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Christian Comeliau : « Les impasses de la modernité »

«On n’arrête pas le progrès…» est l’une de ces expressions qui truffent notre langage et qui nous renvoient malgré nous à notre condition d’êtres humains. Toujours partagés entre l’orgueil de la dernière avancée de notre génie créateur et la crainte de ce qui va nous arriver, de la perte de contrôle qui peut s’en suivre. L’inéluctabilité du progrès a longtemps été l’argument à opposer à tous les passéistes, rétrogrades et autres romantiques. Non seulement le progrès était souhaitable mais, de plus, il était inévitable. En quelque sorte, nous avions découvert une force extérieure à nous-mêmes, aussi efficiente que la gravitation universelle. Évidemment il y a toujours eu des professeurs humanistes qui ont bien tenté d’avertir les jeunes générations à coups de citations du genre «science sans conscience, n’est que ruine de l’âme» ou en leur racontant l’histoire édifiante de la chute d’Icare,… Mais d’une manière générale, il valait mieux se ranger dans le camp du progrès. Quitte à s’aménager son petit droit d’inventaire. Sur le modèle: «les guerres sont effroyables, mais ne leur sommes-nous pas redevables de multiples inventions qui ont bouleversé notre quotidien?». Au total et jusqu’à la fin du siècle dernier, la notion de progrès, malgré son ambiguïté, avait une valence positive. Que ce soit chez les défenseurs du système pour qui modernisation et progrès allaient de paire ou bien chez ces plus farouches opposants qui se présentaient volontiers comme «l’avant-garde des forces du progrès…». Aujourd’hui, par contre, le climat général a changé. Les discours les plus lénifiants sur la «mondialisation heureuse» Selon le titre d’un essai d’Alain Minc, qui parvient à renouveler la méthode Coué ne peuvent couvrir une sorte de bruit de fond qui va en grandissant. À l’échelle de la planète, le nombre d’humains qui vivent dans les affres de la pauvreté a de quoi donner la nausée D’après la Banque mondiale, en 1998, 2,8 milliards de terriens (soit 56 % de la population mondiale) vivent avec moins de deux dollars par jour. De Sarajevo à Bagdad, du Darfour à la Tchétchénie, les hommes — surtout les hommes — s’adonnent avec une intensité croissante à leurs vielles marottes: souffrir et faire souffrir. À tel point qu’un vocable retrouve une actualité étonnante après tant de progrès: la barbarie. Nous serions-nous quelque part égarés en chemin? Si le XXe siècle a été celui de la modernité triomphante, le XXIe pourrait bien être celui de ses impasses. En tout cas, c’est ainsi que Christian Comeliau pose le problème dans son ouvrage Les impasses de la modernité voir sous le texte… Certes il n’est pas le premier à soumettre le concept de modernité à la question. En 1979, déjà, François Lyotard nous invite à prendre congé de la période ouverte par l’époque des Lumières François Lyotard, La condition postmoderne, Éditions de minuit, Paris, 1979. Avec Auschwitz – et par extension le Goulag – la modernité est délégitimée, la réalité est devenue imprésentable, irracontable. L’annonce de la faillite des «grands récits» idéologiques clôture à la fois les comptes du passé et scellent toute projection dans l’avenir. Il ne faudrait pas que la folie de l’entreprise transformatrice du monde nous conduise à réitérer — sous des formes apocalyptiques cette fois — les égarements d’hier. Mais il ne s’agit pas seulement d’une critique de la raison historique, ni d’une mise en garde contre les dangers «de la prise du pouvoir». Il s’agit d’ouvrir une nouvelle époque, celle de la postmodernité. Un temps nouveau, une sorte de présent éternel s’installe avec en son centre l’insoutenable légèreté de l’individu postmoderne enfin débarrassé de tous les récits et appartenances. Ou plutôt invité à en changer aussi souvent que de chemises au gré de ses désirs et pulsions, à réduire ces grands récits à de micro histoires, et à se sentir enfin chez soi dans ce remue-ménage. Vingt-cinq ans après, il y aurait beaucoup de chose à dire sur les fortunes et infortunes de ce concept extensible de postmodernité Il est de multiples usages du concept que l’on retrouve dans le domaine de l’esthétique, de l’architecture ou de la philosophie. La bousculade de la raison historique provoquée par des auteurs comme Foucault, Derrida ou Deleuze n’a pas été sans effet. Y compris sur des auteurs marxistes comme David Harvey (The condition of Postmodernity, Oxford, Blackwell, 1989) ou Frederic Jameson (Postmodernism, or, the Cultural Logic of Late Capialism, Londres/NY, Verso, 1991) ou Daniel Bensaïd (Marx l’intempestif, Paris, Fayard, 1995). Nous y reviendrons dans une prochaine rubrique.

