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Catholicisme politique : JD Vance est-il l’unique horizon ?

L’irruption de JD Vance sur la scène internationale a aussi été celle de son catholicisme « postlibéral ». Tandis qu’une poussée progressiste semblait avoir péniblement gagné l’Eglise durant le dernier pontificat, le décès du Pape François annonce-t-il le retour d’une théologie politique réactionnaire ?

Dans la foulée du décès du Pape François survenu le 21 avril 2025, la journaliste Elizabeth Bruenig écrivait pour The Atlantic : « Je crains que la prochaine ère du christianisme étatsunien ne soit à propos de conquête et de triomphe plutôt que de paix et d’humilité ». Il est clair que la visite de J.D. Vance au Vatican peu avant la mort du « pape des pauvres » prend rétrospectivement la forme d’un duel entre deux visions de l’Eglise : l’une soucieuse de justice sociale (François), l’autre de discipline (Vance). Il faut bien sûr se garder de surévaluer le poids du vice-président étasunien, récemment converti, sur le catholicisme à venir. Il convient également de nuancer le bilan supposément progressiste du défunt Pape, tant l’Eglise est restée sous sa houlette un bastion patriarcal, en ce compris à travers les propres déclarations de François. On peut néanmoins, face à la jeunesse et la puissance de Vance, se demander s’il n’incarnerait pas le dynamisme d’une génération pleinement à l’aise avec le conservatisme catholique et impatiente de tirer un trait sur les deux grands impératifs qu’avait pointés François : l’écologie (Laudato Si’) et la solidarité au-delà des frontières (Fratelli Tutti). D’où la nécessité de comprendre la théologie politique du bras droit de Donald Trump, et songer à des alternatives.

Peter Thiel, les choses cachées

L’influence du christianisme sur Vance ne fait aucun doute. Dans un essai daté de 2020, il retrace avec précision l’itinéraire qui le mena à se convertir au catholicisme en 2019. En février dernier, et désormais vice-président, il a affirmé être un « chrétien dévoué », ce qui implique pour lui une attention à ne pas « perdre son âme ». Sa foi, dit-il, justifie un souci pour « la paix et la sécurité », des politiques « pro-life » et le désir d’une nation où ses enfants peuvent devenir des « bons jeunes chrétiens ».

Bien qu’il soit très loquace sur le sujet, il n’est pas aisé de dessiner la dimension catholique de la doctrine de Vance à travers un simple assemblage de citations tirées de ses communications publiques. En revanche, des figures de son entourage ont développé un discours plus construit, qu’on synthétise sous le label « postlibéral » et sur lequel nous voulons nous attarder.

Le milliardaire Peter Thiel est particulièrement significatif à cet égard, puisqu’il fut, selon les propos de Vance lui-même, le premier interlocuteur par lequel le vice-président renoua, au début des années 2010, avec des questionnements spirituels. Plus largement, Thiel est un acteur majeur du récent retour en grâce du christianisme en tant que prisme par lequel penser le politique, notamment au sein de Silicon Valley.

La pensée de Thiel, dont on peut trouver un résumé dans son essai intitulé « The Straussian Moment », jamais renié, commence, c’est dans le titre, par une lecture de Léo Strauss (1899-1973). Philosophe juif allemand exilé aux Etats-Unis du fait de la seconde Guerre Mondiale, Strauss estime qu’afin d’éviter l’ire de ses potentiels bourreaux tout en continuant à être lu au-delà de la sphère privée, il faut dissimuler dans ses écrits un contenu saisissable par un esprit éclairé mais invisible pour le censeur. Thiel élargit ce principe pour en faire une règle générale : en toute situation, il existe un fond caché, qu’il s’agit de dévoiler.

Ceci va parfaitement dans le sens du thème de la « red pill », explicitement évoqué dans l’essai susmentionné. Cette perspective, plébiscitée particulièrement par le néo-réactionnaire Curtis Yarvin (alias Mencius Moldbug), décrète que l’heure est venue de sortir d’une illusion semblable à celle que vivent les humains dans le film Matrix, où l’humanité est branchée à une simulation informatique. Prendre une red pill, dit Yarvin, c’est découvrir ce qui jusqu’ici a été voilé par l’idéologie progressiste, et notamment réaliser que la démocratie n’est pas le seul système valable. Notez qu’il est surprenant de constater que le postlibéralisme, qui se solidarise en priorité autour d’un discours anti-woke, débute avec une rhétorique de l’éveil.

