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Philip Pettit, la liberté comme non-domination

Dans son ouvrage Républicanisme : Une théorie de la liberté et du gouvernement Ph. Pettit, Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 1997(2004) , le philosophe Philip Pettit tente de ressusciter les racines de la pensée républicaine classique tout en l’adaptant aux défis contemporains. Sa pensée s’inscrit dans l’école « néorépublicaine » qui comprend d’autres penseurs francophones et anglo-saxons tels que Jean-Fabien Sptiz ou Quentin Skinner.

« L’une des raisons de l’abandon de la liberté comme non-domination par les libéraux de l’époque est qu’ils craignaient le potentiel subversif d’un tel objectif. »

Explorer les ressorts de cette mouvance intellectuelle peut être utile pour tous ceux, philosophes, militants ou citoyens, qui considèrent que la liberté devrait constituer un objectif central de la politique progressiste.

Les racines de la pensée néorépublicaine

L’un des objectifs de Pettit est de retourner aux sources de ce qu’il considère comme la définition originelle de la liberté dans la tradition républicaine. Il nous rappelle ainsi que l’idéal de liberté comme « non-domination » caractérisait la tradition républicaine jusqu’aux révolutions française et américaine et que c’est seulement plus tard qu’elle fut remplacée par une approche moins exigeante de la liberté comme « non-interférence ». La liberté comme non-interférence fut d’abord défendue par des courants conservateurs qui s’inscrivaient dans la lignée hobbesienne. Pettit souligne cependant que cette approche de la liberté comme refus d’intervention extérieure, en particulier de la part des pouvoirs publics, finit par déborder ces courants pour être reprise par des courants plus progressistes favorables à une extension des droits et libertés à l’ensemble de la société. Jérémy Bentham joua à cet égard un rôle fondamental dans cette récupération de l’idéal de liberté comme non-interférence, tout comme William Paley. Selon Pettit, l’une des raisons de l’abandon de la liberté comme non-domination par les libéraux de l’époque est qu’ils craignaient le potentiel subversif d’un tel objectif, en particulier dans un contexte d’extension des droits au-delà d’une minorité d’hommes riches. Les idéaux de justice sociale commençaient en effet à être revendiqués également pour les couches populaires et les femmes. Au XIXe siècle, la liberté comme non-domination disparut presque entièrement du débat intellectuel. L’alternative qui s’imposa alors fut celle entre liberté positive et liberté négative ou, autrement dit, entre participation démocratique et absence d’interférence. Toute l’ambition de Philippe Pettit et de l’école néorépublicaine est de redécouvrir et de revaloriser cet idéal perdu de liberté comme non-domination.

Être libre, c’est être non dominé

Pettit définit la liberté comme non-domination comme la « condition en vertu de laquelle une personne est plus ou moins immune .…. à une interférence de nature arbitraire ». L’interférence consiste en une détérioration de la situation d’un autre agent et en un acte plus ou moins intentionnel. Cette interférence peut désigner une coercition sur le corps ou sur la volonté ou de la manipulation. Un acte posé sur une base arbitraire dépend quant à lui de la seule volonté de l’agent dominant et est engagé sans égard pour les intérêts et les opinions de ceux qu’il affecte. Être non libre, c’est donc être soumis à la volonté potentiellement capricieuse ou au jugement potentiellement idiosyncrasique d’un autre. Excepté en cas de manipulation, une relation de domination fait en général l’objet d’un savoir commun : le dominant a conscience de sa domination, le dominé sent qu’il est dominé et vulnérable et tous deux ont conscience de ce savoir partagé. Cela explique que le dominé ne peut regarder le dominant dans les yeux. Pettit souligne que de tels rapports asymétriques peuvent avoir comme impact sur les dominés de les rendre rusés, mesquins ou manipulateurs. La domination peut caractériser des rapports entre hommes et femmes, entre parents et enfants, entre employeurs et employés, créditeurs et débiteurs, bureaucrates et citoyens, gouvernement et minorités. Par ailleurs – et il s’agit là de l’un des traits les plus puissants de la pensée de Pettit – l’interférence effective n’est pas un préalable à la domination. Autrement dit, il peut y avoir domination sans interférence. La domination existe simplement quand un agent individuel ou collectif possède la capacité d’utiliser son pouvoir d’interférence arbitraire sur un autre. Il peut donc y avoir domination même quand cette capacité n’est pas utilisée dans les faits. À l’inverse, il peut y avoir interférence sans domination. Par exemple, les interférences des pouvoirs publics qui visent à répondre aux idées et aux intérêts des citoyens ne peuvent être considérées comme des interférences arbitraires. La loi ne représente donc pas nécessairement une forme de domination. Par exemple, les lois visant à réduire les inégalités sociales ou les discriminations sur base du genre ou de l’appartenance ethnoculturelle constituent des interférences qui, loin de créer des dominations, permettent au contraire de les amoindrir.

