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Charleroi : la stratégie Magnette

« Il se passe toujours quelque chose à Charleroi ». Jamais le slogan né entre les murs du Musée de la Photo ne se sera autant vérifié que ces derniers mois. Un bourgmestre convalescent qui démissionne (Viseur), un « faisant fonction » désavoué par son parti (Ficheroulle), un nouveau mayeur suspecté de « collusion » avec l’ancienne génération socialiste (Massin) et un candidat secrétaire communal qui avance des exigences hors norme pour accepter la mission (Jusniaux). Et tout cela alors que la tête de liste socialiste (Magnette) pour le scrutin communal laisse planer le doute quant à sa volonté d’assumer pleinement le mayorat en cas de victoire à l’automne. Ces différentes pièces donnent à la situation carolo des allures d’imbroglio. Pourtant, le puzzle est aisé à reconstituer pour qui sait les assembler. Elle démontre une chose : les grandes manœuvres ont débuté en bords de Sambre, à l’approche des élections communales. Et comme dans les enquêtes policières, c’est avec le dernier élément que tout s’assemble et se révèle à l’œil avisé. De quoi s’agit-il ? De la désignation d’Olivier Jusniaux comme secrétaire communal et des conditions fixées par celui-ci à l’exercice de sa fonction. Cet universitaire brillant passé par l’Institut Emile Vandervelde exerce depuis 2008 les fonctions de secrétaire général du CPAS de Charleroi. À la satisfaction générale. Il n’est pas arrivé là par hasard : c’est un proche de Paul Magnette. Et son actuel transfert du CPAS vers l’hôtel de ville relève d’une stratégie bien établie : le chef de file socialiste veut disposer dans la place d’un fidèle parmi les fidèles. C’est pourquoi on ne lui refusera rien, ou presque (le retour des fonctionnaires suspendus fait encore débat), à commencer par un cabinet de 14 ou 15 personnes à faire pâlir d’envie le bourgmestre lui-même.

Magnette, comme Van Cau jadis

Si Paul Magnette déplace Olivier Jusniaux au sommet de l’administration communale carolo, c’est parce que lui n’y restera pas. En octobre, le PS remportera les élections. Il est tombé tellement bas voici six ans qu’il ne peut que remonter en 2012. Sa tête de liste sera donc en position d’accéder au mayorat. Mais il se désistera, préférant rester ministre fédéral, et désignera un bourgmestre faisant fonction (très certainement Eric Massin). D’autres éléments confortent cette thèse. Primo, Paul Magnette est un des meilleurs ambassadeurs du PS sur les plateaux télévisés de Flandre. Ensuite, si l’actuel ministre des Entreprises publiques devait renoncer à son maroquin, qui, au sein du PS carolo, pourrait prétendre au statut de ministrable au Fédéral ? À vrai dire, personne ne semble en avoir l’étoffe. Bref, Magnette ne peut pour l’heure quitter Bruxelles pour Charleroi.

« Pourquoi la vigilance citoyenne et la critique journalistique trouve-t-elle à s’exercer avec plus de virulence dans la métropole sambrienne ? Parce que cette ville a subi un traumatisme dont elle ne s’est pas encore remise. »

Magnette ne sera donc pas bourgmestre à temps plein de sa Ville en 2013 et Olivier Jusniaux, de par les prérogatives et moyens dont il disposera, aura l’importance d’un second maïeur faisant fonction, mieux entouré que n’importe quel échevin. Quel politique ayant un peu d’envergure accepterait cela ? Peu. Il y a fort à parier, dès lors, que Paul Magnette désignera, au sein du prochain collège communal, des élus ayant réalisé un bon score électoral et présentant un haut degré de fiabilité. Fiables avant même d’être compétents, car fidèles et obéissants au chef de file. En son temps, Jean-Claude Van Cauwenberghe n’avait pas agi autrement. Avec, au bout de trois législatures, l’instauration d’un « système » où le talent s’atténuait à chaque échelon politique, une république des redevables, une médiocratie locale. Pour éviter pareil piège, Magnette a besoin d’un régisseur de talent en la personne d’Olivier Jusniaux, chargé d’appliquer la ligne politique, de mettre en œuvre le projet élaboré par le « patron ».

