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Apprendre de l’expérience Syriza

Tsipras_and_Junker
Tsipras_and_Junker
La façon dont le gouvernement grec donne des réponses programmatiques aux problèmes liés à la crise du capitalisme est en grande partie fonction du caractère dominant de la présence de membres provenant de couches moyennes, mais aussi du manque de préparation pour acquérir la capacité de fournir des réponses programmatiques pouvant défendre et consolider la masse du monde du travail. Toute la conception de ce qu’est une organisation de gauche doit donc changer. Il est nécessaire de préparer ces personnes, en leur fournissant le capital de connaissances nécessaire, à la réalisation d’un grand projet transformateur, qui doit constituer une tournant nécessaire mais difficile et fondamental pour l’humanité.

Le gouvernement de Syriza fut le premier gouvernement formé par un parti de gauche, en janvier 2015, à la suite de la crise de 2008, exprimant la volonté d’une alliance de fait de couches populaires et moyennes désirant résister aux politiques d’austérité imposées par les institutions européennes et le Fonds monétaire international (la Troïka) dès 2010. Plusieurs facteurs ont fait que ce parti a dû accepter un compromis avec la Troïka en juillet 2015, avant d’être réélu en septembre, acceptant de continuer les politiques d’austérité, et de gouverner en négociant continuellement les politiques proposées par les institutions européennes, liées au service de la dette publique. Une dette que ces institutions avaient pris soin de transférer des banques privées aux États de l’eurozone, transformant une question de négociation de l’État grec avec des banques privées en question politique européenne centrale.

Ce compromis qui a été ressenti en Grèce et au sein de la gauche européenne comme une grave défaite, comme un recul dramatique par rapport  aux positions programmatiques de Syriza, était pourtant le résultat inévitable d’une conjoncture particulière, incomprise par plusieurs personnalités de gauche en Europe. Avant tout il y avait la volonté inébranlable de la Troïka d’imposer par tous les moyens disponibles une gestion de la dette par toutes les doses d’austérité nécessaires, même si le cout social et économique était catastrophique et si les prévisions de redressement de l’économie à travers les plans d’austérité étaient fantaisistes: aucune alliance politique au sein de l’Europe n’a présenté une alternative contre cette approche sans précédent.

Aucune préparation d’une telle éventualité n’avait été entamée par Syriza qui avançait avec l’hypothèse d’un programme de relance keynésienne alimentée par une réduction du poids du service de la dette et qui était considérée comme envisageable. De l’autre côté, les mobilisations populaires de masse qui avaient alimenté la croissance rapide de l’audience de Syriza, n’ont pas été accompagnées par la création de structures de pouvoir et de gestion alternatives qui auraient pu imposer de nouvelles élaborations programmatiques, et la seule voie disponible pour un gouvernement de gauche était la gestion des questions économiques et sociales au sein du système institutionnel existant en Grèce et en Europe. Ces constatations conduisent encore aujourd’hui à la formulation d’une question cruciale à laquelle doit répondre la gauche dans la période actuelle: comment en pleine crise du système néolibéral peut-on gérer les institutions existantes en prenant des initiatives institutionnelles qui visent à transformer ce système dans le sens du dépassement de cette crise écologique, sociale et économique ?

Malgré le fait que Syriza et principalement le gouvernement, soient restés prisonniers d’une vision keynésienne du développement, et plus encore d’une gestion du cadre institutionnel hérité de la période précédente, qui était loin d’être un régime fordiste accompli, la période 2015-2018 a vu des changements importants (par rapport à la gestion des années précédentes), concernant la politique sociale en direction des couches les plus affectées par la crise, la politique de la couverture universelle des soins de santé, la lutte contre l’évasion fiscale, la lutte contre la corruption et les pratiques clientélistes au sein de l’administration. La fin de la période des « memoranda » le 21 aout 2018, grâce surtout à la confiance en la possibilité de gérer la dette par des emprunts sur « les marchés », soutenue par une période de grâce de 10 ans accordée par le Eurogroup du 21 juin 2018, pour les payements des intérêts de la dette et l’allongement de 10 ans de la maturité des obligations, coïncide avec une reprise de l’économie, tirée par la légère croissance de l’économie européenne et aussi par une croissance importante du tourisme vers la Grèce.
Cette conjoncture permet au gouvernement d’entamer une période d’allègement d’impôts et de la TVA payés par les entreprises, de diminuer les charges sociales pour les indépendants et les agriculteurs, de permettre une augmentation du salaire minimum et la suppression d’un salaire minimum plus bas pour les jeunes, parallèlement à une réforme des conventions collectives favorable aux salariés. Le gouvernement a aussi renégocié et annulé une nouvelle réduction des pensions qui avait été imposée par la Troïka pour le 1er janvier 2019.