Une démocratie de contestation

L’approche néorépublicaine de la démocratie se situe à mi-chemin entre la perspective libérale et la vision républicaine Les idéaux-types libéraux et républicains dans l’appréhension de la démocratie ont été remarquablement clarifiés par Jürgen Habermas dans J. Habermas, « Trois modèles normatifs de la démocratie », J. Habermas, L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998. Contrairement à l’optique républicaine dominante, la participation politique n’est pas officiellement valorisée comme un bien en soi par les néorépublicains mais est plutôt présentée comme un instrument au service de la liberté. La nature démocratique du régime doit avant tout servir à garantir que ses citoyens ne sont pas dominés. Cette approche instrumentale de la démocratie rapproche les néorépublicains de l’idéal-type libéral. Tout comme leur méfiance envers les formes de démocratie directe, qui peuvent selon eux engendrer des formes de tyrannie de la majorité. La démocratie est définie par les néorépublicains comme une possibilité effective de contester les décisions collectives plutôt que comme un consentement à ces dernières. Ils mettent ainsi en évidence le fait que le consentement aux lois n’exclut pas la domination. Des politiques issues d’un processus parfaitement démocratique, au sens où elles auraient recueilli le plein consentement des citoyens auxquels elles s’appliquent, peuvent très bien justifier ou créer des dominations. Pour les néorépublicains, il est dès lors essentiel d’intégrer l’arsenal des mesures libérales visant à limiter les possibilités de pouvoir arbitraire de la part de l’État, telles que : la constitutionnalisation de règles fondamentales, le respect de l’État de droit, la primauté de la loi sur les actes particuliers, la dispersion des pouvoirs et la possibilité pour les lois d’arrêter la volonté majoritaire.

« Selon Pettit, pour que les institutions républicaines fonctionnent, elles doivent aussi gagner une place dans les habitudes et le cœur des gens. »

Mais les néorépublicains estiment surtout que, pour assurer le caractère non arbitraire du pouvoir, il s’agit moins de garantir le consentement à ses décisions que la possibilité de contester ces dernières, en particulier quand elles ne sont pas conformes aux idées ou aux intérêts des citoyens. Cependant, comme on le verra plus loin, cette insistance sur la contestabilité des décisions politiques suppose de valoriser la participation civique active. Celle-ci distingue l’approche néorépublicaine des libéralismes visant avant tout à garantir la liberté individuelle en termes de droits effectifs et les rend moins éloignés qu’il n’y paraît de la perspective républicaine classique de la démocratie.

Un idéal égalitaire et communautaire

Si Pettit écarte l’objectif de l’égalitarisme parfait, il considère néanmoins que la liberté comme non-domination requiert une réduction des inégalités matérielles. De manière générale, comme les individus ne peuvent par eux-mêmes atteindre une situation de non-domination, l’intervention de l’État est indispensable. Celle-ci passe nécessairement par certaines pressions ou contraintes éliminant certains choix et, dès lors, réduisant la liberté des individus. Par exemple, une politique fiscale redistributive réduit la liberté de certains mais permet d’augmenter globalement la liberté comme non-domination d’une grande partie des citoyens. Le républicanisme de Pettit est donc de type conséquentialiste : il accepte des entorses au principe de non-domination pour autant qu’elles représentent le moyen le plus efficace d’accroître globalement la non-domination. La liberté comme non-domination est aussi un idéal communautaire. Si le néorépublicanisme affirme rejoindre le libéralisme dans sa recherche d’une neutralité de l’État concernant les conceptions du bien, il assume aussi le fait que la liberté comme non-domination constitue un idéal communautaire : non seulement il s’agit d’un bien que tout le monde est susceptible de valoriser, mais c’est aussi un « bien commun » dans le sens où il ne peut être augmenté ou diminué pour certains membres du groupe sans l’être également pour d’autres. Par ailleurs, il n’est possible de jouir de la non-domination que pour autant que les individus appartenant à la même classe de vulnérabilité en jouissent également. Pettit donne l’exemple suivant : toute femme étant susceptible de subir des violences de la part de son conjoint, la seule manière de protéger les individus appartenant au groupe des femmes est d’éliminer la possibilité des violences domestiques pour toutes les femmes. Par ailleurs, au fur et à mesure que la non-domination s’accroît dans une société, les individus peuvent se sentir appartenir à une même grande classe de vulnérabilité. En d’autres termes, il n’y a pas de liberté des individus sans liberté de la société. Enfin, le fait que l’État promeuve ce bien devrait, selon Pettit, pousser les individus à s’identifier à la cité en général. Même dans des sociétés pluralistes, la liberté comme non-domination peut donc susciter l’allégeance des citoyens au-delà de leurs conceptions particulières du bien.

