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Il n’existe pas de différences notoires entre celles et ceux qui sont proches des idées d’un des quatre plus grands partis de Wallonie. Ils se sentent tous belges, avant d’être wallons et européens. Par contre, l’aisance financière et le niveau d’étude sont synonymes d’identification forte à l’Europe.

S’il n’est pas d’identités plus «authentiques» que d’autres, il en est, par contre, qui interrogent davantage le monde politique et qui le concerne plus directement. C’est notamment le cas des sentiments d’appartenance à la Wallonie, à la Belgique et à l’Europe. De fait, ces trois entités ne sont pas seulement des espaces géographiques issus de déterminants historiques plus ou moins arbitraires ; elles sont aussi, et peut-être avant tout, des espaces institutionnalisés de décision politique ; elles constituent ainsi une interface entre vie sociale et vie civique.

« Il n’y a donc rien de particulièrement surprenant à ce que ces identités soient fréquemment mobilisées aux fins de renforcer les discours et les actions politiques. »

Comme toute identité collective, leur activation dans une situation donnée crée un filtre au travers duquel les évènements extérieurs ne sont plus seulement lus en termes de ce qui est bon «pour moi» mais, aussi, de ce qui est bon «pour nous» ; en ce sens, elles ont un rôle à jouer dans la manière dont les citoyens appréhendent les décisions politiques prises à différents niveaux institutionnels. Il n’y a donc rien de particulièrement surprenant à ce que ces identités soient fréquemment mobilisées aux fins de renforcer les discours et les actions politiques. Elles rappellent la légitimité des acteurs publics à incarner le corps social et attirent l’attention sur le filtre de décryptage attendu. La tentation à instrumentaliser l’identité collective n’est évidemment jamais bien loin et, a fortiori, elle est plus grande encore dans le chef de partis qui font de cette identité une fin en soi de l’offre politique, comme les partis nationalistes xénophobes. Ce qui inquiète dans ces partis, ce n’est pas tant qu’ils s’efforcent de déplacer les espaces institutionnalisés de décision politique – c’est, de toute façon, un droit qu’il paraît difficile de leur contester – que le fait qu’ils appuient fréquemment leur démarche sur une vision mystifiée de l’identité comme étant une réalité stable et immanente ; de sorte que la collectivité qu’elle désigne devient le fantasme d’un espace politique complètement fusionnel. Il n’y a plus, ici, de réelle dialectique possible entre sentiment d’appartenance et institution, ceux-ci étant dissous l’un dans l’autre.

Orientation politique

A la lumière de cette réflexion, il paraît utile d’explorer plus finement les relations entre identités collectives et orientations politiques. Nous exploiterons à cet égard quelques résultats issus de l’enquête «Identité et Capital Social en Wallonie» menée en 2003-2004 par le CLEO. Nous allons ici nous intéresser plus spécifiquement à la manière dont les répondants qui se sentent proches de l’un des quatre grands partis wallons (PS, MR, CDH et Écolo) se positionnent sur l’échelle de fréquence identitaire. Précisons que la proximité n’est pas l’adhésion, mais qu’elle signifie davantage que le simple choix électoral : 36,63% de notre échantillon se déclare proche d’un parti politique ; dans 98,2% des cas, il s’agit de l’un des quatre grands partis. Précisons d’emblée que les scores obtenus en ce qui concerne le sentiment européen ne présentent pas de différences significatives sur un plan statistique. L’identification à un parti politique – tout au moins en ce qui concerne les quatre grands partis wallons – ne semble donc pas avoir de lien avec le sentiment européen ; même s’il ne faut pas pour autant en conclure que la construction de l’Europe ne serait pas un enjeu politique ni, non plus, que ces différents partis partageraient une même vision de ce que veut dire «être européen». En ce qui concerne la fréquence du «sentiment belge», il n’y a pas de différence significative entre les «mouvances» du PS, du MR et d’Écolo ; ces trois groupes ressortent toutefois comme significativement moins «belgicains » que le CDH. La fréquence du «sentiment wallon», enfin, ne présente guère d’écarts significatifs, et ce même si les scores semblent, en apparence, varier davantage. La comparaison statistique permet uniquement de conclure que les partisans du PS s’affichent comme plus «wallingants » que ceux du MR et d’Écolo.

Belge d’abord, wallon et européen ensuite

Au-delà des clivages politiques, il semble bien que les Wallons partagent un attachement globalement similaire à l’égard des différentes identités institutionnelles qui structurent leur espace public. En outre, même lorsqu’ils sont significatifs, les écarts n’atteignent jamais des seuils considérables (l’écart maximal constaté est de 0,39 sur une échelle qui, rappelons- le, est étalonnée de 1 à 5). Tout au plus peut-on parler de «tendances» qui, si elles colorent quelque peu les identifications propres à chaque groupe politique, n’en demeurent pas moins marginales. S’il y a des «affinités» (l’on est plus belgicain dans la mouvance CDH, plus wallon dans la mouvance PS), elles sont partielles et en tout cas, elles excluent l’idée qu’un parti, plus qu’un autre, serait «dépositaire» d’une identité spécifique. C’est le premier enseignement, sur ce plan, de notre enquête.