Marchandisation du monde

L’ouvrage de Comeliau se situe sur un autre plan. D’abord il s’agit essentiellement d’une analyse de la dynamique socio-économique de la modernité, cherchant à en expliquer les mécanismes, les caractéristiques, les acquis mais aussi le constat de son impasse… Même si, comme tant d’autres, il nous avertit que le temps presse, et qu’un changement de cap est nécessaire, son ouvrage n’est pas un appel à la rupture avec les principes d’une modernité rejetée en bloc. À la différence des auteurs qui rejettent cette «occidentalisation du monde» Voir Serge Latouche, «Pourquoi la décroissance?» in Politique, n° 35, juin 2004 issue des Lumières, l’auteur pose une autre hypothèse : «les caractéristiques négatives de la société actuelle et de son modèle de développement procèdent bien de ces traits essentiels de la modernité, non pas dans leurs principes, mais sous une forme pervertie, déviée, marquée par un déséquilibre que l’on pourrait qualifier de pathologique entre les composantes initiales de la modernité». Les apports essentiels de la modernité que l’auteur retient sont : la raison avec sa double valence d’accès à la connaissance (avec son progrès des sciences et des techniques) et de capacité d’autodétermination de l’individu (capable de dissocier son domaine de liberté et celui de l’autorité), et la notion de progrès social et de perfectibilité de la société tant au plan économique que politique. L’individu libre et doué de raison, dans la forme du citoyen doté de droits et de responsabilités, couronne évidemment cet édifice. Pour Comeliau, l’impasse de ce modèle vient d’une «perversion» de l’ensemble qui se manifeste par cinq éléments enchaînés les uns aux autres: — La place centrale occupée par les valeurs individuelles et privées par rapport aux valeurs collectives et politiques, — La prédominance de la composante économique, sur toutes les autres, dans la notion de progrès social, — La prédominance d’une logique de concurrence ou de rivalité sur la logique de citoyenneté ou de solidarité, logique qui traduit les préoccupations économiques sous une forme essentiellement marchande, — La transformation de l’économie de marché en économie capitaliste, axée sur la rentabilité du capital et l’accumulation, — Et enfin, une dégradation de la raison en une rationalité comptable et partielle, axée sur l’accumulation du profit. Le capitalisme n’est pas la seule forme d’organisation sociale à utiliser les mécanismes du marché — l’auteur en est bien conscient — «mais sa nouveauté radicale vient de ce qu’il prétend faire du marché le fondement unique de sa philosophie et de son organisation, ainsi que le critère unique de son évolution, déclenchant ainsi un phénomène cumulatif qu’il parvient de moins en moins à contrôler». C’est ce critère unique, étendu à l’échelle planétaire, qui constitue l’argumentation clé de l’interprétation. De là, le sous-titre de l’ouvrage : Critique de la marchandisation du monde. Pour appuyer son propos, l’auteur va aborder en plusieurs chapitres toutes les logiques de cette marchandisation, allant du général au particulier. Ainsi vient-il à souligner que l’effacement de la distinction entre valeur d’échange et valeur d’usage entraîne une confusion, voire une inversion des moyens et des fins. Dans cette perspective, l’éducation, la santé, la sécurité, voire la démocratie et bien entendu l’emploi (auquel il consacre tout un chapitre) ne sont plus des objectifs en soi, mais des simples moyens au service de la croissance et des profits qu’elle doit engendrer. Ils ne sont plus recherchés pour leur utilité, l’usage que nous pouvons en faire dans la satisfaction de nos besoins, mais par rapport à la fonctionnalité qu’ils ont de relancer la croissance. La logique marchande que Comeliau décortique n’est pas avare de paradoxes, ainsi pour les besoins de la croissance et de l’accumulation, cette logique tend à considérer les besoins humains comme illimités. La modernité, ce serait la croissance indéfinie de la consommation et de la production pour répondre à un mécanisme de création cumulatif de besoins. Mais dans cette course à une croissance indéfinie, s’installe aussi une rareté indéfinie. Non seulement les écarts de tous types (entre pays du Nord et du Sud mais aussi ceux au sein de chaque société) s’accroissent, mais surtout de plus en plus de besoins ne sont tout simplement plus couverts. Que peut bien signifier ce constat, devenu banal à force de le lire dans nos quotidiens: «16 % des Américains n’ont pas de couverture médicale»? Mais ce n’est pas tout, alors que le marché se proclame autorégulé et rejette comme illégitime toute prétention de régulation externe, son extension est à la source d’une multiplication de problèmes qui ont d’emblée une dimension collective, sociale, environnementale. Par exemple, le «marché du travail» provoque un chômage massif, déclasse les gens de plus en plus jeunes, mais ne peut supporter que l’on prenne ce problème en mains, via la création d’emplois publics ou le renforcement de la sécurité sociale. La disqualification de l’acteur public est l’une des caractéristiques permanentes de cette modernité dévoyée. Portée à l’échelle planétaire, la logique marchande se métamorphose à nouveau. On pourrait dire qu’elle devient myope, qu’elle perd le sens du détail. Prenant l’exemple de l’alimentation et de l’agriculture, Comeliau montre que l’ouverture d’une économie à l’échange international peut avoir pour effet d’accroître la production agricole globale. Mais la structure de cette production peut répondre à une demande solvable sur le marché mondial, plutôt qu’à une structure des besoins internes, qui pourraient ne pas être solvables dans ce modèle. Plus grave, ce modèle pourrait cacher des coûts sociaux et environnementaux qui ne seront pas pris en compte, comme la déstructuration de communautés locales ou l’épuisement des sols. Bref, en lieu et place d’une rationalité globale, universelle, se développe une rationalité partielle.