[La Grèce, avenir du modèle social européen?, entretien (2014) avec Petros Linardos]

Pourtant malgré cette combinaison de reprise légère mais réelle de l’économie, et de mesures qui ont un impact social et économique certain, il ne faut pas partager le triomphalisme du gouvernement pour deux catégories de raisons. La première est la persistance de la pauvreté et du chômage: le chômage officiel a baissé de 27% en 2013, à 19% cette année, mais les estimations de l’Institut du Travail (des syndicats) donnent 25% en fin de 2017. L’inégalité des rémunérations reste importante: en 2009 13,1% des salariés gagnaient en dessous de 700 euros, et en 2017 ce pourcentage est de 37,4%. La pauvreté comme privation matérielle sérieuse a doublé depuis 2009, et concerne 21% de l’ensemble de la population et 45% des chômeurs. La seconde catégorie de raisons est que les conditions matérielles d’une reprise présentent des déficits importants, puisque il y a toujours l’obligation d’un surplus primaire de 3,5% jusque 2022, les investissements nets restent négatifs jusqu’en 2017, le système bancaire reste affaibli par des prêts non performants très importants, mais aussi par les fuites de capitaux de la dernière décennie, et reste peu capable de fournir des capitaux pour financer une reprise importante des investissements.

Le gouvernement utilise l’expression « restructuration de l’économie », qui signifie que nous ne sommes pas devant la nécessité simplement d’une reprise, mais que nous devons couvrir une perte de PIB de 25%, et des pertes de capacités productives allant de 50 à 60% dans plusieurs branches d’activité comme le bâtiment et l’industrie, laquelle a vécu d’ailleurs une longue période de perte de compétitivité depuis les années 80, qui fut la raison principale de la profondeur de la crise.
Mais quelle est la mécanique de la restructuration selon la stratégie du gouvernement, et aussi quelles sont les ressources qui peuvent être utilisées dans une telle perspective? Toute économie avec une telle perte de capacité productive ne peut être « restructurée » à travers le fonctionnement de multiplicateurs, puisque l’augmentation de la demande conduit inévitablement vers une offre de produits de consommation, et pas vers une offre de produits intermédiaires ou capitalistiques, et aussi vers une augmentation des importations. Et le manque de secteurs exportateurs puissants rend difficile de contrebalancer la tendance vers une croissance du déficit extérieur.

Des choix au-delà des automatismes du marché doivent être faits, par l’élaboration de plans de développement, par les autorités publiques. Une telle perspective est minée par la subsistance d’un système de gestion de politiques de développement fragmentaires héritées du système clientéliste, qui malgré une gestion « honnête » de ces instruments de financement d’activités du secteur public ou privé, restent en grande partie inefficaces, et reproduisent une administration indifférente aux impératifs des politiques de développement. Le système clientéliste, permettant aux capitalistes d’avoir un accès direct aux institutions et aux ressources de l’État et des banques, n’avait pas été supprimé après l’entrée de la Grèce dans la Communauté européenne en 1981, et avait au contraire été combiné avec le modèle néolibéral, qui assurait le maintien de la suprématie de toute politique qui soutenait l' »entreprenariat », avec les résultats que l’on a vu au niveau de la perte de capacité productive et de compétitivité de l’économie.

La subsistance des caractéristiques importantes de ce système est due au manque de vision stratégique du gouvernement et du parti Syriza, au-delà de la reprise de l’économie à partir de politiques keynésiennes et d’un horizon fordiste pour les institutions sociales au sein d’un capitalisme rénové, lié manifestement à un manque de compréhension de la profondeur et l’étendue de la crise du capitalisme. Et de l’importance de la logique de plans de restructuration pour mettre en question la suprématie d’une classe capitaliste qui malgré sa faiblesse actuelle, et ses échecs retentissants, est traitée comme le facteur premier du développement économique. Sans oublier que les plans de restructuration au niveau local, régional et national, peuvent être des bases institutionnelles fondamentales de la transition vers des logiques post-capitalistes qui sont indispensables pour défendre l’emploi et le niveau de vie des classes populaires mais aussi la capacité productive et l’environnement dans l’ensemble du pays.

