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Ce n’est pas seulement une crise écologique…

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23329921589_28fc57ba25_b © Arnaud BOUISSOU
Nous traversons une crise écologique majeure… Mais s’en convaincre et vouloir en sortir n’est que le premier pas. Restera à franchir le deuxième : reconnaître qu’aucune issue à cette crise n’est envisageable sans rupture avec le capitalisme.

 

[Cet article a paru dans le dossier « Climat : la gauche au pied du mur » du n°91 de Politique, septembre 2015.]

Les premières mises en garde scientifiques sur le danger du réchauffement global remontent à plus de cinquante ans. Elles ont fini par être prises suffisamment au sérieux pour que les Nations Unies et l’Organisation météorologique mondiale créent le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).

Des premiers avertissements à l’urgence absolue

Depuis sa création en 1988, cet organe d’un type particulier (ses évaluations sont rédigées par des scientifiques, mais les « résumés pour les décideurs » sont négociés avec les représentants des États) a remis cinq volumineux rapports. Tous ont validé les hypothèses de départ : la température moyenne de surface de la Terre augmente, cette augmentation est due en quasi totalité aux émissions anthropiques de gaz à effet de serre et le plus important de ces gaz est le gaz carbonique provenant de la combustion des combustibles fossiles[1.Les rapports sont disponibles sur le site de l’IPCC.].

Le Giec le répète depuis plus de vingt-cinq ans : en l’absence de réduction forte de ces émissions, le réchauffement provoquera une hausse du niveau des océans, une multiplication des évènements météorologiques extrêmes, une baisse de la productivité agricole, une diminution des réserves d’eau potable, un déclin accentué de la biodiversité ainsi que des implications sanitaires. Ce n’est pas le seul problème environnemental, mais c’est sans aucun doute un problème central.

Les cinq rapports ne se distinguent que par la précision et le niveau de probabilité accrus des projections. De plus, avec le temps écoulé depuis la création du Giec, on peut maintenant comparer les projections aux observations et la conclusion est inquiétante : la réalité est pire que ce que les modèles annonçaient.

La question énergétique est au centre du défi. Naomi Klein le note dans son dernier ouvrage[2. Naomi Klein, Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique, Actes Sud, Arles/Montréal, 2015.], si les décideurs avaient pris rapidement le taureau par les cornes, ils auraient (peut-être) pu piloter une transition relativement douce vers un système basé exclusivement sur les sources renouvelables et l’efficience. Mais ils ne l’ont pas fait, de sorte que nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation d’urgence absolue, où la menace ne peut être écartée que par des mesures très radicales

Convention-cadre et Protocole de Kyoto

Le Sommet de la Terre à Rio en 1992 avait adopté en grande pompe une convention (Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques – CCNUCC) par laquelle les parties se fixaient l’objectif d’éviter une «perturbation dangereuse » du système climatique… en tenant dûment compte du fait que tous les pays n’ont pas la même responsabilité historique dans le réchauffement, ni les mêmes capacités d’y faire face.

En vertu de ce principe de « responsabilité commune mais différenciée », les pays développés, lors de la troisième Conférence des parties de la CCNUCC (COP3) conclurent le Protocole de Kyoto par lequel ils s’engageaient à réduire leurs émissions de 5% entre 2008 et 2012, par rapport à 1990.

Les États-Unis décidèrent de ne pas ratifier le Protocole, dont l’objectif était pourtant d’autant plus dérisoire qu’il pouvait être atteint par des tours de passe-passe tels que le marché des droits d’émission échangeables (offerts gratuitement et en excès aux entreprises) et la possibilité pour les pays du Nord de remplacer des réductions domestiques par l’achat de crédits d’émission générés par des investissements soi-disant «propres » (en majorité, ils ne le sont pas du tout), ou par des mesures de gestion forestière (au détriment des peuples indigènes) dans les pays du Sud.

La duperie du Protocole de Kyoto joua un rôle déterminant dans l’échec en 2009 de la COP de Copenhague, qui aurait dû adopter un accord climatique mondial. Les pays du Sud dénoncèrent le manque d’engagement concret de ceux du Nord. Globalement justifiée, cette dénonciation n’était cependant pas exempte d’arrière-pensées dans le chef des grands pays dits « émergents » et des producteurs de pétrole, soucieux que les ressources fossiles «boostent » leurs économies le plus longtemps possible.

Au terme d’une assemblée générale houleuse, marquée notamment par des interventions musclées d’Hugo Chavez et d’Evo Morales, le sommet adopta une déclaration préparée dans les coulisses sous la houlette des États-Unis et de la Chine, qui sont les deux plus grands émetteurs de gaz à effet de serre (mais dont la responsabilité historique dans le réchauffement reste très différente).