Éthique et valeurs

La critique de Comeliau n’est pas que socio-économique, elle est aussi éthique. Elle implique un vaste détour par «la question des Valeurs» à laquelle il consacre tout un chapitre, «car tout changement de système économique et social suppose le changement du système de valeurs qui le fonde». Évidemment, pour un spécialiste du développement, c’est un exercice périlleux, car le risque est bien réel d’être entraîné dans un universalisme arrogant. C’est donc à propos que Comeliau rappelle que provoquer un débat éthique n’est pas le trancher, que l’on peut évoquer un certain nombre de principes, sans pour autant renoncer à reconnaître le pluralisme des valeurs. D’autant plus qu’il ne suffit pas d’inverser les polarités des valeurs éthiques du néolibéralisme pour faire émerger un système alternatif cohérent sur le mode public-privé, individuel-collectif, etc. Ayant pris un certain nombre de précautions en se référant d’abord à Michael Walzer dans son «interdiction de l’inhumain» il croit en «un accord minimal possible sur le rejet de ce qui est absolument inacceptable dans le monde»: misère extrême, génocides, esclavages des enfants, torture, arbitraire étatique, traite des êtres humains,… Cet accord minimal se trouvant d’ailleurs consacré dans les déclarations successives des droits humains et récemment dans les premières ébauches de droits économiques et sociaux. Même si cette inscription ne suffit pas, l’appropriation de ces droits par les populations et leurs inscriptions dans les institutions elles-mêmes, pourrait être la nouvelle définition du développement humain. De manière positive, il faut opposer à l’individualisme néolibéral (qui combine liberté et responsabilité pour soi-même), ce qu’Amartya Sen appelle «la liberté individuelle en tant que responsabilité sociale». La critique de la marchandisation du monde de Comeliau n’est pas sans rappeler évidemment le Capital de Marx, construit autour de cette notion de marchandise comme pivot. Comeliau nous parle de «sacralisation de la logique marchande», là où Marx évoquera «le caractère fétiche de la marchandise». Tous deux trouveront que c’est bien sa tendance à s’étendre à toutes les sphères de l’activité humaine et à tout l’espace de la planète qui caractérise le mieux le capitalisme. La différence entre nos deux auteurs — par-dessus les 110 ans qui les séparent — c’est l’usage qu’ils pensent faire de leur critique. Pour Marx, une fois décryptés les hiéroglyphes de la marchandise, décrites ses métamorphoses, il faut s’imaginer «une réunion d’hommes libres travaillant avec les moyens de production communs et dépassant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social» Le Capital, Éditions sociales, Paris, 1976, Livre I, p.83. Cette citation ne clôt pas le débat. Primo, il existe une abondante littérature socialiste plaidant pour un socialisme de marché (Alec Nove, Tony Andreani,…). Secundo, l’option de la planification socialiste n’exclut pas le recours à certains mécanismes de marché soit de manière transitoire, soit de manière fonctionnelle dans certains types d’activités. .., une sorte d’antimarché. Comeliau, lui, est plus réservé, il se contente de plaider pour une économie mixte: «nos sociétés complexes réclament un système complexe de critères qui combinent à la fois les mécanismes marchands et des processus collectifs». Dans quelles proportions? Le débat politique devrait le trancher. Pourquoi faire? Pour rencontrer les besoins sociaux, cette demande non-solvable sur le marché. Certes, par ces temps de libéralismes triomphants, comment ne pas être d’accord pour réduire l’emprise du marché,… même un peu. Dans le dossier DHL, personne n’a proposé d’engager des postiers et des cheminots, plutôt que de vouloir à tout prix réveiller nos concitoyens sous prétexte de créer des emplois dans une compagnie de courrier privé, elle-même filiale de la Deutsche Post!