Le gouvernement grec est obligé, loin d’une logique de « rupture »[1] qui n’a jamais eu de contenu réel, de gérer en même temps, une négociation continuelle de la question de la dette publique, la mise en valeur d’acquis économiques et institutionnels en Grèce et en Europe, et la mise en place d’innovations institutionnelles importantes pour corriger le système actuel et ses séquelles, dans les domaines des banques et de l’argent, de l’environnement, des politiques de développement, et des stratégies de protection du travail. Des innovations qui peuvent annoncer ou constituer des ruptures stratégiques avec le régime capitaliste spécifique de la Grèce mais aussi avec le modèle néolibéral européen. Il ne faut pas non plus oublier que le gouvernement de Syriza a réussi à modifier l’attitude des institutions européennes concernant la crédibilité du gouvernement grec. Au début de la période de négociations en 2015, assurer le service de la dette par la Grèce était un but qui ne semblait réalisable que par la mise en place d’un ensemble de mesures et de politiques imposé par ces institutions. Maintenant, à cause justement de cette crédibilité, à partir du moment où le service de la dette suit les accords réalisés et n’est pas mis en danger par des politiques « déstabilisatrices », les marges de manœuvre du gouvernement grec se sont considérablement élargies. Ceci dit, nous devons aussi signaler que la possibilité de nouvelles crises financières, avec toutes leurs conséquences pour les économies réelles n’est pas à exclure, et que les innovations institutionnelles devraient aussi tenir compte de la nécessité pour les économies nationales de se défendre et de défendre leurs populations dans des cas pareils.

La domination des banques « systémiques » et la question des fonds pour l’économie

La question des ressources disponibles pour la restructuration de l’économie, avec tous ses aspects environnementaux et sociaux a une importance évidente, et ne se limite pas au poids du service de la dette. La capacité des banques « systémiques » de financer l’économie reste un problème majeur, non seulement à cause de la fuite de l’épargne mais aussi à cause de la combinaison d’un volume important de prêts non performants et de la volonté des banquiers d’éviter une recapitalisation avec de l’argent public, même si de cette façon se réduisent les capacités de prêts à l’économie. La somme de 25 milliards prévus par l’accord de juillet 2015 (au sein du prêt de 86 milliards) pour recapitaliser les banques, a été réduite à 5,4 milliards et le refus de celles-ci, soutenu par les institutions européennes, a eu comme résultat de garder l’État loin des banques, même avec un coût non négligeable pour l’économie. Le feu vert finalement donné par Bruxelles concernant la création d’une banque publique de développement, limite ses pouvoirs car ce sera une banque accordant des financements indirects, donc dépendante de la bonne volonté des banques privées. Il s’agit de la continuation de la défense d’une ligne néolibérale dure, qui donne l’avantage aux banques « systémiques » malgré leur responsabilité concernant la crise, et leur incapacité actuelle de financer l’économie. Pourtant le besoin d’une banque publique de développement est indéniable si l’on veut entamer un processus de reconstruction, et le gouvernement devrait travailler dans ce sens par tous les moyens[2].

Des fonds disponibles pour le financement de l’économie et des infrastructures proviennent des Fonds structurels européens, mais aussi de la possibilité de prêts de la Banque européenne d’investissements et de financements du Fonds européen d’investissements[3] (FEI). Ces deux institutions ont montré leur volonté de participer à des investissements publics à tous les niveaux, et à des investissements privés, tandis que le Fonds européen d’investissements stratégiques constitue une source de financement très populaire en Grèce, qui se trouve en première place dans la liste des pays ayant profité de cette source d’investissements.
Le cas de la Banque coopérative de Karditsa, qui collabore avec le FEI, pour financer des petites entreprises, des entreprises sociales et des coopératives agricoles dans sa région, est un exemple concret du fait que les innovations institutionnelles dans le secteur des banques peuvent être très bien accueillies au niveau européen, à partir du moment où des investissements rentables sont réalisés avec l’aide d’institutions crédibles. Il faut noter que le succès indéniable de cette banque coopérative est dû en grande partie à sa coexistence dans la même région avec la Société de développement de Karditsa, créée par des municipalités locales, qui est une structure d’aide et d’accompagnement des petites entreprises et coopératives de la région.

