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Avoir le « seum », et après ?

Manifestation anti-cpe du 4 avril 2006
Manifestation anti-cpe du 4 avril 2006 © Alain Bachellier
Avoir le « seum », être en colère. Voilà qui définit plutôt bien le contexte ambiant, non ? La colère des jeunes, celle des aîné·es, la colère des non-vacciné·es, celle des vacciné·es, la colère de travailleur·euses, des oublié·es du secteur culturel (notre numéro de septembre), des premier·es concerné·es par le racisme (notre numéro de mars) et de tou·tes les opprimé·es. La colère, cette émotion qui surgit quand les limites de l’acceptable sont dépassées, quand cette fois, stop, c’est trop : trop d’injustices, trop d’inégalités, trop de souffrances, trop d’indifférence, trop de mépris.

Elle peut être sourde et gronder sous la surface longtemps avant de surgir dans le débat public, comme ces colères accumulées depuis 2008 autour de la crise des subprimes, crise financière, économique, sociale, crise de la zone euro, crise de l’accueil (qu’ils ou elles soient réfugié·es, migrant·es ou sans-papiers), crise du covid-19… Elle peut aussi exploser et s’exprimer sur le terrain, à travers différentes formes de violence verbale, physique ou virtuelle mais aux effets les plus réels. Elle se dit et se montre, elle se répand sur les réseaux sociaux, elle manifeste dans la rue. La colère, cette expression citoyenne si actuelle.
On entend souvent que les émotions n’auraient pas leur place en politique, en les opposant à la raison qui guide l’action publique. Faire de la politique consisterait, pour certains (volontairement au masculin), à se distancier de ses propres émotions, se placer au-dessus de l’émotionnel, qui reste associé à une faible maîtrise de soi et très largement au genre féminin. Rappelez-vous d’ailleurs comment l’expression politique de la colère d’une candidate à la présidence française, Ségolène Royal, fut utilisée contre elle… La colère, cette émotion qui sert à disqualifier l’adversaire.

Et pourtant, on connait la place que les émotions jouent dans l’adhésion à un programme, la participation à une action. La raison ne suffit pas à mobiliser ; qu’il s’agisse d’une élection ou d’une grève, susciter l’adhésion nécessite de cocher la case émotionnelle. Une part de plus en plus large du monde politique fait appel à l’émotion des citoyen·nes, et particulièrement des électeur·rices, en s’appuyant sur leur peur ou colère. N’étant en soi ni bonne ni mauvaise, la colère peut alors justifier des mouvements aussi opposés que le socialisme et le fascisme, en passant par tous les stades du populisme. La colère, cette première source de politisation.

Tout dépend alors de ce qui nourrit la colère autant que de ce qui la canalise. Parce que cette colère n’a eu de cesse dans l’histoire d’être instrumentalisée et manipulée. Et l’actualité française nous le prouve au quotidien : le candidat d’extrême droite Zemmour souffle sur ses braises. Il faut pouvoir entendre cette colère, ne pas la nier, ne pas la délégitimer ni la disqualifier. Le risque est grand que soit politiquement récupérée la colère alimentée par la méfiance, devenue défiance, qu’une partie de la population entretient à l’égard de celles et ceux qui la gouvernent et font ses lois. C’est l’enjeu démocratique le plus urgent que nos responsables politiques doivent prendre au sérieux et à bras le corps en 2022, sinon le retour de flamme risque d’être douloureux à la prochaine échéance électorale en 2024 et de sentir « l’odeur de l’essence » (Orelsan, 2021). Pour que la colère soit moteur de changement et non pas source de divisions entre catégories de la population. Parce que la colère est une émotion, laquelle, étymologiquement, met en mouvement, mais quel mouvement choisissons-nous ?

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND ; photographie d’une manifestation anti-CPE en France, prise en 2006 par Alain Bachelier.)