Vie politique • Elections 2024
Bruxelles n’est pas une confédération !
05.08.2025

Le blocage politique que connaît le processus de formation du Gouvernement bruxellois depuis les élections du 9 juin 2024 a ravivé le feu communautaire dans la région capitale, avec une vigueur inhabituelle par rapport au calme qui semblait régner sur ce plan depuis plusieurs années. Un des carburants de cette discussion tient au refus de certains partis politiques francophones de s’allier avec la N-VA au sein du Gouvernement bruxellois, alors que celle-ci fait partie de la coalition qui avait émergé, en novembre 2024, pour constituer l’aile « flamande » de ce Gouvernement. Ce refus, jugé illégitime au Nord du pays, se comprend néanmoins si l’on veut bien envisager la Région de Bruxelles-Capitale comme davantage qu’un projet de type confédéral.
Depuis les élections régionales du 9 juin 2024, la Région de Bruxelles-Capitale peine à se doter d’un Gouvernement de plein exercice. À l’heure actuelle, si les initiatives politiques se multiplient, elles ne parviennent pas à dépasser les exclusives posées par les différents partis politiques représentés au Parlement bruxellois pour permettre la constitution d’une majorité répondant aux conditions de la loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux Institutions bruxelloises. Selon cette loi, le Gouvernement régional bruxellois comprend un Ministre-Président, deux ministres francophones et deux ministres néerlandophones, auxquels sont adjoints trois secrétaires d’État régionaux. Il décide collégialement et au consensus. Pour être pleinement investi, le Gouvernement régional doit obtenir le soutien de 45 membres du Parlement bruxellois au moins, sur les 89 députés que compte le Parlement, avec un minimum de 37 députés francophones et 9 députés néerlandophones, soit une majorité au sein de chaque groupe linguistique. Or, on le sait, le Parti Socialiste (17 sièges) et Écolo (7 sièges) refusent de monter dans un Gouvernement bruxellois auquel serait associé la N-VA (2 sièges), tandis que l’Open VLD (2 sièges) refuse désormais que la N-VA ne fasse pas partie du Gouvernement bruxellois qu’il soutiendrait. Le Mouvement Réformateur (20 sièges) et les Engagés (8 sièges), pour leur part, refusent toute alliance avec le PTB (14 sièges et 1 siège pour le PVDA, son décalque néerlandophone) ou avec la Team Fouad Ahidar (3 sièges). Résultat : depuis les élections du 9 juin, le Gouvernement Vervoort II continue d’assurer les affaires courantes, sans qu’aucune perspective de sortie du blocage politique paraisse se dessiner. Le tout, dans un contexte où les enjeux financiers, sociaux et sécuritaires pour Bruxelles sont majeurs et où l’autonomie bruxelloise est mise en cause.
Le processus de formation du Gouvernement bruxellois : un enjeu communautaire
Au-delà des intérêts partisans qui peuvent animer les acteurs de cette pièce, la situation de blocage politique que connaît la Région bruxelloise fait aussi apparaître des tentatives de (re-) négociation de la manière dont doivent fonctionner les institutions régionales, tentatives dont il convient de prendre la mesure dès lors qu’elles sont susceptibles d’affecter structurellement le devenir de la Région capitale.
Pour le comprendre, il faut se souvenir que la création de la Région de Bruxelles-Capitale, en 1989, a marqué une étape importante dans la consécration du fait régional en Belgique, au-delà de la logique communautaire principalement portée au Nord du pays, et qui fait de la Belgique la somme de deux grandes communautés: les francophones et les néerlandophones, sans place particulière pour les Bruxelloises et les Bruxellois. Toutefois, comme souvent en Belgique, la création de la Région bruxelloise ne marque pas seulement l’avancée d’une logique régionale : plusieurs lectures de cette évolution restent possibles. Cette création n’a en effet, par exemple, pas mis fin au rôle que les communautés jouent à Bruxelles, dans les matières de l’enseignement, de la culture et dans les matières dites personnalisables (celles relevant du social-santé notamment), tandis que, au sein des institutions régionales elles-mêmes, un dispositif savant de partage du pouvoir entre néerlandophones et francophones a été mis en place, nonobstant le caractère fortement minoritaires des néerlandophones à Bruxelles, dans une logique renvoyant davantage au caractère bi-polaire du fédéralisme belge. Parmi ces dispositifs de bi-polarité, figure l’exigence selon laquelle le Gouvernement bruxellois doit s’appuyer sur une majorité dans chaque groupe linguistique au sein du Parlement régional pour être élu.
La Région de Bruxelles-Capitale est en fait une pure confédération.