[Grèce, l’Europe n’était pas au rendez-vous (2015)]

Dans une situation de fonds restreints et d’incertitude concernant la stabilité des sources de financement, et des relations économiques internationales, la mise en place de moyens de paiement supplémentaires aux niveau local ou régional peut être un instrument de croissance de la production et de l’emploi, et en même temps un moyen de défense des économies locales et cas de crise économique et financière[4]. Il est pourtant nécessaire pour pouvoir utiliser ces « monnaies » supplémentaires, d’avoir une connaissance approfondie des relations économiques locales, ainsi que des relations solides et visibles entre les diverses activités productrices et consommatrices à ce niveau. Des initiatives de moyens de paiement supplémentaires dépendent de l’existence d’une culture de planification et de la connaissance des flux de l’économie locale, ainsi que de politiques qui favorisent par d’autres moyens la cohésion des structures productives et économiques locales, et de la conscience de l’importance de celles-ci par la population. Il faut noter que la culture de planification n’est pas acquise, ni d’ailleurs les institutions avec le personnel prêt à assumer une telle orientation et activité, à la suite de décisions des autorités locales, régionales ou nationales.

L’accumulation de questions environnementales

La question des choix stratégiques dans le domaine de l’environnement, et des politiques qui les assument, reste comme ailleurs grande ouverte, concernant premièrement les choix au niveau de la planification énergétique, mais aussi concernant la planification complexe de la protection de la population face aux conséquences du changement climatique, la gestion du recyclage des déchets, et la planification de la suffisance d’eau dans les villes et les campagnes. Le gouvernement de Syriza, après avoir reculé devant les pressions pour maintenir la production d’électricité avec le lignite, et aussi pour participer aux projets d’exploitation des gisements de pétrole et de gaz en Méditerranée, a présenté un texte concernant la Stratégie pour l’Énergie et le Climat, qui participe à une augmentation de plus de 3 degrés de la température moyenne, très loin des propositions de la Commission de l’ONU et des propositions pour la Grèce des ONG de Greenpeace et WWF. De cette façon le gouvernement passe notamment à côté de la possibilité de participer au niveau de l’Europe à une alliance politique et sociale qui soit à l’avant garde de la lutte contre le changement climatique, une approche qui serait un investissement politique majeur pour un gouvernement de gauche. En même temps les changements de l’intensité des phénomènes météorologiques ont déjà conduit à des catastrophes locales, avec un cout humain sans précédent, ce qui signifie que la question de la protection de la population, des infrastructures et des cultures devient un projet qui doit être systématiquement envisagé et programmé.

Toutes le politiques nécessaires dans le domaine de l’environnement, qui sont maintenant d’une façon visible des politiques qui concernent immédiatement la vie des populations, nécessitent des pas substantiels dans le sens de la planification, et donc dans le sens de la création ou du soutien des institutions adéquates, de l’éducation et la formation du personnel nécessaire, et de la diffusion des informations correspondantes au sein des populations[5]. Surtout dans la mesure où le gouvernement actuel a hérité d’un ensemble de carences et de manquements en ce qui concerne les infrastructures et la mise en œuvre de décisions prises, qui ont cultivé la méfiance face aux politiques publiques et de l’autre côté la tolérance de pratiques informelles à grande échelle, non seulement dans le domaine de l’activité économique, mais aussi dans le domaine de l’utilisation du domaine public et des ressources naturelles. La mise en route de la création des « communautés énergétiques » qui doivent être des initiatives à la base de production d’énergies renouvelables, rendue possible par une nouvelle loi, rencontre de grandes difficultés à cause du manque de mobilisation dans ce sens, mais aussi à cause de l’absence de structures publiques ou sociales de soutien et d’accompagnement de telles initiatives.