L’idée que la violence est le fond dissimulé de la société apparait néanmoins dans une version plus « hard » que celle qui consiste à dire que les humains sont animés par un désir mimétique et que nous avons par conséquent besoin de leaders éclairés pour conjurer la fatalité du conflit

Le contenu straussien (caché) de la société, estime Thiel, est la violence. La version « soft » de ce postulat lui vient d’une lecture de René Girard (1923-2015), intellectuel catholique célèbre pour sa théorie du « désir mimétique ». Grossièrement résumée, la thèse de Girard est que le comportement humain s’explique selon une mécanique d’imitation : je veux ce que l’autre veut, ce qui entraine une compétition forcenée et, in fine, de la violence. Afin d’interrompre ce processus, il importe, dit Thiel, de cultiver une attitude « inward-focused », c’est-à-dire centrée sur soi et indifférente aux mécaniques d’imitation. En découle un éloge des individus exceptionnels capables d’infléchir le cours de l’histoire. Le système « sera changé par quelques personnes idiosyncrasiques qui ont des convictions très fortes et sont capables, progressivement, de convaincre d’autres personnes comme elles ». Après tout, seuls quelques élus peuvent saisir le contenu straussien du réel.

L’idée que la violence est le fond dissimulé de la société apparait néanmoins dans une version plus « hard » que celle qui consiste à dire que les humains sont animés par un désir mimétique et que nous avons par conséquent besoin de leaders éclairés pour conjurer la fatalité du conflit. Ici ressurgit le spectre de Carl Schmitt (1888-1985), juriste allemand catholique tristement célèbre pour avoir prêté allégeance au régime nazi et auteur d’une Théologie politique (1922). La force de Schmitt, selon Thiel, est d’avoir saisi la « seriousness of life », c’est-à-dire la dimension théologique de l’existence : nous sommes toujours engagés, que nous le voulions ou nous, dans un combat contre l’ennemi. D’après Thiel, le 11 septembre a rendu visible l’éternel conflit entre l’Occident et l’Islam, et c’est l’erreur du libéralisme de croire que ces partages métaphysiques ne sont plus pertinents. Thiel n’encourage pas à une guerre totale, mais adhère à un projet qu’on pourrait dire katechonique – du grec « katechon », « ce qui retient » –, une idée que Schmitt arrache à l’apôtre Paul et qui revient à soutenir qu’il nous faut identifier et renforcer ce qui empêche le chaos – l’Antéchrist – d’advenir.

Fort de ses lectures de Strauss, Girard et Schmitt, Thiel réclame le retour d’une « théologie politique », ce qui impose à ses yeux de quitter l’épistémologie des Lumières, car la théologie pose la violence, non la rationalité, au cœur du rapport entre les humains. Il est urgent, dit-il, de penser une société postlibérale où la violence originelle sera prise en compte, avec pour objectif premier d’éviter le désordre, dont la manifestation ultime est le terrorisme. Thiel possède néanmoins un fond libertarien qui l’empêche de proposer une solution directe en conclusion de ses diagnostics (outre le fait d’être un mécène du trumpisme). Il revient constamment à l’idée d’une élite de personnes capables de comprendre le fond mythique de la société et agir en conséquence. Une autre personnalité semble faire la jonction entre l’urgence d’une théologie politique et une proposition précise sur le plan institutionnel : Adrien Vermeule, professeur de droit à Harvard, interlocuteur de Thiel et fervent catholique.

Adrian Vermeule, l’Eglise contre la violence

Penseur clé du postlibéralisme, Vermeule est surtout connu pour sa défense du « bien commun ». Son idée générale est que le but de la politique est, précisément, le bien commun, qui se caractérise par la conduite, dans le chef de chacun et chacune, d’une vie bonne : « vivre honorablement, ne blesser personne, donner à chacun son dû ». C’est un thème d’ailleurs particulièrement cher à Vance, pour qui le caractère central de l’existence est la vertu, qu’il oppose au comportement consumériste indigne.

