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« Aux larmes, citoyens ! »

« Où est la différence ? Où est l’abîme entre la tragédie et le compte-rendu ? Pour autant que le sens des deux consiste à faire cabrer le conflit intérieur et, par une solution dialectique, à fournir aux masses spectatrices une nouvelle incitation à l’action et un nouveau moyen de vie créative ? L’art nouveau doit mettre un terme au dualisme des sphères du “sentiment” et de la “raison” ». Sergueï Eisenstein, Perspectives (1929). Ces quelques lignes d’Eisenstein éclairent au mieux l’immense travail de Georges Didi-Huberman qui les cite dans le dernier volume de son cycle, L’oeil de l’histoire (6), « Peuples en larmes, peuples en armes »[1.Les Éditions de Minuit, Paradoxe, 2016.]. Didi-Huberman, philosophe et théoricien de l‘image est un des intellectuels les plus féconds de ce siècle et dont la pensée franchit en permanence les frontières de l’anthropologie et de l’esthétique ou de l’histoire et de la politique. En conclusion de ce cycle, l’auteur opère une sorte de réhabilitation des images de l’émotion et des larmes, constitutives du « Soulèvement ». « Quand se plaindre devient porter plainte, alors commencent le soulèvement des peuples, le mouvement d’émancipation, voire la révolution elle-même », affirme Didi-Huberman. La thèse est d’autant plus intéressante que l’auteur n’a jamais manqué de dénoncer le « marché aux pleurs des émotions médiatisées ». Mais il refuse une « attitude devant les images .qui. est profondément marquée par le double excès– de survalorisation, de dévalorisation – dont les émotions font elles-mêmes l’objet. » La démonstration du philosophe s’appuie sur une analyse aussi passionnante que détaillée du Cuirassé Potemkine[2.Impossible de rendre compte en quelques lignes de la richesse de cette analyse qui va évidemment au-delà de la séquence en question. Je consacre au sujet un article plus circonstancié que l’on peut lire sur le site de la revue] et en particulier de la séquence où Eisenstein reconstruit la tragédie qui entoure la mort du marin révolté par le sort misérable imposé à ses camarades. Le marin est abattu par un officier. Des femmes se rassemblent, se lamentent. L’une d’elle prend la parole. « Dans cette longue scène, donc, écrit Didi-Huberman, la douleur subie devient acte, action : véritable défi de la douleur. La plainte deviendra quelque chose comme une action en justice, ou un acte de justice : elle va porter plainte. L’émotion vaudra fraternisation, au contraire de tout repli, de toute passivité. On comprend ici que “le peuple en larmes” n’est pas si désarmé que cela, bien au contraire puisque sa plainte va finir dans un véritable appel aux armes ». La révolution de 1905 que célèbre 20 ans plus tard le chef d’œuvre d’Eisenstein peut commencer. Alors que les pleurs sont naturellement une manifestation d’impouvoir (le pathos grec, par excellence), les lamentations des femmes d’Odessa devenues collectives et solidaires ont été d’une formidable puissance, souligne Didi-Huberman. Leur partage en change la nature. Rendre compte de cette métamorphose par le cinéma exige ce qu’Eisenstein appelle une « solution dialectique » (notamment dans le montage) et que Walter Benjamin nommera un peu plus tard (1935) l’image dialectique, celle qui dans la « lisibilité de l’histoire » intègre les événements sensibles. « Ainsi, pour que l’on puisse voir les gens se soulever dans le Potemkine, il faut que les formes elles-mêmes – les images mises en mouvement par le montage – se soulèvent d’abord, seule façon de figurer le soulèvement comme un grand “phénomène originaire” collectif » : nous sommes encore dans le livre de Didi-Huberman mais il nous conduit déjà vers l’exposition « Soulèvements » dont il est le Commissaire général et qui s’appuie en les élargissant sur ses propres recherches. L’écriture de Didi-Huberman a des liens étroits avec le montage cinématographique, la grande exposition qu’il présente au Jeu de Paume, à Paris, ne pouvait s’inscrire dans une autre forme.