« C’est cette opposition «cols blancs/cols bleus» qui structure le plus les sentiments d’appartenances, tout comme elle demeure d’ailleurs l’un des éléments les plus structurants de la société dans son ensemble. »

L’on peut aussi relever que ceux qui déclarent une proximité avec un des quatre partis politiques démocratiques «scorent» systématiquement plus haut sur tous les sentiments d’appartenance que ceux qui se sentent éloigné de tout parti. Autrement dit, l’identification à un espace institutionnel (Wallonie, Belgique, Europe) n’est pas indépendante de la proximité avec l’espace du politique, ce qui paraît assez logique. D’autre part, le fait d’obtenir des scores particulièrement élevés tant au niveau du sentiment belge qu’à celui du sentiment wallon (et, dans une moindre mesure, au sentiment européen) confirme bien l’hypothèse que les identités ne sont pas nécessairement concurrentes, mais qu’elles coexistent chez les mêmes individus et qu’elles peuvent également être complémentaires. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’existe pas des identités plus prégnantes que d’autres. N’en déplaise aux régionalistes – et même si une vague communautariste agite le nord du pays – le sentiment belge demeure le sentiment d’appartenance le plus fréquent des Wallons, qu’ils aient ou pas une orientation politique et quelle que soit celle-ci. À l’opposé, le sentiment européen affiche des scores qui sont systématiquement les plus bas. Ce résultat ne paraît pas assez tranché pour remettre en cause la légitimité du projet politique européen dans son ensemble, mais il questionne tout de même son image globale et sa perception en tant qu’espace de décision politique supranational. De fait, plus celui-ci prendra de l’ampleur et plus il devra pénétrer sur des domaines qui sont symboliquement associés à l’identité nationale ; avec le risque d’être perçu comme une menace à l’égard de celle-ci. La polémique qui se dessine autour du traité constitutionnel européen en offre, d’ailleurs, une illustration très actuelle. Le fait que ce texte soit massivement contesté dans certains pays pour son caractère «trop libéral», alors qu’il l’est dans d’autres pour son caractère «trop social», paraît difficilement réductible à un simple différent d’orientation politique. Plus largement, cela témoigne de ce que l’identité européenne reste encore fortement vécue comme une extension périphérique de l’identité nationale et qu’elle éprouve visiblement des problèmes à la concurrencer.

Déterminants sociologiques

Les identités institutionnelles sont également sensibles à toute une série de déterminants sociologiques. Nous en examinerons rapidement quatre : le genre, l’âge, le niveau d’étude et l’aisance financière. Les différences observées demeurent toutefois assez minces et, comme c’était déjà le cas en ce qui concerne les orientations politiques, le qualificatif de «tendance» paraît plus approprié que celui d’«effet». Le genre a peu d’effets statistiquement notables sur les sentiments d’appartenance, si ce n’est que les femmes affichent, en moyenne, un score d’identification plus bas que celui des hommes à l’égard de l’Europe. Cela tient peut-être à leur moindre politisation. À l’heure actuelle, l’identité européenne a proportionnellement moins d’opportunités d’être sollicitée en dehors du strict cadre politique que constitue l’UE. L’âge accroît quant à lui la propension des répondants à s’identifier comme «Belges» et comme «Wallons ». C’est là une donnée constante des wallobaromètres menés par le CLEO depuis 15 ans, mais il reste difficile de conclure s’il s’agit là d’un effet d’âge (l’identité nationale et régionale se renforceraient au fur et à mesure que l’on vieillit) ou de génération (les anciennes générations qui s’identifiaient fortement à la nation et à la région seraient progressivement remplacées par des nouvelles qui s’y identifient moins). L’identité européenne présente quant à elle une distribution davantage «en cloche»; les scores les plus élevés s’observent pour les populations situées entre 50 et 69 ans, alors que de part et d’autre de cette fourchette, le sentiment d’appartenance s’effrite progressivement. En tout état de cause, ce sont les jeunes qui affichent les scores les plus bas. Nous avons montré par ailleurs qu’il n’en a pas toujours été ainsi : il y a quelques années, c’était au contraire eux qui portaient le plus haut l’identité européenne. L’aisance financière favorise pour sa part l’identification à l’Europe et, dans une moindre mesure, à la Belgique; il n’y a par contre pas d’effet notable en ce qui concerne la Wallonie. Il est clair que des difficultés trop marquées à satisfaire ses besoins vitaux ne constituent pas un terrain particulièrement propice à l’investissement sur des dimensions symboliques telles que l’identité ; dans une telle situation, on observe assez logiquement un repli sur le plus petit dénominateur commun. L’élévation du niveau d’étude, enfin, réduit de manière très nette l’identification à la Wallonie et, dans une moindre mesure, l’identification à la Belgique, alors que, a contrario, elle augmente l’identification à l’Europe. L’on peut interpréter ces résultats de façon assez facile à se représenter : pour les étudiants universitaires comme pour les professions qualifiées, l’Europe est inévitablement un espace inscrit dans une réalité quotidienne, alors que pour les milieux plus populaires, elle est, au mieux, un espace virtuel, plus sensible aux images de complexité et de distance qui lui sont collées. De nos quatre déterminants sociologiques, c’est cette opposition «cols blancs/cols bleus» qui structure le plus les sentiments d’appartenances, tout comme elle demeure d’ailleurs l’un des éléments les plus structurants de la société dans son ensemble. Ceci conforte bien l’idée que les trois entités que constitue la Belgique, la Wallonie et l’Europe ne sont pas uniquement des espaces politiques, mais qu’elles sont, aussi, plus largement, des interfaces entre vie sociale et vie politique.