Dans le domaine du recyclage des déchets, le retard accumulé est grave, quand les pourcentages de matières réellement recyclées se trouvent en dessous de 10% dans tout le pays, et quand les méthodes de « tri à la source » sont appliquées dans de rares cas. Le manque de capacité des autorités municipales à s’engager dans des pratiques efficaces est notoire, ainsi que le manque de sensibilisation de la population. Dans ces conditions les pratiques favorisées sont les tris « industriels » centralisés, qui sont notoirement inefficaces et entretiennent l’accumulation de déchets dans des décharges débordantes qui elles conduisent à des mobilisations des populations limitrophes. La nécessité d’une approche à long terme de la question de l’eau est visible, quand se sont accumulés des problèmes qui concernent la diminution des précipitations dans certaines régions du pays, le manque d’infrastructures et de barrages, ou l’héritage de barrages inachevés ou déficients, le pompage exagéré et souvent illégal d’eaux souterraines, le gaspillage d’eau par certaines cultures, et les pertes importantes des réseaux urbains. Toutes ces questions font manifestement que nous nous trouvons devant la nécessité de prévoir et travailler à long terme, et avec une compréhension et participation consciente des populations, au sein de structures de représentation et de décision.

Manque d’instruments pour une stratégie de restructuration

La confiance montrée par le gouvernement de Syriza en la validité de méthodes keynésienne de relance de l’économie, et concernant le rôle moteur principal d’investissements privés venant en grande partie de l’extérieur, est le résultat d’un manque de compréhension de la profondeur de la crise du capitalisme, et aussi de l’absence d’une critique du cadre institutionnel existant pour les politiques de développement et de soutien à l’entreprenariat.
Le premier problème que présentent les instruments des politiques d’aide à l’entreprenariat est que ces instruments hérités du système clientéliste, géré aujourd’hui après la suppression à grande échelle des mécanismes de corruption, ne peuvent servir à faire réellement des choix qualitatifs concernant la structure des capacités de production. Les incitations accordées s’adressent à des catégories générales d’entreprises ou à des régions géographiques, d’une façon horizontale[6], et les propositions présentées sont évaluées comparativement avec des critères de viabilité individuels. C’est une approche qui est inscrite dans les programmes alimentés par les Fonds structurels européens, mais aussi concernant le Fonds de développement national, et maintenant le financement des initiatives de l’Economie sociale. Il n’existe pas, curieusement en ce moment de restructuration, d’institutions au niveau national ou local, qui puissent élaborer des plans de développement avec des choix par secteur ou par branche, ni des structures de soutien et d’accompagnement des petites entreprises et des entreprises d’économie sociale.

[Grèce : une mise au pas qui n’éteint pas le feu qui couve en Europe (2015)]

Un deuxième problème des politiques de développement est l’absence de coordination des politiques adressées aux entreprises ou aux exploitations, et des politiques d’infrastructures, et de services publics. Il est vrai que le gouvernement actuel a hérité de choix réalisés par les gouvernements précédents, et aussi de projets d’infrastructures mal préparés ou mal réalisés, mais encore aujourd’hui, quand les budgets et les réalisations se sont nettement améliorés, il est évident que la capacité de planification à tous les niveaux a de graves lacunes. Dans plusieurs régions, où le tourisme croit à des rythmes importants, il y a des problèmes d’adéquation des infrastructures et des services publics, mais aussi concernant les capacités des productions locales à profiter de la demande de biens de consommation. Plusieurs de ces problèmes sont liés aux mesures d’austérité qui ont été appliquées depuis 2010, mais même dans ce contexte le manque de plans locaux ou régionaux pèse d’une façon visible sur le résultat des dépenses effectuées. La nécessité d’introduire la dimension environnementale dans la logique de planification, est apparue d’une façon dramatique dans les régions où des évènements climatiques intenses ont eu des conséquences sérieuses concernant les populations, la production locale, ou le tourisme. La dimension environnementale est en règle générale liée à la nécessité de contrôler les activités informelles qui dans plusieurs cas déterminent non seulement le caractère et l’orientation des activités productives, mais aussi le choix et la qualité des infrastructures et leur organisation au niveau local.