Civiliser la République

Selon Pettit, pour que les institutions républicaines fonctionnent, elles doivent aussi gagner une place dans les habitudes et le cœur des gens. Autrement dit, des normes permettant de légitimer et de renforcer les lois doivent imprégner la société civile. Des normes établies conduisent à ce que certains comportements soient plus ou moins fréquents que d’autres parce qu’ils sont généralement approuvés ou désapprouvés. Pettit adhère donc au postulat républicain classique selon lequel les lois n’ont de chance d’être respectées que si elles sont soutenues par des attitudes de vertu civique ou de « civilité ».

« Comment peut-on être favorable à la liberté tout en considérant que certains comportements et certaines façons de penser sont intrinsèquement supérieures et doivent être activement promues ? »

La civilité est nécessaire en ce qu’elle permet l’intériorisation de valeurs étendant les désirs des individus au-delà de leurs préoccupations égoïstes. Dans une veine typiquement républicaine, l’État doit jouer un rôle fondamental pour renforcer cette civilité. Il peut le faire notamment en mettant en avant la liberté comme non-domination comme un bien suprême et en garantissant une éducation publique dans laquelle la civilité est présentée comme une attitude digne d’admiration. De plus, l’État doit insister sur le fait que la civilité permet aussi de satisfaire le besoin naturel d’identification des citoyens. À la différence de l’approche instrumentale du libéralisme, les normes soutenant la civilité ne sont pas simplement l’issue de compromis contingents entre des intérêts contradictoires. Elles constituent des normes de solidarité et sont dotées d’une dimension intrinsèquement communautaire.

Les limites de la liberté comme non-domination

L’idéal de liberté comme non-domination promu par Philippe Pettit a le mérite de mettre à l’avant-plan de la pensée progressiste un objectif susceptible de rencontrer les aspirations d’un nombre significatif de citoyens et ce, bien au-delà des cercles étroits de la théorie politique. Une grande partie des individus subit en effet des formes variées de domination, liées à leur position socio-économique, à leur genre, à leur appartenance ethnoculturelle ou à leur confession. On peut donc légitimement supposer qu’une majorité d’entre eux aspirent à être libérés de ces multiples chaînes. Toutefois, si le principe de liberté a de grandes chances d’être populaire, on peut se demander s’il ne serait pas plus mobilisateur de le définir de façon à la fois plus positive et plus ouverte Pour une définition plus détaillée de cette approche de la liberté, voir S. Heine, « La liberté comme objectif, le collectif comme moyen », Eurocité, 28 juillet 2012, www.eurocite.eu. En effet, l’une des limites de l’approche néorépublicaine de la liberté est qu’elle appréhende cette dernière comme une situation de non-domination plutôt que comme une condition positive, ouverte et créative. Il me semble beaucoup plus entraînant d’insister sur ce que la liberté peut et pourrait être plutôt qu’exclusivement sur ce qu’elle n’est pas. En d’autres termes, la liberté n’est pas seulement le contraire de la domination mais aussi l’ouverture de nouvelles possibilités de vie et de pensées. La liberté, c’est aussi la capacité effective de choisir son chemin de vie, d’élaborer et de mettre en œuvre sa « conception du bien », de la manière la plus émancipée possible. Dès lors, si supprimer ou réduire fortement les dominations peut nous rapprocher de la liberté, cela ne suffit pas. La liberté réelle requiert également d’insister sur une application effective des droits – civils, sociaux, politiques et culturels – pour tous et sur l’étendue des possibilités qu’elle peut offrir. Par ailleurs, malgré son adhésion à une partie de la pensée politique libérale, le principe de liberté comme non-domination n’échappe pas totalement aux tendances perfectionnistes et communautariennes du républicanisme classique. Certes, Pettit reconnaît officiellement la nécessité d’accepter la diversité des conceptions du bien traversant les sociétés pluralistes. Mais il affirme aussi l’importance de mettre en avant la « civilité » pour soutenir les institutions garantissant la liberté comme non-domination. De plus, il accorde un rôle tout particulier aux pouvoirs publics dans l’encouragement d’une telle vertu civique. Or, promouvoir une conception du bien comme intrinsèquement meilleure et affirmer que l’État a le devoir d’inculquer cette dernière à ses citoyens, notamment par l’éducation, risque de mener aux dangers inhérents à ce que les philosophes appellent le « perfectionnisme ». Comment peut-on être favorable à la liberté tout en considérant que certains comportements et certaines façons de penser sont intrinsèquement supérieurs et doivent être activement promus ?

