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Bruno Trentin, syndicaliste – intellectuel

Des yeux d’un bleu limpide et profond, un visage aux traits réguliers, une carrure sportive — c’était un alpiniste accompli — Bruno Trentin avait la séduction physique d’un acteur américain du temps d’Henri Fonda. Et le sourire ironique qui pointait souvent au détour d’une conversation aurait pu être celui de Clint Eastwood. De la première rencontre — dans les années septante — aux rendez-vous des dernières années, je n’ai jamais pu m’empêcher à chaque fois de voir surgir cette image exceptionnelle d’un homme dont la prestance physique renforçait encore l’élégance intellectuelle. Curieux de tout, fin connaisseur de BD, passionné de cinéma et de littérature (de toutes les littératures), au-delà de son action et de sa réflexion, il représentait peut-être l’un des derniers «honnêtes hommes» du XXe siècle. Il peut paraître curieux d’évoquer ainsi celui que Giorgio Napolitano, le président italien (ex-PCI) saluait au lendemain de sa disparition Bruno Trentin est mort à Rome le 23 août à l’age de 81 ans comme «l’une des plus grandes figures du syndicalisme italien et européen de l’après-guerre» mais cela témoigne d’une personnalité atypique d’un éclectisme hors du commun. Bruno Trentin est né en 1926 à Pavie (Gers), en France, où son père enseignant et député antifasciste s’était réfugié. Il participe à la résistance armée en France puis en Italie où, à 18 ans, il commande une brigade de partisans du mouvement «Justice et Liberté». Après des études à Pavie (en Italie, cette fois) puis à Harvard, il entre au bureau économique da la CGIL Principale confédération syndicale italienne, à l’origine proche du PCI en 1949 et adhère au PCI en 1950. Bruno Trentin sera certainement le plus important rénovateur, moderniste et radical, du syndicalisme italien. Il dirige le syndicat des métallurgistes de 1962 à 1977: figure de proue de l’unité syndicale et de l’automne chaud (1968), une de ses contributions essentielles sera l’organisation des Conseils d’usine constitués des délégués d’ateliers élus par tous les travailleurs indépendamment de leur affiliation syndicale. Une véritable révolution culturelle et politique qui produira un moment historique de la créativité syndicale et de la qualité revendicative refusant toujours la démagogie et le corporatisme. La revendication, la négociation Bruno Trentin, disait une de ses collaboratrices, savait toujours «distinguer entre ce qui était essentiel et auquel on ne pouvait renoncer et ce que l’on pouvait céder ou renvoyer à demain pour consolider le résultat d’aujourd’hui» , la critique (interne et externe), une réflexion basée sur la centralité du travail, la volonté jamais démentie de l’autonomie syndicale vis-à-vis de toute institution politique (et principalement du PCI dont il était un membre important), sociale ou institutionnelle : tels sont quelques éléments de la pensée et de l’action de Bruno Trentin. Le syndicat comme véritable «sujet politique», un syndicat ouvert et démocratique où les dirigeants ont toujours des comptes à rendre, un syndicat disait-il «fondé sur l’adhésion volontaire et pas sur le seul acte d’affiliation bureaucratique». Trentin sera le secrétaire général de la CGIL de 1988 à 1994 devant gérer alors le moment le plus aigu de l’offensive ultralibérale et de la crise économique et politique italienne, avec toutes les difficultés et les contestations que cela suppose (notamment quand il acceptera en 1993 un accord sur la fin de l’échelle mobile des salaires et en 1994 le pacte sur la politique des revenus). Il sera par ailleurs député national du PCI et député européen du PDS. Mais c’est la figure inédite du syndicaliste-intellectuel qui reste avant tout : l’homme capable à la fois de prendre à bras le corps une assemblée houleuse des métallurgistes de la Fiat «Bruno qu savait parler aux travailleurs», disait Cesare Daminao, un de ses contemporains à la CGIL, L’Unita, 25 août 2007 et de cultiver sans désemparer une critique de fond n’hésitant pas à s’attaquer aux tabous les plus sacrés du syndicalisme classique. Si les médias belges ont fait le silence absolu sur sa disparition, la presse italienne regorge d’hommages et de témoignages aussi émouvants que passionnants. Un des plus beaux est signé de Chiara Ingrao, la fille de Piero Ingrao, grand dirigeant de la gauche du PCI et qui a travaillé elle-même à la CGIL. Chiara Ingrao raconte comment, enfant, elle a connu Bruno Trentin «quand il venait parler politique avec (son) père à l’heure du repas. Je mangeais, je desservais la table à tour de rôle avec mes sœurs, et nous écoutions les discours des grands. Et quand il y avait Bruno à notre table, le service se faisait plus lent parce que tu avais envie de t’arrêter pour écouter. C’est alors en écoutant, entre les pâtes et la viande, entre la salade et le café, qu’a commencé ma formation de personne adulte (…)» Chiara Ingrao ajoute: «C’est au syndicat des métallurgistes — dont Bruno Trentin était le secrétaire général — où je travaillais alors — que j’ai quasi tout appris de ce qui est important dans la vie, de ce je sais et de ce que j’ai vécu dans cette forme très spéciale du rapport aux autres qui s’appelle la politique. Une politique généreuse, ce qui est rare aujourd’hui. Une politique du «faire», du «réfléchir», de l’écoute attentive de l’expérience humaine, partout et en premier lieu dans les usines, dans la reconstruction du savoir du travail, dans la restitution de sa dignité, en en reconnaissant la force de transformer le monde» «L’urlo dell’operaio, la voce di Bruno» (Le cri de l’ouvrier, la voix d Bruno), Chiara Ingrao, L’Unita, 29 août 2007. Tel était Bruno Trentin, l’intellectuel-syndicaliste.