Dépasser une vision fordiste du travail

L’élaboration et l’application d’une stratégie concernant le monde du travail, doit être la dimension la plus importante de l’ensemble des politiques d’un gouvernement de gauche, qui met en place des formes d’organisation de ce monde, qui permettent son renforcement, et sa capacité de conquérir un niveau de vie et des services sociaux dignes, mais aussi des formes d’organisation au niveau de la production qui mettent en question les relations autoritaires qui caractérisent les formes capitalistes de production. Le chômage élevé et la précarité sont la réalité actuelle de la majorité des salariés, une réalité qui est le produit des politiques néolibérales appliquées depuis les années 90, et naturellement des politiques d’austérité et de dérégulation du marché du travail intensifiées durant la période des memoranda. Les organisations syndicales des employés et travailleurs du secteur public qui ont en grande partie gardé leur cohésion et leur force, ne peuvent pas depuis longtemps être considérées comme des facteurs de renforcement du degré d’organisation du monde du travail, car il s’agit d’organisations repliées sur leurs intérêts et demandes propres, sans rapports et liaisons avec la masse des salariés, adaptées c’est-à-dire au résultat voulu par la stratégie néolibérale.

La façon du gouvernement de Syriza d’envisager la question de l’organisation du monde du travail, est directement liée à la vision fordiste de la place future des salariés, dans le contexte d’un développement économique en cours. Il s’agit d’une approche paradoxale quand on prend en considération l’engagement des représentants du capital en faveur de politiques clairement néolibérales, qui supposent un refus catégorique de toute attitude fordiste face au monde du travail. Les ministres du gouvernement et la direction du parti refusent manifestement d’admettre que la conjoncture reste celle d’une instabilité durable du capitalisme, et que le néolibéralisme reste un choix stratégique pour le capital, non seulement comme un ensemble de méthodes pour faire face à cette crise, mais aussi comme un choix incontournable face à des salariés capables de revendiquer beaucoup plus que les salaires et les couvertures sociales, c’est-à-dire de revendiquer des contrôles au niveau de la production et des décisions concernant les orientations de la production. Le refus des organisations exprimant le monde des entreprises de participer à la discussion sur la planification de la restructuration de l’économie, et leur insistance à voir la question du développement comme la combinaison de ressources offertes par l’État et de pratiques « flexibles » au niveau du marché du travail, peuvent conduire à des tensions politiques qui minent les orientations générales de la gouvernance actuelle.

Renforcer le monde du travail signifie premièrement favoriser l’organisation des salariés et leur capacité d’exercer un contrôle du pouvoir des directions dans les grandes entreprises privées ou publiques, deuxièmement soutenir le développement de structures d’économie sociale et solidaire, comme de coopératives dans des secteurs agricoles et manufacturiers, et aussi soutenir les petites entreprises, dans le but de renforcer des alliances de forces populaires, et obtenir leur participation à des institutions de planification de la restructuration, et d’assurer aussi leur participation à des processus démocratiques d’approbation et de contrôle des plans de développement. Des efforts doivent être aussi déployés pour contester le contrôle de l’émission et la gestion de la monnaie par le capital financier privé. Une telle orientation qui demande un investissement politique substantiel des autorités, doit être assumée dans un logique de conquêtes partielles cumulées, une logique qui reconnait la nécessité d’entamer une période transitoire, dont la dynamique dépendra de plusieurs facteurs, et plus particulièrement de la capacité de ces conquêtes à renforcer la présence de mobilisations populaires et de mouvements sociaux.

Vers un grand projet transformateur

L’adoption d’une stratégie qui puisse conduire à une telle orientation, avec tout que cela signifie pour la prise en compte des questions de l’environnement, de la lutte contre les inégalités et de la reconstruction du tissu productif, est manifestement fonction de décisions politiques adéquates, qui comme les pas vers la planification et sa gestion, nécessitent un capital de connaissances important tant au niveau de réalité du pays dans tous les domaines, qu’au niveau des théories de la planification, de la gestion et du fonctionnement des institutions démocratiques. Dans la réalité de la gauche grecque et de ses expériences de la gouvernance, il est très facile de constater que le manque de radicalisme, d’audace, d’inventivité, et de clarté de la vision des choses en perspective, est en grande partie fonction du manque de préparation par une éducation des membres et des cadres, et par une connaissance d’expériences similaires dans d’autres régions de l’Europe et du monde.

