plus tard qu’il était membre du Mouvement du 23 mars et s’est même fait torturer dans les prisons marocaines mais qu’aujourd’hui il se donnait comme priorité d’aider les « jeunes immigrés » à se regrouper pour lutter contre les discriminations raciale et sociale et résoudre les problèmes de décrochage scolaire, de drogue, de fugue, de délinquance… engendrés notamment par la crise identitaire liée au déchirement entre la culture des parents et celle de la société belge.

L’AJM a donc été créée par Nordine, des amis de Casablanca venus étudier comme lui à Bruxelles et quelques jeunes étudiantes du Lycée royal et de l’Institut Edmond Machtens à Molenbeek, ces écoles étaient encore largement non mixtes en 1976.

Grâce aux contacts de Nordine, notre association de fait, l’AJM, a pu développer des activités dès 1976 dans une maison, rue du Méridien, 79 à Saint-Josseten-Noode. Ces locaux avaient été mis à la disposition de diverses associations (dont la Maison des femmes) et nous y avons créé une école de devoirs pour donner des cours de rattrapage notamment en néerlandais et en anglais donnés, entre autres, par Stephan Plouvier qui deviendra le trésorier de la Jeunesse maghrébine en 1987. Des conférences, des rencontres passionnantes y étaient aussi organisées, régulièrement.

De multiples alliés

Cette ambiance de solidarité entre les mouvements de gauche belges (communistes, socialistes, chrétiens de gauche, féministes…) et les populations étrangères (dont les réfugiés politiques mais aussi les immigrés et leurs enfants) est bien décrite dans le témoignage de Mustapha Bentaleb : « C’était le temps des cheveux longs, les barbes sauvages, les robes amples à fleurs, les voitures repeintes aux mille couleurs de l’arc-en-ciel et des idées étranges… Post-68, mouvements de libération… écologistes, libération des mœurs, rejet de la société de consommation, organisation populaire de quartier, auto-gestion… goût de la révolte… tracts distribués…[6.M. Bentaleb (dir), Les passeurs de la mémoire sociale,1964-2004, 40 ans de présence marocaine en Belgique, Jeunesse maghrébine asbl, 25 juin 2008, p. 92.]» ou d’Abid El Bahri qui décrit les mobilisations citoyennes contre le projet immobilier « Manhattan » qui a entraîné la destruction du quartier de Bruxelles-Nord et l’expulsion des familles pauvres, immigrées notamment : « C’est là que, pour la première fois, nous avons rejoint une grande manifestation à la place Gaucheret et que, pour l’occasion, avec les membres du Gam (Groupe d’action musicale) nous avons participé à la création d’une chanson pour dire…[7.M. Bentaleb (dir), op. cit., p. 102.] » Voici quelques paroles de cette chanson : « Nous on reste là / On ne bougera pas / Tant que la commune ne nous reloge pas… / Belges et immigrés on s’est rencontré… / Dans tout le quartier on s’est organisé…[8.Le Gam.] »

Au Lycée royal de Molenbeek, certains professeurs organisaient des activités. Jos Béni[9.Échanges de mails avec Jos Béni, 15/12/2020.], notamment, professeur de mathématiques, avait organisé un événement, à l’occasion de la commémoration du 11 novembre, armistice de la guerre 14-18, pour rappeler les deux premières guerres mondiales et prévenir la menace d’une troisième guerre mondiale. À cette occasion, il m’avait fait lire un extrait du Journal d’Anne Frank devant le public de l’école. D’autres professeurs ont fortement marqué les lycéens de l’époque : Pierre Ansay, professeur de religion catholique mais qui donnait des cours sur le marxisme, Marie-Josée Genicot, professeur de morale qui ne ménageait aucun effort pour soutenir ses élèves, monsieur Marneffe, professeur de latin, qui n’avait rien d’un révolutionnaire mais qui nous encourageait dans nos études en aiguisant notre curiosité intellectuelle. Dans ce lycée, il y avait un vent de liberté même si la majorité des professeurs n’étaient pas des « soixante-huitards ». Nous participions à des manifestations estudiantines, interdites au lycée, pour lesquelles nous distribuions des tracts sous le manteau. Nous distribuions aussi des tracts pour appeler les jeunes Marocain·es à participer aux activités de l’AJM.

