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À l’Est, l’Europe perd sa boussole

14 octobre 2021 : La légalisation, par la Pologne, du refoulement de réfugiés à ses frontières – acte pourtant interdit par le droit international – aggrave la crise frontalière entre l’Union européenne et la Biélorussie.
Cet article a paru dans le n°118 de Politique (décembre 2021).

L’instrumentalisation de migrants à la frontière biélo-polonaise par le président biélorusse Alexandre Loukachenko est, n’ayons pas peur des mots, abjecte. Des milliers d’Irakiens, Afghans ou Syriens sont venus jusqu’à Minsk dans des avions affrétés avec l’espoir de se rendre en Europe. Ils ont été escortés jusqu’à la frontière polonaise. Leurs camps ont été démantelés. Plusieurs centaines ont finalement été renvoyés chez eux, à l’instar de 431 « volontaires » irakiens. Les autres se dispersent à la frontière et tentent régulièrement de passer.

Que le président biélorusse utilise la détresse pour riposter aux sanctions européennes contre sa réélection en août 2020 montre l’importance que ce régime accorde à la vie humaine quand elle ne sert pas ses intérêts. Mais ces enfants, ces femmes et ces hommes coincés entre les deux pays révèlent également la stratégie d’un grand pays européen, la Pologne, et la difficulté de l’Union européenne à agir efficacement face à l’un de ses membres qui a, de toute évidence, perdu la boussole européenne.

La liste des coups de griffes donnés par le gouvernement polonais aux valeurs européennes et à l’État de droit est longue désormais, entre une réforme de la justice inféodée à l’exécutif, la stigmatisation des minorités parmi lesquelles la communauté LGBTQI+ et, last but not least, la fin de la primauté du droit européen sur le droit polonais, pourtant fondatrice de l’UE.

En stratège, le gouvernement polonais, menacé de voir ses fonds européens bloqués, détourne l’attention de sa population vers la frontière biélorusse et appelle à l’unité face à la menace de « guerre hybride » orchestrée par Minsk et Moscou. Pour arriver à ses fins, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki déploie une rhétorique de la peur.

Sur le terrain, les migrants ayant réussi à entrer dans le pays sont refoulés, ce qui est interdit par la Convention de Genève de 1951 sur le statut de réfugié (signée par la Pologne et la Biélorussie). Et Frontex, l’organisme chargé de surveiller les frontières extérieures de l’UE – dont le siège est situé à Varsovie –, n’est pas le bienvenu. On comprend pourquoi et on le déplore : si Frontex se déployait à la frontière, il ferait entrer en Pologne les demandeurs d’asile ayant droit à une protection internationale, conformément à la Convention de Genève, comme il l’a fait en Lituanie, un État membre où la situation s’est « normalisée ».

L’Union européenne aurait gagné à être plus ferme avec la Pologne face à ces dérives mais c’est oublier une fois de plus qu’elle parle difficilement d’une seule voix. Le mur que la Pologne veut ériger à sa frontière en témoigne. L’Union européenne se divise sur ce mur alors qu’elle devrait opter pour un corridor humanitaire.

En attendant, le froid s’installe. Des hommes, des femmes et des enfants parfois très jeunes dorment à même le sol au plus près de la frontière, certains dans les bois biélorusses environnants, à portée de la vue indifférente des deux camps. Il est urgent que l’Union européenne retrouve, elle aussi, sa boussole

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; photographie des Forces de défenses territoriales polonaises fermant la frontière face des migrants, prise le 15.11.2021 par WOT.)