Copenhague et l’auberge espagnole

Copenhague fut un échec, mais le sommet prit une décision méthodologique importante puisque les parties décidèrent de ne plus chercher un accord basé sur la détermination du budget carbone encore disponible globalement et sur son partage en fonction des responsabilités historiques.

Établir un budget carbone global (c’est-à-dire s’accorder sur la quantité X de carbone qui peut encore être envoyée dans l’atmosphère pour respecter un réchauffement maximum de Y degrés) est la seule manière de procéder qui soit à la fois rigoureuse scientifiquement et potentiellement juste du point de vue de la responsabilité différenciée. Cependant, elle présente l’« inconvénient » de rendre la contrainte écologique très claire et absolument incontournable.

Tous les gouvernements souhaitant se ménager des marges de manœuvre, la COP décida que chaque pays communiquerait son plan climat (« intentions de contributions nationalement déterminées » – INDC) au secrétariat de la CCNUCC, et que les négociations se feraient sur cette base, c’est-à-dire selon le modèle de l’auberge espagnole.

Par ailleurs, Copenhague prit la décision de principe de créer un Fonds vert pour le climat, par lequel les pays développés contribueraient à l’adaptation au et à la mitigation du changement climatique dans les pays en développement. Il devrait mettre à leur disposition cent milliards de dollars par an à partir de 2020, mais ne contient pas encore le dixième de cette somme et sa gestion est confiée principalement à la Banque Mondiale, qui songe davantage à des prêts qu’à des dons…

Les 2°C, c’est pour la «com»

Près de vingt ans après le Sommet de Rio, la COP de Cancun (2010) mit enfin un chiffre sur l’objectif central de la CCNUCC : il fut décidé que la limite «dangereuse » à ne pas dépasser serait 2°C d’augmentation de la température par rapport à la période préindustrielle (1,5° si nécessaire). Une décision positive à première vue, mais avec un double bémol.

Le premier bémol est politicoscientifique : le choix de 2°C comme seuil de dangerosité est très contestable. Anders Levermann, un des lead authors du chapitre « sea level rise » du quatrième rapport du Giec, estime par exemple que tout degré de hausse de la température (nous avons déjà gagné 0,8°C) entraînera, à l’équilibre, une élévation de 2,3 mètres du niveau des océans. Les données globales sur la répartition de la population en fonction de l’altitude font défaut, mais on estime qu’un mètre de hausse impliquera le déplacement de plusieurs centaines de millions de personnes…

Le second bémol est méthodologique : rien n’est en effet prévu pour que les INDC soient corrigées afin de concourir effectivement au respect de la limite. En fait, le système de l’auberge espagnole permet aux protagonistes de bomber le torse devant les médias en disant « la situation est sous contrôle, nous agissons pour ne pas dépasser 2°C de réchauffement »… tout en ne faisant pas ce qu’il faut pour y parvenir.

Et en effet, ils ne font pas ce qu’il faut, c’est le moins qu’on puisse dire ! Les émissions mondiales augmentaient de 1% annuellement dans les années 80, elles continuent d’augmenter deux fois plus vite aujourd’hui. À ce rythme, si rien ne change, le réchauffement sera de 6°C d’ici la fin du siècle, voire 11°C au-delà.

Les gouvernements concluront-ils un traité lors de la COP 21, à Paris en décembre ? C’est probable, mais pas certain. Ce qui est certain, par contre, c’est que l’auberge espagnole donne pleine satisfaction aux multinationales qui ne voient dans le défi climatique que l’opportunité de «nouveaux marchés ». Ce qui est certain également, c’est que ce traité éventuel ne sera que de la poudre aux yeux.

Le ton est donné par l’accord conclu fin 2014 par les deux principaux pollueurs, la Chine et les États-Unis. Dans le meilleur des cas, si l’Union européenne respecte son engagement (insuffisant, et miné par les tours de passe-passe évoqués plus haut) de réduire ses émissions de 40% d’ici 2030, si les autres pays développés s’alignent sur l’INDC des États-Unis (un objectif pour 2025 à peine supérieur à ce que les USA auraient dû atteindre en 2012 dans le cadre de Kyoto) et si les pays en développement s’alignent sur celui de la Chine (pas de réduction absolue des émissions avant 2030), le résultat le plus probable sera une hausse de température de 3,6°C d’ici 2100. Presque autant en moins d’un siècle que depuis la fin de la dernière glaciation, il y a vingt mille ans. Une catastrophe indicible, inimaginable.