Modes d’action : les tracts

Mon souvenir le plus frappant de cette époque ? Je suis entrée, avec mes tracts, dans l’Institut des Arts et Métiers de Bruxelles, suis montée sur une table du réfectoire pendant le repas de midi et, devant une majorité de garçons marocains, j’appelle : « Mes frères, il faut nous rassembler, il faut défendre nos droits, nous ne devons plus accepter que les professeurs nous envoient dans l’enseignement professionnel. Nous ne devons pas accepter que nos parents aient émigré, qu’ils aient souffert en Belgique pour que leurs enfants vivent dans les mêmes conditions qu’eux. Nos droits, personne ne nous les donnera, il faut les arracher ! ». Au début, j’ai été sifflée mais au bout d’un moment, tout le monde m’écoutait. Ensuite, j’ai distribué les tracts appelant les élèves à rejoindre l’AJM.

La « propagande » comme l’appelait Nordine, consistait à rédiger des tracts que j’allais stencyler – la photocopieuse n’existant pas encore – gratuitement au Parti communiste belge, avenue de Stalingrad. Je les distribuais alors à la sortie des écoles en tentant de « conscientiser » mes frères et soeurs sur leur situation socio-économique et donc politique, car « tout était politique ». Bien sûr je ne connaissais pas grand chose à la politique en général et encore moins à la politique internationale. Je sentais en Nordine, qui m’effrayait parfois en décrivant les tortures dans les prisons marocaines mais me passionnait davantage par ses discours enflammés pour Cuba, Che Guevara, le peuple palestinien… un être de braise prêt à se battre contre toutes les formes d’injustice. C’est avec lui que j’ai chanté pour la première fois, le poing levé, « El pueblo, unido, jamas sera vencido ! » et peut-être bien aussi L’Internationale. Dans ce réfectoire, devant des dizaines de garçons marocains médusés, j’ai fait ma propagande imprégnée du slogan « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Aujourd’hui, la direction de l’école appellerait la police et m’accuserait d’incitation à l’émeute.

Par ailleurs, Nordine a aussi participé au Mouvement des travailleurs arabes fondé en 1972 par des étudiants et des ouvriers originaires de Tunisie, du Maroc, d’Algérie… plutôt proches du maoïsme, de l’anarchisme et de la Gauche prolétarienne. Cela s’est notamment concrétisé à la JM par deux représentations théâtrales : en 1977, La vie de château et, en 1984, Mohamed Travolta, créées autour de Hédi Akkari et Saïd Bouziri, tous deux membres du Mouvement des travailleurs arabes et du théâtre engagé Al Assifa[10.10 Al Assifa est une compagnie de théâtre (1973) de travailleurs immigrés issus du Mouvement des travailleurs arabes. Cf. « La compagnie de théâtre Al Assifa ».].

Un espace pour la « deuxième génération »

L’histoire de l’AJM est donc liée à tous les mouvements de gauche de l’époque, des grands syndicats belges aux associations de lutte pour l’avortement, la Palestine, en passant par les mouvements antifascistes, pour la paix… chrétiens ou laïques.

Abderrahmane Cherradi, qui a notamment créé la revue Tribune immigrée, membre fondateur du Regroupement démocratique marocain (RDM) et syndicaliste responsable du service migrants de la régionale bruxelloise de la FGTB, m’a confirmé qu’il avait rencontré Nordine par l’intermédiaire de son collègue Mahmoud, membre actif, comme Nordine, du Mouvement du 23 mars. Il décrit Nordine comme un « militant de gauche sincère, sensibilisé à la cause des jeunes de la deuxième génération qu’il a aidés dès 1975 au travers des activités de l’AJM et de la jeunesse maghrébine à se faire entendre sur la scène sociale et culturelle[11. Interview d’A. Cherradi, par téléphone, le 13 décembre 2020.]». D’autres militants du RDM et de l’Unem préciseront que Nordine était un des rares militants marocains à s’être impliqué de manière aussi absolue et spécifique dans la mobilisation de jeunes de la deuxième génération.