L’argument vermeulien se déplie comme suit. Si, comme le dit Thiel, le problème de la société est la violence, la solution est la vertu, elle-même praticable au sein d’une structure plus large qui prend la forme du « bien commun ». Autrement dit, le bien commun est le système de la vie bonne, antidote à la violence. Or à ce propos, il existe, en quelque sorte, une experte en contrôle de la violence : l’Eglise catholique. Fort de sa permanence historique – sa tradition –, le clergé connait la nature humaine et sait de quelle façon la hisser au niveau de l’ordre. Dans un court texte intitulé « L’arche de la tradition » (2017), Vermeule commente à son tour Schmitt pour conclure que l’Eglise est la seule entité capable de compenser la débâcle issue de la rationalité libérale, puisque son rapport à l’humain n’est pas économique, mais juridique, c’est-à-dire appuyé sur un principe d’obéissance. En clair, contrairement au libéralisme permissif qui mène la société au chaos des comportements contraires, l’Eglise assume « la conduite normative de la vie sociale ».

Deux éléments semblent essentiels à retenir. D’abord, l’Eglise catholique apparait en tant que modèle normatif. Il y a chez les postlibéraux un fantasme latent pour la modalité du fidèle, dont on souhaite reproduire le caractère docile. Ce qui force l’admiration dans le dogme catholique, c’est ce qu’il façonne comme loyauté : les hommes se taisent ensemble, admirent les mêmes entités et adoptent des gestes semblables. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’Elisabeth Geoffroy, plume du catholicisme conservateur français, se sente en affinité avec Vance parce que tous deux mettent « genou à terre devant le même Dieu et Seigneur ».

Chez les postlibéraux, la politique est réduite à un rôle essentiellement technique. La finalité du politique étant le bien commun, celle-ci s’évalue à l’aune d’un critère d’efficacité

Ensuite, point crucial, on peut constater que, chez les postlibéraux, la politique est réduite à un rôle essentiellement technique. La finalité du politique étant le bien commun, celle-ci s’évalue à l’aune d’un critère d’efficacité : le mode de gouvernement doit s’imposer selon ses effets. « Le bien commun est agnostique en ce qui concerne ses formes institutionnelles », dit Vermeule, ce qui signifie que tout système politique peut être envisagé pourvu que l’objectif soit atteint. C’est une fois la politique réduite au rang de moyen qu’on peut estimer que l’outil adéquat à la mise en place du bien commun est une structure non-démocratique, nommément l’Eglise catholique.

Malaise dans l’Eglise catholique

Le postlibéralisme constitue-t-il l’unique débouché politique du catholicisme ? Il est clair qu’on esquive difficilement un constat de base : l’Eglise catholique, en tant qu’institution gérée de façon verticale et patriarcale, constitue de façon continue un modèle d’exception pour toutes les pensées admiratives des hiérarchies et des grands partages métaphysiques, notamment en matière de distinction homme-femme. De la sorte, tant que l’Eglise n’aura pas été réformée en profondeur dans une direction démocratique et féministe, elle demeurera complice, en fait et en influence, de la réaction, ce dont a récemment témoigné l’excellent documentaire de Marie Mandy, Femmes prêtres, vocations interdites.