Bart De Wever
La portée de cette condition et, spécialement, son incidence sur le processus de formation du Gouvernement bruxellois en cours fait actuellement l’objet de vives tensions entre partis politiques, ravivant ainsi le feu communautaire à Bruxelles. Pour plusieurs partis politiques flamands, en particulier, il ne serait constitutionnellement pas acceptable que le Parti Socialiste (francophone), puisse s’opposer à la montée de la N-VA au sein du Gouvernement bruxellois, dès lors qu’une majorité de quatre partis – Groen, Vooruit, la N-VA et l’Open VLD – se serait dégagée en novembre 2024 pour former « l’aile néerlandophone » du Gouvernement régional. Le Premier Ministre Bart De Wever (N-VA) a exprimé cette position très clairement, en février 2025, à la Chambre des représentants, selon les termes suivants (traduction libre) :
« Tout d’abord, en ce qui concerne votre question sur les exigences formulées surtout par le Parti socialiste concernant la composition du gouvernement bruxellois du côté néerlandophone, je voudrais tout d’abord faire référence à la loi spéciale sur Bruxelles, qui est très claire. Cette loi prévoit que les groupes linguistiques néerlandais et français forment chacun une majorité à part. Par la suite, les deux majorités forment ensemble le gouvernement bruxellois. La Région de Bruxelles-Capitale est en fait une pure confédération. C’est ainsi ».
Cette position est martelée à l’envi par de nombreux responsables politiques et observateurs flamands, à ce jour encore.
Une lecture confédérale contestable
Certes, cette lecture constitutionnelle flamande semble pouvoir se prévaloir d’une pratique politique suivie lors de la constitution des gouvernements bruxellois antérieurs : à chaque fois, les majorités « francophone » et « néerlandophone » se seraient en effet préalablement constituées de manière séparée l’une de l’autre, avant de se rencontrer dans le cadre de la formation du Gouvernement bruxellois. Il n’en reste pas moins que, même dans ces cas, ces processus séparés n’ont jamais été aussi étanches l’un à l’autre qu’on voudrait le faire croire. En outre, dans sa radicalité, cette lecture de la loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux Institutions bruxelloises portée par une partie du monde politique flamand doit à la fois être nuancée sur le plan juridique et est à notre avis inopportune sur le plan de l’évolution institutionnelle de la Région de Bruxelles-Capitale.
Rien n’oblige la majorité parlementaire régionale à octroyer son soutien aux ministres qui auraient, par hypothèse, été choisis par une majorité au sein du seul groupe linguistique néerlandais.
Sur le strict plan du droit constitutionnel, d’abord, la loi spéciale de 1989 n’exige en effet pas seulement que les ministres néerlandophones ou francophones du Gouvernement bruxellois obtiennent le soutien d’une majorité au sein de leurs groupes linguistiques respectifs. Elle exige également que ces ministres disposent du soutien d’une majorité au sein du Parlement tout entier. Or, rien n’oblige la majorité parlementaire régionale à octroyer son soutien aux ministres qui auraient, par hypothèse, été choisis par une majorité au sein du seul groupe linguistique néerlandais, pour ce seul motif qu’une telle majorité se serait dégagée.
En outre, la lecture de la loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux Institutions bruxelloises qui consiste à faire du Gouvernement bruxellois la seule somme de deux majorités – une majorité flamande et une majorité francophone – est inopportune sur le plan du fonctionnement institutionnel de la Région, pour deux raisons principales.
D’une part, elle semble s’appuyer sur l’idée que la gestion de la Région bruxelloise devrait s’envisager comme une sorte de conférence diplomatique permanente entre francophones et néerlandophones de Bruxelles, plutôt que comme un projet collectif partagé, porté par une équipe gouvernementale cohérente, et mis en œuvre au bénéfice de l’ensemble des Bruxelloises et des Bruxellois. Or, s’il faut bien sûr respecter la place et les prérogatives des néerlandophones à Bruxelles, il ne peut pas non plus être question de redessiner le modèle bruxellois dans une logique purement confédérale, qui ferait fi de la logique territoriale et de la possibilité pour les Bruxelloises et les Bruxellois de se doter d’un projet politique qui leur serait propre. Il n’y a d’ailleurs négociation et adoption que d’un et un seul accord de gouvernement régional.
D’autre part, la lecture flamande tend aussi à renforcer l’importance du clivage communautaire dans le fonctionnement des institutions bruxelloises, alors même que celui-ci apparaît de plus en plus dépassé par l’évolution de la démographie bruxelloise – voire, avant la crise que nous traversons, par celle du personnel politique bruxellois lui-même. Nombreux sont, en effet, les habitantes et les habitants de Bruxelles pour qui le clivage linguistique ne joue guère de rôle structurant. Comme le soutient notamment Philippe Van Parijs, il ne devrait dès lors pas tellement être question d’ancrer davantage encore le clivage linguistique dans le fonctionnement des institutions bruxelloises, mais plutôt de réfléchir à la manière dont ce fonctionnement peut être réévalué à l’aune de la réalité cosmopolite contemporaine de Bruxelles. Le blocage politique actuel ne devrait dès lors pas mener à consacrer des interprétations constitutionnelles qui, plus encore qu’aujourd’hui, seraient de nature à compliquer le fonctionnement de la Région et à placer ses institutions en porte-à-faux avec la réalité et les besoins de sa population.
En somme, donc, le blocage politique que connaît Bruxelles depuis les élections du 9 juin 2024 s’inscrit dans un contexte plus large de visions concurrentes quant aux fondements du fédéralisme belge et à la place qu’il convient d’y donner au fait régional et à la logique territoriale. L’avenir nous dira laquelle de ces visions parviendra à s’imposer dans le processus de formation du Gouvernement bruxellois, ou quels compromis pourront être trouvés.