A. Cherradi a soutenu l’AJM en demandant pour nous la mise à disposition d’une maison appartenant à la FGTB, située chaussée de Ninove à Molenbeek. Enfin, nous avions nos propres locaux. Nous les avons aménagés comme nous pouvions et les activités organisées par et pour les jeunes Marocains et Marocaines ont pu commencer.

Une des actions que nous avions organisées pour financer nos activités est une « Opération Couscous » au festival Le Temps des cerises à Floreffe en 1977. Avec Nordine, Rachida et Fatima H., deux lycéennes, aussi enthousiastes et combatives que ma soeur Noufissa et moi, nous sommes allés à cette énorme fête en plein air et avons vendu du couscous à 60 francs belges le ravier. On avait apporté d’énormes casseroles, des bonbonnes de gaz… Grâce à ce revenu, nos activités ont pu se développer.

La place des femmes dans l’association

À partir de 1976, nous organisions régulièrement des petites conférences-débats avec des dizaines de jeunes Marocains, en grande majorité des garçons, mais les filles parlaient le plus et s’imposaient. Un jour, suite à une projection d’un film sur Simone de Beauvoir, l’une d’entre elles a reproché : « Et vos sœurs, où sont-elles ? Comment voulez-vous qu’on gagne la bataille contre le racisme, contre les injustices sociales, pour nos droits, si vous enfermez vos sœurs ? »

Un garçon a répondu « moi, je n’ai pas de sœurs ». Elle a regardé autour d’elle, avec un regard accusateur : « Et toi, et toi, et vous tous, personne n’a de sœurs ici, personne ? » Nordine souriait ! Durant ces rencontres, Nordine nous apprenait à lever la main pour parler, mettre l’index de la main droite sous la paume de la main gauche en criant « objection » si on voulait interrompre quelqu’un. Au travers des mots comme « Motion d’ordre », « Points à l’ordre du jour », « Propagande » ou « Comités d’action », Nordine nous a appris à nous organiser, à prendre la parole en public, à rédiger des textes mobilisateurs. Riches de cet apprentissage, plusieurs de ces jeunes filles se sont ensuite fortement impliquées dans le tissu social bruxellois.

Comme précisé plus haut, la mixité n’étant pas encore généralisée dans les écoles, c’est l’AJM qui a permis aux jeunes filles et jeunes garçons marocains de se fréquenter pour la première fois en dehors du cercle familial. On avait de nombreux projets à réaliser ensemble. Lors d’une conférence-débat, dont le thème était l’emploi, une des jeunes filles a raconté qu’elle avait un diplôme de secrétaire : « Je cherche un emploi dans les annonces, je téléphone, la personne qui me répond semble ravie (en Belgique depuis son plus jeune âge, elle a, comme nous tous, un accent « belge ») mais quand je donne mon nom, ou qu’on me voit, on me répond systématiquement qu’ils viennent d’engager quelqu’un. » Après son témoignage, tout le monde s’est tu. « Secrétaire, c’est pas mal, et pourtant elle ne trouve pas de travail ! » Les garçons savaient que les filles subissaient moins le racisme qu’eux. Ils étaient atterrés : qu’est-ce qui les attendait eux, qui pour la plupart étaient dans l’enseignement professionnel. L’avenir apparaissait soudain si sombre. Malgré tout, beaucoup d’entre nous étions convaincus qu’il suffisait de le vouloir et qu’un monde nouveau se construirait. On balancerait tous les préjugés de chacun et on repartirait sur de nouvelles bases.

À l’AJM, jusqu’en 1980, il y avait de nombreuses projections de films, toujours suivies de débats (et soirées dansantes auxquelles ne pouvaient participer que ceux qui étaient présents aux projections de films et débats). Nous y avons découvert des films comme Dar Yassin qui relate le massacre d’un village palestinien, El Chergui du réalisateur marocain Moumen Smihi, et beaucoup d’autres, de Charlie Chaplin dont Les Temps modernes.