Ceci dit, la théologie politique du postlibéralisme pose problème à l’Eglise catholique elle-même. Après tout, l’Eglise est universelle : son ambition est l’évangélisation de toutes et tous, et si des migrants remplissent les paroisses, elle se tiendra du côté de ses fidèles, non de la préférence nationale. Cette dernière tension atteint jusqu’à la pensée de Vermeule. Benoit Gautier, chercheur en sciences sociales et observateur aiguisé du phénomène, explique : « Vermeule évoque l’hypothèse, loufoque mais révélatrice, de l’Empire de Guadalupe, du nom de Notre-Dame de Guadalupe1, pour dire que l’Amérique (du Nord, Centrale, du Sud) pourrait devenir un empire multiracial catholique ». De ce narratif devrait découler une politique ouverte à l’immigration au nom d’un citoyen catholique situé au-delà de toute distinction ethnique. « Bien entendu, poursuit Gautier, dans la traduction politique réelle, Vance tient des propos et implémente des mesures extrêmement dures à l’égard des migrants, même catholiques. » Le paradoxe est cependant palpable : toute politique nationaliste qui revendique le catholicisme bute, en idée et en pratique, sur l’universalisme catholique, et les porte-paroles du clergé rappellent d’ailleurs régulièrement aux dirigeants qui tiennent des propos racistes ou apparentés qu’ils insultent leurs gens.

Malgré un tropisme conservateur historiquement collé au catholicisme, il n’est pas impossible d’envisager des ressources émancipatrices à partir du christianisme, et s’opposer au postlibéralisme sur son propre terrain.

Théorie politique personnaliste

Cette brèche montre que, malgré un tropisme conservateur historiquement collé au catholicisme, il n’est pas impossible d’envisager des ressources émancipatrices à partir du christianisme, et s’opposer au postlibéralisme sur son propre terrain. Si l’on joue sur les termes, on pourrait estimer que disqualifier la théologie politique postlibérale ne signifie pas cesser d’envisager une théorie politique à partir de l’éthique catholique. L’enjeu est alors de récuser les spéculations sur le mystère caché de la société – la violence – au profit d’une réflexion sur les fécondités politiques d’une éthique chrétienne. Il se trouve que cette entreprise a déjà été menée. Nous fêtons justement cette année les 120 ans de la naissance d’Emmanuel Mounier (1905-1950), philosophe catholique socialiste connu pour avoir donné une cohérence à la doctrine personnaliste.

Pour les postlibéraux – nous l’avons vu –, la médiation entre l’éthique et le politique est technique. L’éthique, en fait elle-même réduite au théologique, pose un modèle de la vie bonne – le bien commun – que le politique se doit de mettre en place. La question de la participation des personnes à une délibération collective sur les formes de vie est exclue au profit du simple enjeu d’efficacité. Pour le personnalisme, en revanche, la médiation entre l’éthique et le politique se situe au niveau de la personne, qui maintient dans l’espace public une exigence morale – un souci d’écoute ou une fidélité à la parole donnée – tout en priorisant l’action, car c’est à travers elle que se révèle la subjectivité personnelle2. Il y a certes des intuitions personnalistes sur ce qu’est une société équilibrée, mais la bonne chose à faire s’exerce sur base du moment opportun, lui-même politique en tant qu’il implique autrui. « L’évènement sera notre maître intérieur » est sans conteste la devise de Mounier. Ceci est d’ailleurs très proche de l’éthique évangélique du bon samaritain, qui réagit non pas à une norme, mais à la présence du prochain.

Le personnalisme chrétien accepte la clairvoyance du Discours sur la montagne (Matthieu 5-7), ou l’enseignement moral de Jésus, sans introduire dans la discussion des considérations fumeuses sur l’histoire du salut ou les forces démoniaques qui corrompraient la communauté. Plus spécifiquement, il constitue une alternative directe à la fascination qu’exerce Schmitt sur les postlibéraux. Jacques Maritain (1882-1973), qu’on peut sans difficulté rattacher au personnalisme, a explicitement rejeté le concept de « souveraineté », central dans la pensée de Schmitt, au titre qu’il ne respecte pas le principe de pluralité. Le souverain, c’est toujours celui qui ordonne seul. Il n’y a de souverain que dans une économie de la soumission du tout à l’un tandis que la politique procède de l’autonomie collective. Les catholiques pourraient prolonger – certainement de façon critique – l’école personnaliste s’ils veulent s’engager politiquement plutôt que de cultiver le rêve d’une société ordonnée de façon liturgique.


  1. Nom donné à la vierge apparue en 1531, au Mexique, à Juan Diego Cuauhtlatoatzin (1474-1548). ↩︎
  2. Mounier, E., Le Personnalisme, Paris, PUF, 2016. ↩︎