Réformisme éclairé

Pourtant, il subsiste une faiblesse dans la position de Comeliau, le recul du secteur d’économie publique et des régulations sociales et économiques caractéristiques de la période des Trente glorieuses, n’est pas un simple changement de paradigme, une simple mise en œuvre de l’idéologie néolibérale. Il est bien la manifestation d’une force, d’une volonté agissante. Celle d’un capital privé décidé, d’une part, à réduire fiscalement sa contribution à l’entretien des fonctions collectives et, d’autre part, à s’approprier une série d’activités accomplies jusque-là par des acteurs publics. C’est à l’occasion d’une situation de crise, quasi endémique depuis 30 ans, que les entrepreneurs privés ont exigé et obtenu une modification des règles du jeu à leur profit. Les ayant encouragés ou laissés faire, le retour à une bonne dose d’économie mixte, la réhabilitation de la planification et de l’interventionnisme étatique ne vont pas aller de soi. Il n’est pas inutile pour s’en convaincre de se référer aux travaux de Jean-Philippe Peemans qui propose une analyse de l’imbrication des discours normatifs sur la modernisation pour la seconde moitié du XXe siècle avec le cours réel du développement et l’histoire des peuples face à la mondialisation Jean-Philippe Peemans, Le développement des peuples face à la mondialisation du monde, Louvain-La-Neuve/Paris, Académia Bruyland/L’Harmattan, 2002. Fruit d’un enseignement et de recherches de longue haleine, l’ouvrage est dense (534 pages) parfois ardu, mais indispensable pour comprendre « là où l’histoire nous a conduit ». L’ouvrage de Comeliau participe à ce courant qui peut être qualifié de réformisme radical éclairé. Un courant qui veut faire reculer le marché en augmentant le degré de régulation étatique, ou supra étatique. En cela, il participe à un mouvement qui, avec l’altermondialisme, mais souvent avant lui, s’est engagé dans le sens de la démocratisation des institutions internationales, l’établissement de nouvelles normes sociales et environnementales, l’adoption de vastes contrats sociétaux Abolition de la dette du tiers-monde, Contrat mondial pour l’eau, Taxe Tobin,… On y retrouve des personnalités comme Ricardo Petrella, René Passet, Susan Georges,… Cette position pragmatique ne les empêche cependant pas de proposer des projets de société, de penser des alternatives Emblématique le dossier de la revue du MAUSS, Quelle «autre mondialisation»? n° 20, 2002 ou l’ouvrage dirigé par Comeliau, Brouillons pour l’avenir, PUF, 2003… Leur fonction d’intellectuels engagés les pousse à privilégier l’argumentation, la conviction, ils s’adressent aussi bien aux militants de Seattle et de Porto Alegre qu’aux décideurs de la Banque mondiale. Leur espoir est d’être entendus. Ils croient en la force de la raison et de l’argumentation. Comeliau, qui appelle de ces vœux «un vaste débat politique, éclairé… par une vue d’ensemble des problèmes à résoudre et un renouvellement considérable de notre appareil intellectuel» met son espoir dans un certain réveil des décideurs et des pouvoirs publics à différents niveaux. Quelqu’un finira bien par entendre les cris de la vigie et nous pourrons éviter la catastrophe. L’argument ne doit pas être pris à la légère, il est possible qu’une modification des «positions» dans le débat, qu’une remise en cause «par le haut» des impasses de la modernité, contribue à amorcer le dégel, cela s’est déjà vu… Mais il ne s’agit là que d’une condition, peut-être nécessaire mais certainement pas suffisante. Le livre de Comeliau est un essai, qui a le grand mérite de nous proposer une grille de lecture accessible d’une question complexe : la dynamique inégalitaire et néfaste d’une modernité qui se serait fourvoyée. Qu’il ne parvienne pas à aborder de manière convaincante le «que faire» n’est pas surprenant. Cela aussi est un signe des temps, nous en sommes encore aux ébauches, aux tâtonnements et à l’attente. Une attente qui, pour être active, doit être aussi lucide que possible.