Le capitalisme est nul sans bulles

La cause de cette situation effrayante ne réside pas dans l’impossibilité technique de sortir des combustibles fossiles, mais dans la nature même du système économique capitaliste. «Un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes », disait Schumpeter. Or, sauver le climat implique des réductions d’émissions tellement drastiques qu’elles ne sont pas réalisables sans une diminution importante de la consommation énergétique. Et une telle diminution à son tour n’est pas possible sans diminuer sensiblement la transformation de matière, autrement dit la production.

Les progrès de l’efficacité énergétique ne permettent pas d’échapper à cette contrainte physique. En effet, outre qu’ils ne sont pas sans limites, ces progrès sont plus que compensés par les « effets rebonds » (l’énergie économisée est utilisée à produire autre chose, ou la même chose en plus grandes quantités). Il ne peut en être autrement tant que la logique productiviste, la liberté d’entreprendre et la concurrence pour le marché resteront la règle. Les scénarios qui prétendent concilier la croissance et la transition vers un système zéro carbone sont biaisés par la non-prise en compte de ces réalités.

Dans une analyse du texte qui sert de base aux négociations pour Paris, Pablo Solon a attiré l’attention sur un point crucial : alors qu’ils sont décisifs pour avoir une chance de rester sous la barre des 2°C, les engagements de réduction à l’échéance de 2030 sont inexistants. À juste titre, l’ex-ambassadeur de Bolivie à l’ONU impute ce fait à la méthode de l’auberge espagnole. Mais la question sous-jacente se pose : pourquoi cette volonté farouche d’encore retarder les mesures à prendre?

La réponse tient principalement en trois éléments, qui ont tout à voir avec les fonds importants dont bénéficient les campagnes des climato-négationnistes : les réserves fossiles capitalisées, l’amortissement du système énergétique (basé sur les fossiles à 80%) et l’implication à ces deux niveaux du capital financier qui dirige le monde. En effet, pour sauver le climat :

  1. Les compagnies pétrolières, gazières et charbonnières devraient renoncer à exploiter les quatre cinquièmes des réserves fossiles dont elles sont propriétaires, qui font partie de leurs actifs et qui déterminent leur cotation en Bourse[3.World Economic and Social Survey 2011, The Great Green Technological Transformation.].
  2. La majeure partie du système énergétique mondial – à peu près un cinquième du PIB global – devrait être mise à la casse avant amortissement.
  3. Dans les deux cas, cette destruction de capital entraînerait une énorme crise financière, l’éclatement d’une énorme bulle.

Crise systémique et projet de société

C’est dire que les expressions de «crise écologique» ou de «changement climatique anthropique» sont insuffisantes pour relever le défi. C’est globalement, en termes de crise systémique, d’impasse historique du capitalisme, qu’il convient d’appréhender la situation. Et c’est dans ce cadre que des stratégies doivent être inventées. La gauche est donc mise au défi d’avancer un projet de société non productiviste et de développer des pratiques, des revendications, des formes d’organisation permettant de le mettre en œuvre.

Une très grande mobilisation est en cours qui doit connaître un premier point culminant à Paris, lors de la COP21, et se poursuivre au-delà. Les organisateurs veulent y faire converger tous les mouvements des exploité-e-s et des opprimé-e-s. Les organisations paysannes et les peuples indigènes sont en première ligne d’un combat articulé sur des pratiques de conquête du commun où les femmes jouent un rôle majeur. De larges couches de la jeunesse sont d’ores et déjà investies dans les luttes, à NotreDame-des-Landes[4.Commune française proche de la ville de Nantes où le projet d’y construire l’«Aéroport du Grand Ouest » a été bloqué par d’importantes mobilisations. (NDLR)].  et ailleurs. Mais le mouvement ouvrier est à la traîne.

Il ne s’agit pas seulement de participer à des manifestations mais d’amener les masses de travailleurs et de travailleuses à considérer cette lutte comme la leur, donc à y contribuer quotidiennement par leur action propre. C’est un défi décisif mais difficile. Il ne peut être relevé que par un double mouvement de démocratisation des syndicats et de radicalisation anticapitaliste de leur programme ainsi que de leurs pratiques. Sans cela, la « transition juste » réclamée par la Confédération internationale des syndicats risque de n’être qu’un accompagnement de la stratégie capitaliste et de ses conséquences.

La convergence des mouvements souligne la nécessité d’un projet de société non capitaliste adapté aux exigences de notre temps. Un projet écosocialiste, qui vise la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés dans le respect prudent des contraintes écologiques. Bien qu’encore imprécis, ce projet autogestionnaire, décentralisé, féministe et internationaliste, qui renonce au fantasme de la «domination sur la nature », vit déjà dans les luttes pour l’émancipation.

(Image de la vignette et dans l’article dans le domaine public ; Laurent Fabius lors d’une séance plénière de la COP21 en 2015, prise par Arnaud Bouissou.)