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Ce pays qui confond sa gauche et sa droite

Cette campagne électorale qui annonce, peut-être, une nouvelle étape dans la dislocation du pays, aura confirmé ce trait fondamental de la vie politique belge: l’impossibilité de distinguer clairement la gauche de la droite. Contrairement à une idée reçue, c’est peut-être ce qui le perdra.

Exercice périlleux: commenter une campagne électorale avant d’en connaître les résultats. Et pourtant, on ne prend pas grand risque: soit les sondages ont raison, « Paars II » Paars: violet en néerlandais. En Flandre, le gouvernement arc-en-ciel était baptisé «paars» ou «paars-groen» selon qu’on considérait ou non son appendice écologiste. Le recours à cette expression a l’avantage de mettre en évidence la continuité fondamentale qui relie entre eux les deux gouvernements Verhofstadt s’effondre en Flandre et nous voilà parti pour un long round d’affrontements communautaires, soit le VLD se refait une santé in extremis et c’est la reconduction à tous les étages. Dans les deux cas, au nom de la spécificité de la Belgique bicommunautaire, on aura échappé à un scrutin polarisé entre gauche et droite, comme c’est pourtant la règle dans la plupart des États européens. Nos lecteurs savent que cette revue a toujours plaidé pour l’émergence d’une gauche plurielle, laquelle est souhaitable et possible, selon des modalités diverses et des perspectives différentes, dans les trois Régions du pays. Après avoir longtemps fustigé les compromissions du PS avec le social-libéralisme et le «ni gauche ni droite» des écologistes, nous avons salué en septembre 2002 la signature des «convergences à gauche» par le PS et Écolo. Sans illusion excessive. En octobre 2002, nous relevions ici-même .Hugues Le Paige, .“Les convergences historiques”, Politique n°26, octobre 2002.. que «rien ne permet de dire que cette alliance résistera aux difficultés qui ne manqueront pas de se présenter. On ne passe pas sans encombre de la concurrence parfois exacerbée à une collaboration immédiatement harmonieuse. (…) Sans compter des responsables socialistes qui, campant sur leurs positions hégémoniques traditionnelles, acceptent du bout des lèvres les résultats de la rénovation entreprise par Elio Di Rupo et son équipe. Sans oublier ceux des dirigeants écolos qui auraient préféré maintenir une stratégie “triangulaire” pour jouer les forces d’appoint surdimensionnées dans des coalitions à géométrie variable». En effet. L’encre des «convergences» était à peine sèche que la direction historique des Verts les dénonçait comme un piège, laissant le beau rôle au président du PS qui se retrouvait convergent à lui tout seul. Puis l’échec électoral des écologistes a rendu caduc le pacte implicite d’aller au pouvoir ensemble ou pas du tout, d’autant plus que ceux-ci devaient d’abord surmonter leur déconvenue en recollant à leur identité propre avant de conclure d ‘éventuelles nouvelles fiançailles. Seul élément neuf sur le plan du positionnement politique: en rajeunissant ses cadres, le CDH a stoppé l’hémorragie sur sa gauche, tandis qu ‘il se délestait d’une partie de sa droite au profit (direct ou différé) du MR, confirmé dans son rôle de camion-balai des droites orphelines. De plus en plus nettement, le centrisme du CDH penche plus à gauche qu ‘à droite, malgré ses prudences stratégiques congénitales. Quels sont alors les scénarios dont on parle? En Wallonie, sauf score inespéré des Verts, socialistes et libéraux se préparent sereinement à continuer sans eux. Alors que, sur le papier, une confortable majorité alternative PS-Écolo-CDH existe, personne ne l’a même évoquée. En Flandre, de façon quasi symétrique, personne n’avance l’objectif d’une majorité «de droite» associant VLD et CD&V. Sauf si, hypothèse catastrophique, le score du Vlaams Blok imposait une coalition de tous les autres, il semble acquis que les socialistes flamands resteront au pouvoir associés avec l’un ou avec l’autre des partis de la droite démocratique. Lequel? Les enchères sont ouvertes. Ce n’est qu’à Bruxelles que les deux partis francophones minoritaires, Écolo et le CDH, se prononcent sans tourner autour du pot (une grande première en Belgique!) pour une majorité alternative avec les socialistes, tandis que ceux-ci, courtisés de tous les côtés, gardent prudemment deux fers au feu. Il n’y a donc que là qu’un gouvernement clairement positionné à gauche peut émerger des élections régionales. Partout ailleurs (y compris au niveau fédéral), on