Le remède choisi, identique au poison

Politiquement, personne ne peut donner tort à Paul Magnette. Son profil, ses centres d’intérêts, ses aspirations le portent sans doute vers une carrière nationale puis internationale. Et, comme il l’a lui-même constaté, ceux qui l’invitent à ceindre à temps plein l’écharpe mayorale, ne lui veulent pas que du bien. De plus, sans être « l’homme providentiel », il est sans doute le mieux à même de porter un projet susceptible de redresser Charleroi. Ministre, il continuera à peser en dehors et au sein de son propre parti, à l’instar de ce que réalise un Di Rupo pour Mons et de ce qu’orchestrera demain un Demotte pour Tournai. De plus, il restera le primus inter pares à Charleroi, empêchant de facto l’avènement d’un rival au sein de sa propre famille politique. Et bourgmestre empêché, il « tiendra » en respect le remplaçant qu’il aura désigné, le plaçant sous la menace d’un retour impromptu ou d’un changement de second. Avec, qui plus est, un fidèle de talent à la plus haute fonction administrative de la Ville. Le politologue qu’il fut ne critiquerait certainement pas la tactique du politique qu’il est désormais. Sur le plan de l’éthique politique, citoyenne, légistique par contre, il en va différemment. En décrochant la tête de liste du PS carolo, Paul Magnette a posé un acte politique fort aux allures d’engagement. Celui de porter et de tout mettre en œuvre pour concrétiser le projet politique de sa majorité, au travers du mayorat. C’est le contrat tacite qu’assume celui qui accepte la première place de la liste. Le législateur wallon ne s’y est d’ailleurs pas trompé lorsque, l’an dernier, il a réformé le Code de la démocratie locale. Une sanction avait été prévue pour tout élu qui, dans les conditions de devenir bourgmestre, renonçait au mayorat : l’interdiction de devenir échevin et de siéger au collège. Lors de la réforme du Code, le gouvernement puis le parlement wallon l’ont maintenue pour les trois premiers candidats d’une liste, estimant que tout qui occupe une de ces places doit envisager la possibilité de devenir bourgmestre, étant donné leur « exposition électorale ». Ils ne peuvent donc s’y dérober sans être sanctionnés. En occupant la tête de liste plutôt que de la laisser à un camarade qui, un jour, pourrait trop s’émanciper, puis en se découvrant empêché par une fonction ministérielle qu’il exerce déjà et à laquelle il ne compte pas renoncer, Paul Magnette détourne l’esprit du Code de la démocratie locale aux seules fins d’asseoir son autorité au sein du PS carolo et d’être ainsi le grand architecte de la reconstruction de Charleroi. Et pour parvenir à ses fins, le socialiste pratique cette médecine particulière qui se nomme pharmakon : le remède est identique au poison, mais en des doses nettement moindres.

Le politique, débiteur de cette ville

Et alors, puisqu’on lui prête le talent pour y parvenir ? En sus, ce genre de jeux politiques n’est pas propre à Charleroi. Elio Di Rupo n’agit pas autrement à Mons et personne ne s’émeut que le premier citoyen de la cité du Doudou, devenu Premier ministre, continue, par personnes interposées, à diriger « sa » ville. C’est vrai. Mais l’existence de cas analogues et antérieurs ne justifie pas le procédé. Qui, à Charleroi, continue de surprendre et de choquer. Pourquoi ? Pourquoi la vigilance citoyenne et la critique journalistique trouve-t-elle à s’exercer avec plus de virulence dans la métropole sambrienne ? Parce que cette ville a subi un traumatisme dont elle ne s’est pas encore remise. Les « affaires » qui ont achevé de mettre Charleroi à terre constituent l’aboutissement d’un processus déviant poussé à l’extrême : la particratie. Celle-là même qui consiste à confondre structures publiques et partisanes, à faire primer les intérêts stratégiques du parti sur celui de la collectivité, à viser la prochaine échéance électorale plutôt que des perspectives à plus long terme, à promouvoir le plus serviable plutôt que le plus apte… À Charleroi, ces travers, expression d’un même mal, ont pu croître jusqu’au pourrissement. Et l’action spectaculaire de la Justice n’en fut que la mise au grand jour. Dès lors, parce que cette ville fut le laboratoire de la pire des expériences, chaque dosage y est désormais observé avec méfiance. Le politique est débiteur de cette cité, de sa population. Rien ne lui sera passé tant que la dette ne sera pas apurée.