L’expérience grecque dévoile les difficultés que rencontre la gauche face à une crise du capitalisme multidimensionnelle et profonde. Il s’agit en fait d’une incapacité de comprendre les caractéristiques fondamentales de cette crise, et de dépasser une vision nostalgique de la période fordiste du capitalisme, en élaborant une stratégie et des politiques capables de répondre aux impasses au sein desquelles nous sommes engagés. Les succès qu’a connus le néolibéralisme, en divisant et en désorganisant le monde du travail, et en consolidant des alliances entre le capital et des couches moyennes, ont été ébranlés par les politiques d’austérité, mais cela ne signifie pas qu’un nouveau contrat fordiste peut renaitre. Il ne faut pas oublier non plus que durant plusieurs décennies les partis de gauches de masse en Europe ont connu un processus de dégradation de leur caractère de classe, en devenant graduellement des partis exprimant des formes de conservatisme des classes moyennes.

Le paysage social et politique a radicalement changé, et ne peut plus être décrit en utilisant comme axe principal le rapport entre un parti de gauche et la classe ouvrière. Ce qu’ont montré les grandes mobilisations populaires de la dernière décennie en Europe, c’est que les partis de gauche sont loin de pouvoir organiser ces mobilisations, et encore moins de les orienter vers la création de nouvelles formes institutionnelles: en Grèce de telles mobilisations ont eu comme résultat les victoires électorales de Syriza, et de timides expériences solidaires à la base, tandis qu’en Espagne la gauche issue du mouvement 15M a été plus efficace au niveau des mouvements thématiques et des municipalités, que sur la scène politique centrale. Comme c’est aussi le cas en France après les Gilets Jaunes, ce qui est en jeu ce n’est pas l’évolution de liens existants entre le monde du travail et un parti de gauche, mais les efforts des formations de gauche d’élaborer des thèses programmatiques ou de mettre en place des politiques originales, qui sont capables de satisfaire les besoins et les demandes des masses des gens du travail.

La façon dont le gouvernement grec donne des réponses programmatiques aux problèmes liés à la crise du capitalisme est en grande partie fonction du caractère dominant de la présence de membres provenant de couches moyennes, mais aussi du manque de préparation pour acquérir la capacité de fournir des réponses programmatiques pouvant défendre et consolider la masse du monde du travail. Toute la conception de ce qu’est une organisation de gauche doit donc changer, car il ne suffit pas de construire de telles organisations, en additionnant des personnes avec des connaissances et des expériences acquises dans des lieux de travail ou des institutions particulières. Il est nécessaire de préparer ces personnes, en leur fournissant le capital de connaissances nécessaire, à la réalisation d’un grand projet transformateur, qui doit constituer une tournant nécessaire mais difficile et fondamental pour l’humanité.

 

[1]     L’idée d’une « rupture » était à la mode après le compromis de juillet 2015, et s’est présentée dans quelques pays comme un « plan B » dont le contenu n’a jamais été clair. Nous pouvons maintenant constater qu’il ne s’agissait pas d’une stratégie alternative, mais d’une réaction idéologique et politique, qui n’a pu acquérir la forme d’un projet.

[2]     Constituer une Banque publique de développement, après des décennies de domination des banques dites « systémiques » demande des efforts importants en ce qui concerne le management et donc le personnel qui doit être formé et engagé.

[3]     La création d’une trentaine d’instruments financiers avec la participation de banques européennes, qui sont sensés financer l’économie, à la place des banques systémiques, ne correspond pas à des projets de reconstruction, mais sont orientés vers le soutien d’investissements individuels viables.

[4]     Le rapport du Club de Rome, Money and Sustainability, the missing link, proposait dès 2012 l’utilisation de monnaies supplémentaires en Grèce pour faire face aux effets dépressifs de la crise de la dette.

[5]     Voir Anthony Giddens, The politics of climate change, où est développée l’argumentation en faveur du rôle planificateur des pouvoirs publics.

[6]     Les politiques industrielles « horizontales » sont censées traiter toutes les demandes de la même façon, mais sont en réalité des instruments qui facilitent les choix politiques ciblés mais non déclarés. Durant les années 80, l’opposition farouche des industriels, pourtant éprouvés pas une crise de surendettement, face aux tentatives de mettre en place des institutions de politiques industrielles planifiées par les premiers gouvernements du Pasok, a réussi à imposer la logique horizontale, et à engager l’appareil productif du pays dans le chemin vers la crise de 2009.