cultive sa préférence pour des coalitions droite-gauche bien incapables d’appliquer un quelconque programme cohérent, par la faute de partenaires concurrents qui mettent un point d’honneur à se neutraliser l’un l’autre. L’objectif affiché de telles coalitions se réduit alors à des platitudes comme «moderniser le pays» ou «mobiliser toutes les forces vives». Mais à vouloir mobiliser tout le monde sans mécontenter personne, c’est l’immobilisme qui guette. Et on fini par donner l’impression que seul importe d’être au pouvoir, simplement pour occuper le terrain. Il paraît que le spectre de la bipolarisation nous menace Laurent de Briey, “Une bipolarisation rendrait la Belgique ingouvernable”, in Le Soir, 22/23 mai 2004… Car «inlassablement, des personnalités politiques francophones plaident pour une bipolarisation du champ politique» Ibidem… C’est curieux, ça nous avait échappé. Pour dénoncer ce danger, on avance des arguments généraux et d’autres spécifiques à la Belgique. Mettons donc les choses au point. 1. La plupart des pays européens connaissent des situations de bipolarisation, avec une gauche et une droite bien identifi ées. Dans aucun de ces pays, la bipolarisation ne se réduit au bipartisme Même au Royaume-Uni, où le parti libéral-démocrate a réussi à forcer le barrage du scrutin majoritaire à un tour qui semblait garantir pour l’éternité un monople conjoint des conservateurs et des travaillistes sur la représentation politique. L’offre politique n’y est pas moins diversifiée qu’en Belgique (pensons par exemple à la France ou à l’Italie), mais celle-ci est plus claire dans la mesure où cette offre s’organise principalement en coalitions clairement alternatives. 2. Qualifier la droite n’a rien de stigmatisant. Ainsi, en France, un Juppé ou un Sarkozy s’assument de droite sans aucun état d’âme. Il n ‘y a effectivement aucune raison d’en être honteux. Plus: l ‘existence d ‘une droite démocratique est un élément structurant nécessaire du champ politique et on sait bien que, dans des circonstances précises, droite et gauche peuvent être amenées à gouverner ensemble. Mais la Belgique reste le seul pays européen où des dirigeants de premier plan veulent nous faire croire que la gauche et la droite, c’est dépassé, contribuant ainsi à la confusion générale dont profitent les pêcheurs en eau trouble. 3. La bipolarisation du champ politique n’implique nullement l’existence d’un mode de scrutin majoritaire à l’anglaise. Le débat n’est pas tranché entre les partisans du scrutin proportionnel, qui donne la meilleure photographie de l’opinion et permet l’émergence de nouvelles formations, et ceux du scrutin majoritaire qui seul permet de dégager des majorités claires autour de projets concurrents à mettre en œuvre. Peut-être la Belgique devrait-elle doter son système proportionnel d’une prime majoritaire pour favoriser la clarté des choix qu’implique la bipolarisation. En tout cas, ce serait sûrement une mesure plus démocratique que celle d’imposer un seuil de 5~% aux petites formations avant d ‘avoir leur premier élu. 4. Assurément, une bipolarisation claire est plus de nature à faire reculer l’extrême droite que des gouvernements nègres-blancs qui embrassent la totalité du champ politique et se privent ainsi de tout recours démocratique crédible. L’exemple de la Ville d’Anvers, qui pourrait devenir le scénario-catastrophe de toute la Flandre, devrait faire réfléchir. Enfin, reste l’argument de la spécificité belge. La Belgique pourrait-elle encore être gouvernable si elle devait demain rassembler une Flandre polarisée à droite et une Wallonie polarisée à gauche? Mais est-elle encore tellement gouvernable aujourd’hui dès lors que, sur le terrain institutionnel, chaque formation est soumise à surenchère et se voit contrainte de raisonner selon la sinistre logique du Blok: «Mon peuple d’abord»? N ‘est-il pas temps de penser clairement la Belgique comme l’assemblage de deux peuples (avec la Région bruxelloise en prime) qui ne penchent pas du même côté du balancier politique et qui ont bien le droit d’exprimer démocratiquement leur différence, à commencer par l’échelon régional? Dans un deuxième temps, si l’intérêt des peuples l’exige, des majorités de gauche et de droite sont parfaitement capables d’établir entre elles des compromis lisibles, notamment dans le cadre fédéral belge. Si on croit que c’est impossible, il est inutile de s’obstiner à construire l’Europe où cette situation est, depuis toujours et pour longtemps encore, une donnée structurelle.