« Pettit considère nécessaire de promouvoir une identité commune afin de renforcer les sentiments vertueux, l’orientation en faveur du bien commun et le dépassement des réflexes égoïstes. »

Mettre en avant l’objectif de liberté devrait au contraire se faire dans le respect de la diversité des conceptions de la vie bonne. Cela implique, entre autres, d’accepter les penchants égoïstes de la nature humaine au lieu de les réprimer par la mise en avant de principes de civilité visant à promouvoir le dépassement de soi. Une approche clairement réaliste de la liberté consiste en effet à accueillir la nature humaine telle qu’elle est plutôt que de chercher à la transformer. Cela suppose de récuser radicalement toute forme de perfectionnisme. Vouloir rendre les individus plus vertueux est non seulement potentiellement contraire à l’objectif de liberté mais ce n’est pas non plus nécessaire pour susciter un soutien populaire. La liberté de réaliser sa propre vision de la vie s’ancre de fait dans un besoin fondamental chez tous les êtres humains. Intégrer tant les côtés altruistes que les orientations égoïstes des comportements humains signifie aussi qu’une société de liberté ne devrait pas définir a priori la manière dont chacun développe ses propres conceptions du bien, tant que cela ne nuit pas à la liberté d’autrui. Être véritablement libre devrait donc aussi permettre de choisir de s’occuper de soi-même autant que des autres dans l’élaboration de ses projets et de ses activités. Prôner la liberté est en effet contradictoire avec la volonté d’imposer un idéal de civisme et de vertu. Bien entendu, une implication minimale dans la vie collective – sociale, économique et politique – demeurera toujours nécessaire. Cependant, celle-ci devrait être justifiée avant tout en des termes instrumentaux. Or, même s’ils la soumettent officiellement à l’objectif de liberté comme non-domination, les néorépublicains continuent à valoriser l’action collective comme un bien en soi. Prendre la liberté au sérieux requiert plutôt d’adhérer à une vision purement fonctionnelle de l’action politique et collective en général. Une approche résolument ouverte de la liberté et une conception réellement instrumentale du politique requièrent aussi de se départir des traits communautariens qui continuent à caractériser la pensée de Pettit. Si Pettit réhabilite l’intervention publique comme préalable indispensable à la mise en œuvre de la liberté comme non-domination, il lie cette dernière à une identité particulière. Comme dans la plupart des républicanismes, son projet de liberté comme non-domination demeure intimement lié à la promotion d’une identité collective. Certes, cette identité est supposée être ouverte, démocratique, flexible et respectueuse de la diversité. Toutefois, une association typiquement communautarienne entre politique et identité subsiste. De manière similaire aux arguments des communautariens progressistes – les patriotes de gauche par exemple –, Pettit considère nécessaire de promouvoir une identité commune afin de renforcer les sentiments vertueux, l’orientation en faveur du bien commun et le dépassement des réflexes égoïstes. Pourtant, définir l’identité de façon progressiste ne permet pas de l’immuniser contre les risques inhérents à la rhétorique identitaire en politique. Fonder l’action ou la légitimité politique sur une identité commune favorise en effet la création d’un « nous » valorisé face à des « autres » dénigrés. Non seulement cela crée les conditions de possibles exclusions ou discriminations mais cela tend aussi à occulter des clivages et oppositions plus pertinents et, de la sorte, à empêcher des alliances sur d’autres bases qu’identitaires. Au contraire, un projet fondé sur la liberté devrait pouvoir trouver sa légitimité et sa force de mobilisation en lui-même. La liberté n’a pas besoin d’une identité particulière pour être belle et enthousiasmante. Elle n’a pas non plus besoin de civilité ou de vertu, puisqu’elle correspond aussi aux penchants égoïstes naturels de chacun. Enfin, elle n’est pas seulement absence de domination. La liberté c’est, tout simplement, la possibilité effective de se définir et de construire son existence comme on l’entend.