La Jeunesse maghrébine

En 1979, ne disposant plus de statut d’étudiant et n’ayant donc plus de documents en règle, Nordine fuyait sans cesse la police. Lors de nos déplacements en ville, j’étais terrorisée : dès que je voyais un policier, je tournais brusquement les talons mais Nordine m’a appris à gérer ma panique pour éviter d’attirer l’attention. À fuir la police, je me sentais dans la peau d’une résistante fuyant la Gestapo. Il reçoit finalement un ordre de quitter le territoire belge, il rejoint Paris, puis le Maroc où il est sous surveillance policière pour raisons politiques. En 1982, avec l’aide de militants d’Amnesty international et de l’avocat Marc Decock, à l’époque, président de la Ligue belge pour la défense des droits de l’Homme, il est revenu en Belgique où il a obtenu le statut de réfugié politique.

En 1982, Nordine a alors relancé l’Association de la jeunesse marocaine » (AJM) en la rebaptisant « La Jeunesse maghrébine » (JM) en 1983 sans doute pour que son épouse, d’origine tunisienne, ne se sente pas exclue mais aussi parce que les jeunes Algériens et Tunisiens vivaient les mêmes problématiques que les jeunes Marocains, en tant que « Maghrébins, Nordafricains, Arabes… ».

En 1983, j’ai entamé mes études de sociologie à l’ULB, l’inscription de Nordine dans cette même section de l’ULB, sept ans plus tôt, n’est peut-être pas sans rapport. Je me suis éloignée de l’association de fait « La Jeunesse maghrébine » car je voulais m’investir totalement dans la vie universitaire et ne participais aux activités que lorsque Nordine venait me chercher, avec insistance.

En décembre 1985, Nordine m’a demandé de signer les statuts transformant l’association de fait « Jeunesse maghrébine » en asbl et d’entrer dans le premier conseil d’administration. Les statuts de l’asbl La Jeunesse maghrébine seront signés en 1985 par quatre femmes maghrébines proches de Nordine – Henda Ben Fredj, Amel Kerkeni, ma soeur Nouzha Atarhouch et moi-même – et seront publiés au Moniteur belge en 1986. J’avais accepté d’entrer dans le conseil d’administration à la condition que ça ne me prenne pas trop de temps. Malgré tout, j’ai de plus en plus participé aux activités de la JM. J’aimais donner cours à l’école de devoirs. En 1986, j’y travaillais bénévolement trois fois par semaine et assistais à de nombreuses réunions.

Nordine avait déjà organisé de grands concerts en 1980 et en 1984 avec trois groupes de musique marocains (Lemchaheb, Nass el Ghiwane et Jil Jilala) et a voulu remettre ça en 1986. Comme il connaissait très bien les responsables de l’Unec (Union nationale des étudiants communistes) avec lesquels je militais au sein de l’ULB depuis que je les avais rencontrés à Moscou (où je représentais la JM dans la délégation belge participant au Festival mondial de la jeunesse et des étudiants), nous avons pu bénéficier du grand auditoire du Janson pour ce concert. Je n’aurais jamais imaginé que tout Bruxelles (maghrébin) se déplacerait pour voir ces musiciens. Nordine, qui avait d’excellentes idées et que je considérais comme un visionnaire, allait prouver par cet événement qu’il avait une énorme capacité de mobilisation. La salle fut comble.

Nordine était un rêveur fou qui se lançait corps et âme dans ses projets, trop grands en général. Il ne se mettait aucune limite quand il voulait atteindre ses objectifs. Sa femme en a payé le prix, car tout l’argent du ménage fondait dans ses projets. Pour lui, l’argent ne devait pas être un problème. L’argent n’était jamais un problème. J’ai ensuite réalisé que, Nordine me fascinant, je ne me rendais pas compte des implications de certaines décisions ou de leur absence.

En 1987, mon conjoint de l’époque, Khalid Zian, et moi avions terminé notre dernière année en sociologie et n’avions donc plus de bourse d’études. À l’époque, les Marocains n’avaient pas droit aux allocations de chômage même si nos parents avaient travaillé et cotisé. Nous devions d’abord travailler un an à temps plein. Mais avec la crise, les seuls emplois disponibles étaient des sous-contrats. Et pour postuler, il fallait être chômeur complet indemnisé depuis plusieurs mois. Le cercle vicieux ! Et la fonction publique n’était accessible qu’aux Belges et la naturalisation encore semée d’embûches.

C’est à ce moment-là que Nordine m’a proposé de le remplacer comme animateur-coordinateur à la JM. Il voulait quitter ce poste depuis longtemps et comptait sur moi pour reprendre ce poste de direction. Khalid et moi n’avions plus aucun revenu, donc je n’avais pas tellement l’embarras du choix, et je travaillais déjà bénévolement trois fois par semaine à l’école de devoirs. C’est ainsi que je suis devenue coordinatrice de la JM, en 1987.

Solidarité financière

La première grosse crise de la JM a alors commencé. Après un mois je n’étais toujours pas payée mais c’était normal selon Nordine : les subsides étaient toujours en retard et sa femme, animatrice à la JM, n’était pas payée non plus. Le problème était que des factures diverses s’accumulaient. J’empruntais dans ma famille pour les payer. Je redoublais d’imagination pour faire patienter les créanciers et nous n’avions pas d’argent pour vivre non plus. Et j’étais enceinte. C’était pourtant une très belle période car la famille et tous nos amis se sont montrés très solidaires. On aurait pu tenir encore quelque temps mais une énorme facture de l’Office national de la sécurité sociale est arrivée. Après avoir fait les comptes, il manquait 800 000 francs belges, toutes dettes confondues. Pour que la JM puisse survivre, Khalid et moi avons appelé à l’aide tous nos amis et nos familles. Il y avait un noyau dur de 40 personnes qui venaient tous les jours à la Jeunesse maghrébine pour trouver une solution. Il fallait trouver quasi un million de francs belges.

On a lutté. Nathalie Chauvier, ma grande amie d’adolescence, a rédigé une lettre émouvante et édifiante, qui appelait à la solidarité. D’autres signataires se sont rajoutés au fur et à mesure de la campagne d’appel aux dons. En deux mois, nous avions déjà récolté 400 000 francs belges. À côté de cela, nous organisions une série d’activités pour récolter de l’argent. Par exemple, nous reproduisions des dessins, sur des petits cartons, avec la mention « Soutien Jeunesse maghrébine 50 FB » et nous allions les vendre dans toutes les soirées à caractère culturel, très nombreuses encore en 1987.

Tout l’argent était reversé sur le compte de la JM. Chaque soir, deux membres au moins tenaient le bar (avec alcool) et gare à celui qui allait boire son verre ailleurs. Personne n’y pensait d’ailleurs. L’ambiance était telle que tous les jours de nouvelles têtes arrivaient (de toutes origines nationales, sociales, économiques, philosophiques…). L’école de devoirs continuait ses activités et les parents, musulmans pratiquants qui y conduisaient leurs enfants, n’ont jamais exprimé, ouvertement du moins, la moindre désapprobation. Ils passaient devant le bar « sans le voir ».

L’équilibre recherché avec les différents partis politiques

Je me dois de rappeler le soutien extraordinaire fourni par la Fédération des institutions socio-culturelles (Fisc), cataloguée socialiste, pendant toute cette crise. La JM a aussi été membre de la Fédération des centres de jeunes en milieu populaire (cataloguée à l’époque d’obédience chrétienne). Nous veillions scrupuleusement à l’équilibre entre les partis représentés, également lorsque la JM organisait des débats politiques PS, PSC, FDF… Et même dans la lettre de demande de dons, nous avons veillé à ce qu’il y ait un équilibre entre les signataires « ULB » et « UCL », entre laïques et chrétiens, sans oublier les Écolos.

L’inspecteur qui contrôlait la JM pendant toute cette période, Monsieur Francis L., libéral, nous a également beaucoup soutenu tout au long de ce parcours. Nous avons toujours tenu à notre indépendance politique même si ce sont surtout les socialistes qui nous ont subsidiés. Malgré le fait que plusieurs membres de la JM étaient au Parti socialiste, tout le monde veillait à ne pas confondre les différentes casquettes. La JM a malheureusement souvent été étiquetée « PS ». J’en étais attristée car Nordine a toujours voulu que l’AJM – puis la JM – soit un mouvement indépendant, « apolitique » dans le sens partisan du terme. Nous soutenions tous ce principe, ainsi que celui de la laïcité, dans le fonctionnement de l’association, ce qui n’était, selon nous, en aucun cas incompatible avec les convictions philosophiques de chacun des membres. Mais il est vrai que du fait de nos études à l’ULB, nous avions immanquablement créé un réseau d’amis plus proches de l’ULB que de l’UCL, plus « laïques » que « chrétiens ». Parmi eux, certains représentants politiques, tous partis confondus, nous ont considérés comme des interlocuteurs à part entière, sans une once de paternalisme ou condescendance. Nous voulions une véritable politique de logement, d’emploi, d’enseignement pour tous les habitants de la Belgique, quelle que soit leur origine. Mais paradoxalement, pour défendre ces valeurs universelles, nous avons dû nous regrouper au niveau ethnique dans la JM.

Une rafle au faciès

En mars 1984, près de 200 jeunes – dont 10 % seulement étaient de nationalité belge – furent interpellés par la gendarmerie dans le centre commercial bruxellois City 2. En réaction, la JM demanda que cessent ces pratiques vexatoires à l’égard des jeunes de la deuxième génération. Aujourd’hui, tous ces jeunes auraient la nationalité belge, puisque le droit du sol est appliqué en Belgique depuis 1991 mais rien n’a changé puisqu’il s’agit toujours de contrôles basés sur le faciès. Suite à cette rafle, la JM organisera une journée de réflexion, la première du genre, le 14 avril 1984, qui rassembla 150 jeunes dans une salle du centre de Bruxelles sur les questions qui se posaient à la deuxième génération immigrée en Belgique.

Aujourd’hui, je veux rendre hommage à Nordine Dezairi, ce visionnaire passionné qui, je le précise, a remboursé la totalité sa dette vis-à-vis de l’asbl. Nordine n’arrivait pas à tenir compte des réalités administratives. Son engagement, sa foi dans le combat primaient sur tout le reste. Et les injustices, les problèmes à affronter étaient tellement importants que le reste passait au second plan. Dans les années 1976-1986, l’ensemble du monde associatif se souciait bien moins du « management » que de ses projets, et les pouvoirs subsidiants étaient moins exigeants en termes de comptabilité. Nordine travaillait hors cadre, toujours prêt à bouger, mobiliser, fédérer les énergies. Tout était à créer.

Nordine ne s’est malheureusement jamais relevé de tout ce qu’il a sacrifié à son beau projet ni des répercussions sur sa famille. Il nous a quittés trop tôt, le 3 décembre 1997, à l’âge de 44 ans.

Et demain ?

Dans cet article, je me suis concentrée sur la genèse et les premiers pas, les premiers combats de la JM. J’ai délibérément choisi de me concentrer sur cette période, plutôt que de raconter les développements ultérieurs de l’association qui, à l’instar de tout organisme vivant, a été le fruit d’une passion, puis a traversé une existence faite de hauts et de bas qui s’est inexorablement terminée par son agonie et sa mort, en 2008. Les autres premières associations maghrébines « de la deuxième génération » ont également disparu : Ahl El Hijra, Association des jeunes Marocains, Avicenne…

La JM a été une aventure qui a permis à des jeunes et des moins jeunes de faire leurs premières armes dans l’engagement social, culturel, médiatique et politique. Les problèmes et les injustices que la JM avait essayé de résoudre et de combattre sont toujours là, plus prégnants encore : racisme, discriminations à l’emploi et au logement, ghettoïsation, stigmatisation sont loin d’avoir disparu, bien au contraire. Les jeunes, y compris de la troisième et quatrième génération, représentent encore le gros de la population scolaire de l’enseignement professionnel, en déglingue. Ils sont également encore majoritairement voués au chômage et à l’exclusion sociale. Les contrôles au faciès, les interventions musclées de la police ne sont pas rares et au mieux apparaissent dans la rubrique des faits divers lorsqu’une situation « dérape ». Aujourd’hui, de nouveaux engagements, de nouvelles formes de mobilisation des énergies progressistes sont plus que jamais nécessaires.